Petit, Bakounine était-il de droite?
Les lecteurs de ce blog ne peuvent plus l’ignorer, Bakounine n’a pas toujours été anarchiste: démocrate révolutionnaire dans les années 1840, puis partisan de l’émancipation des Slaves d’Europe centrale, il ne s’est converti au socialisme libertaire et à l’anarchisme qu’à partir de 1864 – voire plus tard si l’on considère qu’il ne se déclare lui-même anarchiste qu’à partir de 1867.
Mais tout cela laisse dans l’ombre le fait que Bakounine n’a pas nécessairement toujours été révolutionnaire, en particulier lors de sa jeunesse en Russie. On dispose à ce sujet d’un texte de 1838, publié en guise d’avant-propos à une traduction de textes de Hegel, et dans lequel Bakounine semble exprimer des positions conservatrices. C’est du moins ainsi qu’il me semblait que tous les commentateurs interprétaient ce texte, jusqu’à ce que je découvre ce qu’en disait l’excellent livre de Paul McLaughlin, Bakunin – The Philosophical Basis of His Anarchism, New York, Algora, 2002, p. 68-69, lequel s’appuie lui-même sur un article de Martine Del Giudice, “Bakunin’s Preface to Hegel’s Gymnasium Lectures: The Problem of Alienation and the Reconciliation with Reality”, article paru dans la revue Canadian-American Slavic Studies, n° XVI (1982).
Le texte de Bakounine en question est un avant-propos du traducteur à des textes que Hegel avaient prononcés à différentes occasions académiques et que l’on connaît sous le titre Discours au lycée (on les trouve en traduction française dans les Textes pédagogiques traduits par Bernard Bourgeois chez Vrin). Ce qui n’a pas manqué d’étonner les lecteurs de ce texte (moi le premier), c’est que Bakounine y interprète d’une manière, semble-t-il, assez brutale la fameuse déclaration hégélienne (tirée de la préface des Principes de la philosophie du droit) selon laquelle ce qui est effectivement réel est rationnel, et ce qui est rationnel est effectivement réel. Il va en effet jusqu’à en déduire que la réalité de la Russie de son temps, pourtant marquée par la réaction la plus sévère, est intégralement rationnelle et qu’on doit à ce titre la célébrer. Les commentateurs ne manquent pas de considérer en général qu’il s’agit là d’une affirmation conservatrice, à laquelle Bakounine est conduit par une interprétation grossière de la formule de Hegel, et ils en déduisent alors que Bakounine était à cette époque un tantinet réactionnaire.
On trouve pourtant dans l’article mentionné, et dont les conclusions sont reprises à son compte par Paul McLaughlin une remise en cause assez stimulante de cette lecture – ce qui ne signifie pas pour autant que je la trouve convaincante. Que dit au juste Bakounine dans ce texte de 1838? Sa principale préoccupation semble être de défendre l’activité philosophique (pour des raisons politiques, on n’enseigne plus la philosophie à l’Université à cette époque en Russie). Ce qui a retenu l’attention des commentateurs, c’est l’appel lancé par Bakounine à une réconciliation avec la réalité russe. Mais une grande partie de l’article est en fait consacrée à montrer la supériorité de la philosophie allemande, en tant qu’elle permet une telle réconciliation, sur la philosophie française, dénoncée comme facteur de dissolution de l’ordre social et comme productrice d’anarchie.
Martine Del Giudice commente essentiellement la première déclaration, et cherche à montrer que l’interpréter dans un sens conservateur, c’est commettre une erreur contre laquelle Hegel avait mis en garde ses lecteurs, et que Bakounine ne commet pas, à savoir que ce qui est wirklich n’est pas nécessairement toute la réalité, dans sa contingence la plus immédiate – de sorte que la phrase de Hegel peut se comprendre comme un appel à rationaliser le réel (à l’élever à l’effectivité), et à rendre réel ce qui est rationnel (le rationnel, pour être intégralement rationnel, devant s’effectuer). Et elle cite, à raison, une lettre de Bakounine, à peu près contemporaine de la rédaction du texte en question (mars 1838) dans laquelle Mikhaïl Alexandrovitch explique à ses sœurs qu’il ne faut pas confondre ce que Hegel appelle Wirklichkeit (la réalité effective, traduit-on désormais en français) avec la réalité banale, contingente, immédiate. Un an plus tard, dans une lettre à Stankevitch, Bakounine reprendra ces déclarations, en dénonçant cette fois l’interprétation que donne Belinski de l’adage hégélien.
Peut-on pour autant en déduire que le Bakounine de cette époque n’est pas conservateur et qu’il cherche davantage à transformer la réalité russe qu’à la sanctifier? Le problème est à mon avis que l’on considère un peu rapidement qu’il y a synonymie entre l’ébauche de projet éducatif décrit par Bakounine dans ce texte et une volonté de transformation libérale, démocratique ou révolutionnaire de la société russe.
Certes, les commentateurs qui concluent immédiatement des déclarations qu’on trouve dans l’avant-propos de 1838 à une approbation immédiate de ce qui est se trompent lourdement. En particulier, si Bakounine considérait que la Russie telle qu’elle est à son époque méritait d’être célébrée, il devrait davantage être rapproché des courants slavophiles. Par ailleurs, ce qui est aussi manqué par ces commentateurs, c’est qu’en 1838, conformément à la nature pédagogique des textes de Hegel qu’il a traduits, Bakounine est bel et bien dans un projet de transformation de la société russe. Mais de quelle transformation s’agit-il? C’est ici qu’il faut à mon avis souligner la sévère attaque contre la philosophie et la révolution françaises que représente l’article de 1838, attaque qu’il faut rapprocher par ailleurs de la prise de parti de Bakounine, à la même époque, en faveur de la droite dans la scission qui frappe l’école hégélienne après la parution de la Vie de Jésus de Strauss.
En résumé, dans son article de 1838, Bakounine apparaît comme un occidentaliste de droite: il ne sanctifie pas la Russie, mais il lui donne un modèle occidental, c’est en ce sens qu’il est occidentaliste; mais ce modèle, c’est celui de l’Allemagne, pays de la philosophie, qui consiste précisément à ne pas se vautrer dans le matérialisme pratique et à reconnaître la haute spiritualité de la réalité. Il s’agit pour lui de s’opposer à la génération précédente, empreinte de culture française et qui tenta d’imposer des réformes libérales en Russie. L’article de Martine Del Giudice et le passage du livre de Paul McLaughlin qui en reprend les conclusions ont donc le mérite de souligner que la lecture que Bakounine fait de Hegel n’est pas aussi naïve qu’on a pu le dire. Mais cela n’a pas nécessairement les implications que l’on croit sur les positions politiques (ou l’absence de position politique) qui sont les siennes à l’époque. Il serait de surcroît étonnant que Bakounine ait réservé à son seul texte publié une critique déguisée de la réalité russe, dont il ne glisse mot par ailleurs dans sa correspondance privée.
Un dernier point: l’article de Martine Martine Del Giudice insiste sur le fait que la réconciliation à laquelle appelle Bakounine est à mettre en balance avec le problème moderne de l’aliénation. Je me demande si cela ne consiste pas à plaquer sur le Bakounine de l’époque des thématiques bien postérieures, et dont il ne se réclamera d’ailleurs jamais en ces termes (on attribue en général à Feuerbach, à Hess puis au Marx des Manuscrits de 1844 la construction de ce concept d’aliénation et son déplacement progressif depuis le terrain religieux jusqu’au champ sociopolitique). Néanmoins, je me demande également si Martine Del Giudice ne pointe pas ici une vraie question, qui est celle de ce qu’on appelle à l’époque en Russie les « hommes de trop »: ce que critique Bakounine dans son article de 1838, c’est le fait que les jeunes intellectuels Russes soient coupés de la réalité de leur pays, c’est donc une forme de séparation, à laquelle la réconciliation avec la réalité, qui passe par la philosophie allemande, doit mettre fin. Mais là encore, cela ne signifie pas nécessairement une transformation démocratique ou révolutionnaire de cette réalité…
Salut à tous
Je n’ai pas lu le livre de Paul McLaughlin, Bakunin – The Philosophical Basis of His Anarchism, mais il fait partie de mon programme de lectures, ni l’article de Martine Del Giudice — dont je n’avais à ma grande honte jamais entendu parler.
Je comprends bien que le titre de l’article : « Bakounine était-il de droite ? » est un peu provocateur, mais au fond il n’a pas de sens. C’est un anarchronisme. C’est situer sur le plan politique une problématique qui n’était pas celle de Bakounine à l’époque.
Conservateur, oui. A cette époque-là il cherche l’absolu et il est dans un registre hégélo-chrétien, souvent d’une mièvrerie dégoulinante dans sa correspondance avec ses sœurs ou les sœurs Beer – dont l’une ne le laissait pas indifférent.
Le problème, c’est que je ne suis pas du tout convaincu que Hegel lui-même était conservateur. Ça mériterait un débat… Sa formule : « ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel » peut très bien être interprêtée de manière à ne pas cautionner une réalité « conservatrice ».
On pourrait très bien dire : ce qui est rationnel (le socialisme libertaire) est réel (ou susceptible de l’être). C’était d’ailleurs précisément la démarche de Kropotkine (qui dégueulait allégrement sur Hegel).
Il semble que sur ce point je sois d’accord avec Martine Del Giudice (que je vais lire) ; mais il semble surtout que je partage les conclusions de JC Angaut.
Un type qui, dans les années 1830, critiquait vigoureusement les philosophes français des Lumières était forcément conservateur. Voltaire, Rousseau, Diderot et d’Alembert, dit-il alors, « s’affublaient du nom ronflant et immérité de philosophes ». Rousseau est sa cible principale.
Je pense précisément que l’évolution de ses positions concernant Rousseau est l’indicateur qui permet de mesurer l’évolution de sa pensée, elle est en quelque sort l’« instrument de mesure ».
Ce qui est intéressant à mon avis, c’est de montrer comment Bakounine évolue progressivement du conservatisme philosophique à la radicalité politique et à la révolution.
♦ Dans un premier temps, il rejette Rousseau dont il critique les « philosophications empiriques ».
♦ Ensuite il adhère à la philosophie des Lumières et porte une grande admiration à Rousseau. Dans sa lettre à Ruge de mai 1843 on voit un Bakounine imprégné de philosophie des Lumières : Rousseau et Voltaire sont appelés à la rescousse dans le combat contre les prêtres et les tyrans.
♦ Enfin, il rejette totalement Rousseau tout en concervant une adhésion critique aux Lumières.
Pour schématiser, on pourrait qualifier ces trois périodes de « Russe », d’« Allemande » et de « Française », ou encore de conservatrice, démocrate et révolutionnaire.
Il me semble difficile de nier que le jeune Bakounine soit conservateur. Je ne vois pas l’intérêt d’essayer de montrer que le révolutionnaire russe est tombé dans la marmite de la révolution.
On peut seulement dire que vu son tempérament, il n’est pas surprenant qu’il ait voulu ne pas s’en tenir à la philosophie spéculative.
Je me permets de me citer :
« La philosophie est le moyen par lequel Bakounine étanche sa soif d’absolu, mais le jeune homme ne peut se contenter d’une voie qui le conduirait vers le quiétisme. La recherche de l’Absolu, c’est bien, mais il n’entend pas attendre que l’Absolu vienne à lui. Il va s’efforcer de le chercher, activement. Et il le cherche dans le monde réel avec un homme vivant : “Plus l’homme est vivant, plus il est pénétré de l’esprit d’indépendance, plus la réalité est vivante pour lui, plus elle est proche de lui. Est rationnel ce qui est réel”, écrit-il dans ses “Notes”, entre le 4 septembre et le 9 novembre 1839. La paraphrase de Hegel est évidente. » (Bakounine avant l’anarchiste : Du conservatisle à la révolution démocratique, monde-nouveau.net)
René Berthier
PS. J’en profite pour lancer un appel.
Il y a un texte de Roman Rosdolsky, en allemand, « Der Streit um die Polnisch-Staatsgrenzen anlässlich des polnischen Aufstandes von 1863 ». Vachement intéressant, mais mon allemand est trop sommaire. Quelqu’en en connaîtrait-il une traduction en français, italien ou espagnol ?
Quelques éléments de réponse au commentaire de René Berthier:
– Sur le rapport de Bakounine à la politique en 1838: accord complet avec ce que tu écris, en 1838, Bakounine est totalement en dehors de toute problématique politique, et lorsqu’il commence à penser à des thématiques émancipatrices, c’est toujours dans un cadre privé (par exemple, penser la libération de ses sœurs par rapport au joug familial, etc.)
– Sur le conservatisme de Hegel: la philosophie de Hegel, de son vivant même, a été l’objet des accusations les plus contradictoires, et ça ne s’est pas arrangé après la mort de Hegel. De fait, Hegel avait sans doute des positions réformatrices en matière politique (par ex., en faveur d’un régime constitutionnel en Prusse), et sa fameuse phrase sur la rationalité du réel n’a jamais voulu dire que l’existant était conforme aux exigences de la raison (d’ailleurs, le wirklich n’est pas tout à fait identique au réel, c’est ce qui est effectivement réel, de sorte que la formule en question peut aussi bien apparaître comme la formulation d’une simple tautologie)
– pour l’article de Rosdolsky, je vais aller y jeter un oeil. Pas de traduction existante à ma connaissance, mais on peut le lire en allemand à cette adresse et ça a l’air intéressant, en effet:
http://library.fes.de/jportal/servlets/MCRFileNodeServlet/jportal_derivate_00020055/afs-1969-157.pdf
J’ajoute un autre commentaire, à propos de Martine Del Giudice, qui est aussi l’auteure d’une thèse sur les rapports entre Bakounine et la gauche hégélienne (thèse que je n’ai pu consulter), soutenue en 1981 à l’Université McGill (anglophone) de Montréal:
The young Bakunin and Left Hegelianism : origins of Russian radicalism and theory of Praxis, 1814-1842
La thèse a même un ISBN: 0315102306
Je suppose que vous avez pu consulter la thèse depuis. Sinon, elle est accessible ici: http://digitool.library.mcgill.ca/R/?func=dbin-jump-full&object_id=77157&local_base=GEN01-MCG02