« Dans les griffes de l’ours! »
« Dans les griffes de l’ours! » est le 3ème recueil de textes de Bakounine publié par Étienne Lesourd aux éditions des Nuits rouges. Sous-titré « Lettres de prison et de déportation (1849-1861) », il possède par ailleurs une présentation qu’on peut lire sur Internet.
Cette parution est l’occasion d’évoquer l’ensemble des trois recueils que ce blog a scandaleusement passé sous silence jusqu’ici. Je signale d’ailleurs que nous avons réussi à ne pas nous croiser avec Étienne Lesourd, alors que nous travaillons sur le même auteur, et que nous avons même, pendant trois ans, travaillé dans la même bonne ville de Nancy. De sorte que ce billet est aussi un message envoyé à Étienne Lesourd à travers le cyberespace (comme on dit): ce serait pas mal qu’on se contacte et qu’on se voie, camarade bakouninien!
Étienne Lesourd est donc un dangereux récidiviste: en 2002, il avait publié chez le même éditeur, et sous le titre Théorie générale de la révolution une anthologie de textes de Bakounine en partie inspirée, du moins dans son projet, de celle Maximov, éditée en anglais (The Political Philosophy of Bakunin) à partir de textes traduits du russe, alors qu’ils avaient souvent été rédigés en français (voir sur ce point quelques rappels par René Berthier). Il s’agissait de proposer au public, sur la base d’un corpus relativement cohérent d’un point de vue historique, une reconstitution de la pensée de Bakounine un peu plus systématique que la manière dont elle se présente dans ses manuscrits – tâche qui est à la fois utile d’un point de vue militant pour permettre au public d’avoir une vue d’ensemble des conceptions et des projets de Bakounine (en l’occurrence, sa conception de la révolution), mais qui est aussi problématique pour le chercheur en tant qu’elle gomme les aspérités, attenantes notamment au contexte historique et polémique dans lequel les textes ont été écrits. Ce volume a bénéficié d’une récente réédition, et on peut en lire quelques extraits ainsi que la table des matières sur Internet.
Dans Le sentiment sacré de la révolte, paru deux ans plus tard, Étienne Lesourd avait cette fois publié des textes entiers, dont certains étaient inédits sur papier ou devenus introuvables. C’était notamment le cas du texte de 1842, souvent évoqué dans ce blog, La réaction en Allemagne, qui avait paru dans la brochure de Jean Barrué, son premier traducteur, L’anarchisme aujourd’hui, chez Spartacus en 1970. Malheureusement, si j’en crois la page qui lui est consacrée sur le site de l’éditeur, ce recueil est aujourd’hui épuisé et je ne sais pas si existe un projet de réédition.
Cette fois, Étienne Lesourd propose un recueil de toutes les lettres écrites par Bakounine pendant sa longue d’emprisonnement et d’exil, entre 1849 et 1861, en y incluant celles qu’il écrit au cours de son périple d’évasion par le Japon et l’Amérique. Rappelons les temps qui scandent cette période: suite à sa participation à l’insurrection de Dresde (mai 1849), Bakounine est arrêté par les Saxons, condamné à mort, peine qui est commuée en détention à perpétuité, puis il est livré à l’empire autrichien qui le condamne à mort pour sa participation à l’insurrection de Prague de juin 1848, commue sa peine en détention à perpétuité, puis le livre, en 1851, à la Russie, qui l’emprisonne, elle, sans procès. De la forteresse Pierre-et-Paul, où il a rédigé sa fameuse Confession adressée au tsar, il est transféré vers celle de Schlüsselburg, à l’occasion de la guerre contre la France et l’Angleterre, en 1854. Il est enfin condamné à l’exil en Sibérie en 1857, et il s’en évadera en 1861. Si l’on met à la suite les textes publiés en annexe de mon livre La liberté des peuples – Bakounine et les révolutions de 1848, la Confession, ce recueil de lettres et les Textes sur la question slave et l’Europe du Nord publiés par René Berthier, on dispose ainsi de l’essentiel de ce que Bakounine a pu écrire entre la fin de sa période jeune hégélienne (1843) et le début de sa période socialiste libertaire (1864) – malheureusement sous une forme qui est loin d’avoir rompu avec la dispersion éditoriale qui semble être la norme dès qu’il est question de publier des textes de Bakounine.
L’intérêt des lettres publiées par Étienne Lesourd, c’est d’abord qu’elles permettent de prendre la mesure des louvoiements qu’implique la situation de Bakounine à l’époque – louvoiements que l’on retrouve, sous une autre forme, dans la Confession. Rien ne le démontre mieux que l’écart, parmi les lettres qu’il envoie à sa famille, entre celles qui sont lues par la censure et celles qu’il fait passer clandestinement. Je signalerai simplement la très belle et très poignante lettre à sa soeur Tatiana datée de 1854, dans laquelle il affirme n’avoir enduré ses conditions de détention que dans le but de se « rendre utile selon les idées [qu’il a] eues, selon les idées [qu’il a] encore et qui toujours seront les [siennes] », et il poursuit dans des termes qui décrivent admirablement les effets de l’emprisonnement politique:
« Jamais, il me semble, je n’ai eu tant d’idées, jamais je n’ai ressenti une soif plus ardente de mouvement et d’action. Je ne suis donc pas encore mort tout à fait ; mais cette vie même de l’âme, qui, en se concentrant, est devenue plus profonde, plus puissante peut-être, plus désireuse de se manifester, devient pour moi une source intarissable de tourments que je n’essaierai même pas de décrire. Vous ne comprendriez jamais ce que c’est que de se sentir enterré vivant ; de se dire à chaque instant de la nuit comme du jour : je suis un esclave, je suis annulé, réduit à l’impuissance pour la vie, d’entendre jusque dans la cellule le grondement de la grande lutte qui se prépare, d’une lutte où se décideront les plus grandes questions de l’humanité, et de devoir rester immobile et muet. »
Les lettres qu’il envoie de Sibérie à ses amis sont d’un usage encore plus délicat, puisqu’on y lit un Bakounine tenté de croire que l’avenir de la Russie pourrait dépendre de l’action d’un homme providentiel, exerçant une dictature provisoire pour imposer le passage à la démocratie – il s’agit en l’occurrence de son cousin Mouraviev-Amourski, qui gouverne à l’époque la Sibérie et constitue pour Bakounine une sorte de protecteur.
Reste à savoir si les lettres éditées dans ce recueil couvrent effectivement toute la correspondance de Bakounine qui nous est parvenue au cours de ces années. Étienne Lesourd évoque brièvement cette question dans sa présentation. J’ajouterai simplement qu’il se pourrait fort bien que des lettres qui n’ont pas été publiées sur le CD-Rom publié par l’Institut International d’Histoire Sociale (et il y en a, en raison, disons, des difficultés qui ont entouré ce projet) appartiennent à cette période. Mais sur ce point, seules les personnes qui ont été impliquées dans ce projet pourraient nous en dire plus – et bien entendu, c’est là un problème qui n’est pas propre à ce recueil.
Je termine sur deux points qui me semblent prêter à discussion dans la présentation de ces lettres par Étienne Lesourd. Le premier porte sur la prétendue « mise entre parenthèses » de la question sociale dans ces lettres de Bakounine: je ne suis pas certain qu’on puisse parler d’une réelle prise en compte de la question sociale chez Bakounine avant le milieu des années 1860. Les formules que l’on peut relever dans les différentes version de l’Appel aux Slaves de 1848 et qui mentionnent la question sociale sont très isolées, placent cette dernière dans la continuité d’une révolution politique, et surtout en font l’objet d’un possible accord entre les classes sociales. Cela ne signifie pas nécessairement que Bakounine ait à l’époque ignoré les questions portées par le mouvement socialiste, mais tout simplement qu’il n’en voyait pas encore la portée révolutionnaire – ce qui changera radicalement après la mise en forme du mouvement ouvrier après 1864. L’autre affirmation qui me semble contestable dans la présentation du recueil est plus ponctuelle: il s’agit des conditions de détention de l’exil en Sibérie. Etienne Lesourd écrit en effet:
« Un autre intérêt de ces lettres de Sibérie est l’exposition de la vie quotidienne des déportés. Tout ce petit monde s’agite, discute, débat et même publie, dans des revues locales, lisant et commentant les publications d’opposition, surtout le Kolokol d’Herzen. On voit que la déportation, vieille méthode de peuplement des tsars, n’est pas encore un système d’écrasement total des opposants, comme il le deviendra sous Staline. »
Si l’on en croit les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, les choses n’étaient pas si roses, et Bakounine doit peut-être uniquement à son statut de noble (qui plus est, de la famille du gouverneur) la situation relativement confortable qui est la sienne en Sibérie. D’autres n’ont pas eu cette chance, devant subir notamment des châtiments corporels dans ce qui s’apparentait à de véritables bagnes que le régime dit soviétique ne fera, à bien des égards, que reprendre à son compte (comme d’ailleurs il fera fonctionner à son propre profit la police politique).
Pour Jean-Christophe Angaut
Merci de votre commentaire.
Quelques précisions :
J’ai effectivement vécu à Nancy, mais depuis 1975, je vis et travaille à Metz. Cela dit, je ne demande pas mieux que d’entrer en contact. Je suis en contact avec René Berthier aussi.
Le Sentiment Sacré de la Révolte est épuisé depuis peu.
Enfin, loin de moi l’idée de présenter la déportation en Sibérie comme « rose ». j’ai seulement voulu souligner que la continuité, dans ce domaine, voulue par Lénine, puis par Staline, ne signifiait pas que les choses se passaient de façon identique et que, à l’époque où Bakounine s’y trouvait, il ne s’agissait pas de camps où on cherchait à éliminer, voire à exterminer systématiquement les opposants. Je précise que je n’ai pas étudié cette période de la déportation en Sibérie, parce que ce n’était pas mon sujet; mais je suis bien conscient que de nombreux déportés de cette époque ont souffert.
Amitiés bakouniniennes
E. Lesourd