Bakounine à Lyon selon Marx et Engels
Raconté par Marx et Engels, le passage de Bakounine à Lyon donne la chose suivante:
« Le mouvement révolutionnaire de Lyon venait d’éclater. Bakounine d’accourir rejoindre son lieutenant Albert Richard et ses sergents Bastelica et Gaspard Blanc. Le 28 septembre, jour de son arrivée, le peuple s’était emparé de l’hôtel de ville. Bakounine s’y installa : alors arriva le moment critique, le moment attendu depuis bien des années, où Bakounine put accomplir l’acte le plus révolutionnaire que le monde ait jamais vu : il décréta l’abolition de l’État. Mais l’État, sous la forme et l’espèce de deux compagnies de gardes nationaux bourgeois, entra par une porte qu’on avait oublié de garder, balaya la salle, et fit reprendre à la hâte le chemin de Genève à Bakounine. »
Il s’agit d’un texte paru, après le congrès de La Haye de l’Association Internationale des Travailleurs dans une brochure consacrée à la dénonciation des activités de l’Alliance de la démocratie socialiste, l’organisation fondée par Bakounine qui venait d’être exclu avec ses amis de l’Internationale. C’est aussi un texte particulièrement intéressant parce que transparaît en lui l’image fantasmée que pouvaient se faire de Bakounine Marx et son entourage. Il est également important parce qu’il a contribué à construire une certaine image de Bakounine.
Reprenons la version qu’il donne de la participation de Bakounine à l’insurrection lyonnaise. Tout d’abord, il y a une insurrection à Lyon, à laquelle Bakounine est totalement étranger. Pire encore, Bakounine apparaît comme un parasite qui accourt en apprenant que quelque chose est en train de se passer à Lyon, qu’il pourrait détourner à son propre avantage. Il est en outre décrit comme le général d’une armée de bras cassés, comportant lieutenants et sergents. Le signe le plus éclatant de cette extériorité complète de Bakounine et sa bande au mouvement révolutionnaire lyonnais, c’est qu’il est réputé n’arriver à Lyon que le jour où le peuple s’empare de l’hôtel de ville, soit le 28 septembre. A peine arrivé, il se greffe sur le mouvement insurrectionnel et tente d’en faire un mouvement bakouninien, de la plus grotesque des manières. Car en même temps, cet épisode permet de révéler la vraie nature de l’anarchisme bakouninien: c’est une pratique politique qui consiste à tout faire reposer sur des proclamations et des décrets dont l’ampleur n’a d’égal que la vacuité. La scène finale est magnifique: alors qu’il vient de décréter, du balcon de l’hôtel de ville, l’abolition de l’État, celui-ci rappelle son existence à travers la dérisoire présence de deux sergents de ville qui expulsent Bakounine de l’hôtel de ville et lui font reprendre le chemin de Genève. Ainsi donc, Bakounine, arrivé de Genève le jour-même, y repart aussitôt. Cerise sur le gâteau: Bakounine est un piètre homme d’action, qui ne pense même pas à faire garder les portes des bâtiments qu’il est en train d’occuper, s’exposant ainsi à une juste bastonnade. D’ailleurs, est-ce parce qu’on se trouve à Lyon?, le récit par Marx de cet épisode a quelque chose de la guignolade inversée, où le bouffon Bakounine reçoit le bâton de la part des gendarmes, ce qui ne peut manquer de mettre un peu mal à l’aise: l’attrait du spectacle de Guignol tient précisément au fait que ce soit la volaille qui tâte du bâton…
Il faudrait consacrer un article entier à recenser toutes les publications où cette version des faits a été reproduite plus ou moins en l’état. De fait, tout cela ne serait pas bien grave si ce tissu de racontars n’avait pas prévalu dans le récit que l’on a coutume de faire de la participation de Bakounine à l’insurrection lyonnaise.
Reprenons dans l’ordre:
- Bakounine n’est pas arrivé à Lyon le jour de l’insurrection, mais près de deux semaines avant, de sorte qu’il a activement contribué à la préparation de l’insurrection;
- Bakounine disposait à Lyon d’amis autrement plus nombreux que les lieutenants et sergents auxquels Marx fait allusion;
- Bakounine n’a fait ce jour-là aucune proclamation, encore moins de lecture de décret concernant l’abolition de l’État: il est possible que Marx fasse allusion à la lecture, par un autre participant à l’insurrection, Saignes, d’une affiche placardée à Lyon deux jours plus tôt, mais outre que ce n’est pas Bakounine qui a fait cette lecture (contrairement d’ailleurs à une rumeur persistante qui voudrait qu’il soit monté au balcon de l’hôtel de ville), la proclamation en question n’avait rien d’un décret d’abolition de l’État
- Bakounine n’est pas reparti pour la Suisse le jour-même: il s’est caché pendant quelques jours, avant de prendre la direction de Marseille, où il est demeuré plusieurs semaines avant de rejoindre l’Italie, puis la Suisse.
Pour une autre version des faits, il faudra attendre le prochain billet !
S’agirait-il donc d’une pure invention de Marx?
Ce qui manque cruellement à la littérature révolutionnaire, c’est une analyse des écrits (principalement correspondances) qui soit détachée du complexe pro/anti Marx. Il est saisissant de voir à quel point Marx est toujours soit calomnié, soit divinisé dans la littérature révolutionnaire.
C’est d’ailleurs ce qui m’a amené sur ton blog: ton article « Le Conflit Marx-Bakounine » est probablement le seul de ceux que j’ai parcouru pour mon mémoire qui déroge à cette loi d’or.
J’attends le prochain billet avec impatience.