Rue Bakounine, Morlaix
Profitant d’une escapade en Bretagne, aidé pour cela par un ami du cru, et comme il était peu probable qu’elle vînt à moi, je suis allé voir la rue Bakounine à Morlaix. Comme on pouvait le craindre après consultation d’un plan de la ville, la rue est située en bordure d’une 4 voies, à proximité d’une grande zone commerciale. Il s’agit d’une rue résidentielle dont les bâtiments (des pavillons façon lotissement du côté des numéros pairs et des tours du côté des numéros impairs) ont sans doute été construits dans les années 70.
Pour savoir quelles raisons ont présidé à cette dénomination, unique en France à ma connaissance, nous nous sommes renseignés à l’Office du tourisme et auprès d’un employé de la mairie de notre connaissance, mais nous n’avons pas appris grand chose, sinon que les dénominations de rues sont décidées en conseil municipal (il faudrait donc avoir accès au procès-verbal de la séance où cela s’est décidé) et que vu l’époque où celle-ci est intervenue, qui ne devait pas être bien loin de mai 1968, il n’est pas impossible que l’atmosphère du moment ait rendu la chose plus aisée.
Des amis du coin nous ont également assuré que le mouvement anar avait été assez important dans la région à cette époque. L’ami qui m’a mené sur les lieux tient d’ailleurs à ce que je fasse remarquer que la rue Bakounine est située dans la partie trégoroise de Morlaix: la sous-préfecture de Finistère est en effet une sorte de ville frontière entre deux anciens pays bretons qui ont, semble-t-il, de lourds différends: le Trégor (situé en grande partie dans les Côtes d’Armor, mais qui déborde en partie sur le Finistère), qui est une sorte de campagne rouge, et le Léon, de tradition catholique et conservatrice. Bien entendu, l’ami en question est du Trégor. Pour le punir d’avoir donné dans cette ignoble guerre picrocholine, où les Trégorois accusent les Léonards d’avoir une main dans le bénitier et l’autre sur le portefeuille de leur voisin (ce à quoi les Léonards répondent, qu’on me pardonne la rudesse de ce langage, que les Trégorois ont également une main dans le bénitier, mais l’autre dans la culotte de leur voisine), je colle sa bobine à côté de la mienne.
Comme le montre la photo ci-contre, la rue Bakounine croise la rue Blanqui (et on notera que c’est aux personnes venant de cette dernière de céder le passage à celles qui viennent de la rue Bakounine). A proximité, on trouve également une rue Eugène Pottier (l’auteur des paroles de L’Internationale) et une rue Benoît Malon, un temps proche de Bakounine, militant de la Fédération Jurassienne après l’écrasement de la Commune, qui rejoignit ensuite les socialistes réformistes au même titre que Paul Brousse (il est d’ailleurs enterré au père Lachaise en face du mur des Fédérés). Et pas bien loin, il y a également la place Solidarité, dénommée ainsi en hommage au mouvement syndical polonais.
Dans un commentaire à l’article précédent, Marianne signalait que Blanqui avait séjourné non loin de là. Mais qu’en est-il de Bakounine? Le révolutionnaire russe est bien allé en Bretagne, lors de son premier séjour en France entre 1844 et 1847. Dans une lettre de juin 1845, écrite depuis Luc-sur-Mer, en Normandie, il raconte qu’il se baigne deux fois par jour, comme il l’a déjà fait à Saint-Malo. Et ses biographes nous apprennent par ailleurs qu’il a séjourné de nouveau en Bretagne en septembre 1845 (M. Grawitz, Bakounine, p. 127), où il fut fort étonné par la faune aquatique. A cette époque, Bakounine y accompagnait son ami le naturaliste Carl Vogt, qui rend compte de cette escapade dans Ocean und Mittelmeer: Reisebriefe [Océan et Mer Méditerranée: lettres de voyage], Francfort-sur-le-Main, 1848, vol. I, p. 54-55 (pour qui lirait l’allemand, on trouve ce livre intégralement sur Internet). D’ailleurs, Vogt appréciait tant l’anecdote de Bakounine croyant avoir découvert une nouvelle espèce inconnue jusque-là alors qu’il s’agissait simplement d’une crevette, qu’il l’a reprise dans son recueil de 1859 Altes und Neues aus Thier- und Menschenleben (vol. 2, p. 28, également consultable sur Internet). Quoi qu’il en soit, si ces incursions bakouniniennes en Bretagne sont avérées, elles ne l’ont pas conduit bien loin: Vogt parle de Saint-Malo et de la bourgade voisine de Saint-Servant-sur-Mer, bien loin donc de Morlaix.
Il me reste donc à poursuivre l’enquête, en compagnie de farouches Trégorois qui m’expliqueront peut-être que c’est afin de fâcher les Léonards qu’on a ainsi donné à une rue de Morlaix le nom de Bakounine.
Magnifique, le passage de Carl Vogt, et l’argument du bernard-l’ermite pour prouver que le communisme est dans l’ordre naturel des choses ! Merci de m’avoir fait découvrir ces livres, au delà du buste qui trône devant l’université ou j’étudiai il y a bien longtemps…
Il existe une autre rue Bakounine, à Nailloux (Haute-Garonne). Cette rue est sous la forme d’une impasse, menant à un petit lotissement situé à l’écart du centre-ville et environné par la campagne.
Nailloux est un village situé au nord de Pamiers (Ariège).
Merci ! Je viens d’aller voir sur google maps, avec l’option street view : le lotissement et son environnement sont nettement moins vilains qu’à Morlaix. Par ailleurs le village de Nailloux bénéficie aussi d’une rue Spinoza. Je me demande seulement pourquoi il n’y a pas de rue Marx: après tout, la commune possède une rue Rousseau et une rue Voltaire, une rue Camus et une rue Sartre…
A Morlaix, Nailloux (France) et Saint-Imier (Suisse), les rues Bakounine sont, en fait, des impasses ! Qui plus est, ce sont des rues récentes. A Morlaix et à Nailloux, les maisons bâties en bordure des rues sont neuves. Elles constituent des lotissements bâtis en rase campagne, fruits d’une urbanisation galopante. A Saint-Imier, la rue n’est même pas achevée. Hormis un hangar tout neuf, il n’y a rien. La rue s’achève par un chemin de graviers, en pleines pâtures. Est-ce à dire que Michel Bakounine nous conduit dans une impasse… malgré sa jeunesse et, donc, sa modernité ? Je trouve qu’il y a une certaine ironie (involontaire ?) là dedans.