Aileen Kelly : une psychologue au chevet de Bakounine
Je ne reviendrai pas sur ma propension quasi pathologique, évoquée au début du billet précédent, à collectionner les livres, même les plus faibles, consacrés à Bakounine – ni sur la question de savoir si je les acquiers pour pouvoir en parler ici, ou si j’en parle ici pour me donner a posteriori une bonne raison de les avoir acquis.
Quoi qu’il en soit, j’ai acheté d’occasion sur Internet le livre d’Aileen Kelly, Mikhail Bakunin. A Study in the Psychology and Politics of Utopianism, New Haven & London, Yale University Press, 1982 (c’est en fait la seconde édition, celle de 1987, que j’ai trouvée, et l’expédition de ce livre depuis les États-Unis m’a coûté 5 fois plus cher que le prix du livre – qui était de 2$ – ce qui fait de surcroît de l’achat de cet objet une aberration écologique), et je l’ai acheté bien que j’aie été considérablement prévenu contre lui, notamment par la lecture de l’ouvrage de Paul McLaughlin, Mikhail Bakunin. The Philosophical Basis of His Anarchism, qui le descend littéralement en flammes. Il me semble toutefois, je vais y revenir, que ce n’est pas toujours pour de bonnes raisons, ou plus exactement que l’on peut accorder certaines thèses ponctuelles à cet ouvrage sans pour autant valider sa thèse d’ensemble. Je m’accorde en revanche avec P. McLaughlin pour considérer que cet ouvrage est un bon représentant d’une lecture libérale de Bakounine – de même, si l’on veut, que le livre de Duclos constitue un bon exemple de lecture stalinienne.
Le titre de l’ouvrage d’Aileen Kelly annonce d’emblée le programme : il s’agit, au travers d’une présentation du « cas » Bakounine, de proposer une étude plus générale de l’esprit utopique sous ses aspects psychologiques et politiques. Allons directement à deux points qui me semblent poser un problème dans un tel projet : 1) l’usage qui est fait de la notion d’utopie pour décrire les théories sociales et politiques les plus diverses, y compris celles (et c’est le cas de Bakounine) qui s’expriment ouvertement contre les courants utopistes ; 2) l’idée selon laquelle une approche « psychologique » aurait une quelconque pertinence pour aborder un courant politique, de surcroît au travers de l’un de ses représentants (supposés), que l’on ne peut aborder que par ses écrits, puisqu’il est mort depuis plus d’un siècle. S’agissant du premier point, on cherchera en vain dans l’ouvrage en question une définition de l’utopie, même si on peut de fait en tirer une de l’usage qui est fait de ce terme. Au sens strict, l’utopie est un mot forgé par Thomas More pour désigner la description littéraire qu’il proposait d’une société parfaite, située sur une île. Le terme signifie littéralement un non-lieu – et nombre de spécialistes de l’utopie estiment que celle-ci est aussi une uchronie – qu’elle est à la fois hors de l’espace et hors du temps. D’autres descriptions de sociétés parfaitement organisées ont été rangées parmi les utopies, soit qu’elles reprennent le thème de More, soit qu’elles puissent en être rapprochées par leurs caractéristiques littéraires. C’est ainsi que les projets socialistes de réorganisation de la société dans la première moitié du XIXe siècle ont pu être qualifiés comme utopiques, même si leurs auteurs ne revendiquaient pas cette notion – la notion de socialisme utopique a en fait été, sinon inventée, du moins popularisée par le marxisme, en particulier à travers l’ouvrage d’Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). Mais à la lecture de l’ouvrage d’Aileen Kelly, on se rend vite compte que même cette conception discutable de l’utopie est encore trop rigoureuse pour elle : l’utopie ne désigne en fait rien d’autre qu’une forme d’idéalisme (au sens le moins déterminé qui soit) et d’intransigeance dans l’engagement politique, moral et social – qui se manifesterait par le refus de tout compromis avec le réel. En somme, l’utopisme, ce serait cet esprit qui se pose dans une contradiction indépassable avec le réel parce qu’il cherche à réconcilier des termes abstraits qui sont irréconciliables. L’ouvrage d’Aileen Kelly n’est rien d’autre qu’une généalogie de cette contradiction et de ses développements, en tant qu’ils permettraient de saisir la psychologie de Bakounine. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’auteure ne se soucie guère des critiques explicites que son objet d’étude avait adressées, à de multiples reprises, aux projets « utopiques » de réorganisation sociale, marqués selon lui par un autoritarisme doctrinaire.
On aperçoit par la même occasion ce qu’a de fragile le projet de proposer une monographie sur Bakounine sous la bannière de la « psychologie ». Là encore, à la lecture de l’ouvrage, on se demande de quelle psychologie il s’agit – et quelle psychologie pourrait bien parvenir à des résultats rigoureux en prenant pour objet d’étude un personnage décédé depuis plus d’un siècle, et dont on se contente d’interpréter les écrits (et avec quel soin, on va le voir…). Plus généralement, on pourrait se demander quelle est la légitimité d’une approche psychologique, pour un objet qui semble davantage relever de la théorie politique, de l’histoire des idées, ou de la sociologie, si ce genre d’entreprise n’aboutit pas nécessairement à une forme de réductionnisme psychologique (semblable à celui d’un Von Mises expliquant l’anticapitalisme par le ressentiment et l’envie d’individus frustrés par leur propre inaptitude à satisfaire leurs ambitions sociales) et si l’emploi de la psychologie ne tend pas toujours, dans des cas comme celui-ci, à transformer les objets d’étude en cas psychopathologiques.
Résumons à grands traits la « thèse » d’Aileen Kelly dans cet ouvrage : la psychologie de Bakounine se caractérise par une quête de la complétude ou de la perfection, construite pendant sa jeunesse en Russie, puis transposée au mouvement révolutionnaire en tant que quête millénariste de la société achevée, cette quête étant toujours menée dans un rejet global de la réalité. C’est dans cette thèse que l’auteure tente de faire entrer l’intégralité de l’œuvre, théorique et pratique, du révolutionnaire russe, et il faut avouer qu’elle se donne de la peine pour cela, puisqu’elle ne se contente pas de sources de seconde main mais mobilise bel et bien le corpus bakouninien tel qu’il était disponible à l’époque. C’est ce qui lui permet, à juste titre à mon avis, de souligner l’importance qu’a pu avoir la lecture de Fichte dans l’itinéraire intellectuel de Bakounine. Celui-ci fut en effet fichtéen vers 1836-1837, avant de découvrir Hegel, et il traduisit quelques textes mineurs de Fichte, dont les Conférences sur la destination du savant – cette dernière référence est importante car on y trouve des formules sur les liens entre liberté et reconnaissance qui resurgiront chez le dernier Bakounine dans les formules bien connues sur la liberté. Malheureusement, Aileen Kelly ne propose pas ces rapprochements mais se contente de souligner que toute sa vie, Bakounine aurait été obsédé par le désir de l’accomplissement personnel et la négation de la réalité. Dans la critique qu’il propose de cet ouvrage, Paul McLaughlin me semble du coup jeter le bébé (le rapport Fichte/Bakounine) avec l’eau du bain (l’interprétation de ce rapport par A. Kelly) : du fait que l’ouvrage qu’il critique propose un rapprochement entre Fichte et Bakounine sur des bases fragiles, il en conclut que le rapport entre les deux auteurs doit être drastiquement réévalué à la baisse – ce qui me paraît précisément contestable.
Le caractère forcé de la manière dont Aileen Kelly tente de faire entrer Bakounine dans son prêt-à-porter psychologique apparaît encore une fois très bien à la lecture du sort qu’elle réserve aux rapports entre Bakounine et Netchaïev – qui constitue décidément un pont-aux-ânes des études bakouniniennes. Au moment où elle publie cet ouvrage, elle ne peut ignorer que Bakounine n’est pas l’auteur du Catéchisme du révolutionnaire, et elle signale elle-même (p. 268) que l’hypothèse qui faisait de Bakounine le principal auteur de ce texte a volé en éclats avec la découverte de la lettre de Bakounine à Netchaïev du 2 juin 1870, celle-la même dans laquelle Bakounine critique le catéchisme de Netchaïev. Toutefois, et pour employer à mon tour un modèle psychologique, il me semble que l’attitude de l’auteure face à ces indices matériels est de l’ordre du déni, avec son schéma classique : « je sais bien, mais quand même ». En l’occurrence : « je sais bien que Bakounine critique expressément dans cette lettre les projets politiques de Netchaïev, mais quand même il doit avoir contribué à la rédaction du Catéchisme du révolutionnaire« . Les arguments qu’Aileen Kelly mobilise pour défendre cette lecture sont tout sauf évidents : elle évoque en effet des « similitudes dans le style, la langue et le contenu entre ce document et ses propres écrits » (p. 269), ce qui suggérerait qu’il a aidé à sa mise au point et ajouté des passages de son cru. Malheureusement, elle ne fournit aucun exemple de telles similitudes – et pour cause, le contenu du Catéchisme du révolutionnaire, avec son insistance exclusive sur la personnalité du révolutionnaire, sur son extériorité par rapport à la société, sur la manière cynique dont il doit utiliser les autres, tout cela est en contradiction avec les textes de Bakounine, aussi bien publics que privés (ce qui ne signifie pas que les textes qui, par exemple, décrivent le fonctionnement des sociétés secrètes de Bakounine soient à l’abri de tout reproche). En fin de compte, sur cette question comme sur d’autres, l’argumentation de l’ouvrage semble essentiellement obéir à une pétition de principe. Il s’agit en effet d’établir une thèse : la « psychologie » de Bakounine est traversée par une contradiction (qui explique son action) du fait qu’elle cherche à réaliser un idéal qui a précisément été construit par négation de la réalité, et qui est donc irréalisable ; l’épisode Netchaïev est censé montrer comment cette contradiction a pris la forme d’une alliance ratée entre force et liberté, ce qui implique que Bakounine ait effectivement collaboré au Catéchisme du jeune Russe. Mais la meilleure preuve que Bakounine a bien participé à la rédaction de ce texte, ce n’est rien d’autre… que cette thèse même (puisque Bakounine se meut dans cette contradiction, ses relations avec Netchaïev doivent avoir eu cette signification). Comme en d’autres endroits (par exemple sur la question de la dictature), A. Kelly passe sous silence le fait que Bakounine voyait essentiellement en Netchaïev (et dans l’organisation qu’il prétendait représenter) une force pratique et un moyen pour entrer en contact avec la jeunesse russe (ce en quoi il s’est lourdement trompé).
On trouve un exemple du même procédé dans un autre passage de l’ouvrage où la paternité (au moins partielle) de Bakounine pour le texte Principes de la révolution (sans doute également rédigé par Netchaïev) est affirmée au motif qu’une des affirmations de ce texte (« la révolution sanctifie les moyens », parmi lesquels l’usage du poison, du couteau et de la corde) concorderait avec un passage de la Lettre à un Français où Bakounine donnerait pour tâche à l’organisation révolutionnaire l’élimination physique d’un certain nombre de personnes sélectionnées en guise de préliminaire à la révolution sociale (p. 212). Malheureusement, A. Kelly ne cite pas le passage en question – et pour cause, il n’existe pas. Là encore, l’auteure en est réduite à signaler d’improbables ressemblances stylistiques pour étayer son hypothèse.
De ce point de vue, l’ouvrage d’Aileen Kelly me semble caractéristique des résistances du milieu universitaire à mettre à jour les représentations que les préjugés sociaux et politique lui ont léguées sur l’anarchisme en général, et sur Bakounine en particulier. Celui-ci est réputé avoir été un apôtre de la violence révolutionnaire la plus extrême, mais cette image entre en contradiction avec ses propres textes, qui sont désormais largement accessibles. Dès lors, plutôt que de corriger l’image léguée par une tradition, on transporte la contradiction au sein de la pensée de Bakounine elle-même pour en faire un schème général d’interprétation de la psychologie de l’auteur. Pour le dire autrement, la plupart des contradictions qu’Aileen Kelly croit relever chez Bakounine ne sont rien d’autre que des contradictions entre ce qu’elle pense de Bakounine et ce qu’elle trouve dans ses écrits. Ces procédures de dénégation ne peuvent que me rappeler maintes occasions où j’ai été amené à présenter tel ou tel aspect de la pensée politique et sociale de Bakounine dans un contexte universitaire, et où mes auditeurs me rétorquaient que ce que je disais ne correspondait pas à la réalité de l’anarchisme en général parce que celui-ci se caractérisait avant tout par l’emploi de la violence physique contre les dominants, sorte d’actualisation des justifications du régicide par les monarchomaques – alors que cela contredisait simplement leurs représentations de l’anarchisme. Il ne sert pas à grand-chose, dans un tel contexte, de rappeler les déclarations explicites de Bakounine, dans des textes destinés à la publication aussi bien que dans des programmes de sociétés secrètes, dirigées contre l’emploi de la terreur, déclarations dont il ressort d’une part que Bakounine considère les actes individuels comme courageux mais inutiles, et d’autre part qu’il redoute plus que tout l’illusion d’un bon usage révolutionnaire des moyens étatiques de coercition. Au demeurant, Bakounine reconnaît que dans un processus révolutionnaire, il y a nécessairement, spontanément, de la violence qui s’exerce contre ceux qui sont considérés comme des représentants de l’ordre établi, mais la tâche des organisations révolutionnaires est précisément de détourner ces mouvements de vengeance des personnes vers les positions.
Confrontée à des déclarations de ce genre, Aileen Kelly, étant donné sa grille de lecture, ne peut y voir que la trace d’une contradiction. C’est ce qu’illustre la manière dont elle traite les déclarations de Bakounine suite à la tentative d’assassinat d’Alexandre II par Dmitri Karakozov en 1866. Dans sa lettre à Herzen du 19 juillet 1866, Bakounine salue le courage de Karakozov (que Herzen avait dénoncé comme un fanatique), avant d’expliquer que son acte, tout admirable qu’il soit, n’en est pas moins inutile, dans la mesure où l’assassinat du tsar conduirait simplement à son remplacement, de sorte qu’il s’agit de s’attaquer aux positions et non aux hommes qui les incarnent. Alors que cette lettre fournit la matrice même du rapport de Bakounine à la violence révolutionnaire, A. Kelly en conclut (p. 211) que « Bakounine était de plus en plus attiré par des méthodes d’action révolutionnaire en contradiction avec les prémisses de son anarchisme »… On notera le même procédé dans le traitement que l’auteure réserve à la conception bakouninienne de la dictature (qui, là encore, n’est pas au-dessus de toute critique) dans sa lettre à Netchaïev du 2 juin 1870 et dans ses lettres à Albert Richard de la même époque (p. 254-255) – mais je reviendrai sur ce sujet dans un prochain billet.
Au final, l’ouvrage d’Aileen Kelly apparaît comme une entreprise de replâtrage académique des préjugés sur lesquels s’est fondé le monde universitaire dans son écrasante majorité lorsqu’il a évoqué la figure de Michel Bakounine. Comment en effet qualifier autrement cette tentative pour maintenir, en recourant à une prétendue psychologie, l’image que l’histoire officielle a léguée du révolutionnaire russe tout en donnant l’apparence de tenir compte des textes de Bakounine et des travaux historiques récents qui ont été consacrés à son parcours ?
Cette lecture de Bakounine avec des lunettes de psychologue me rappelle une plainte de Julien Gracq dans le second volume de ses Lettrines : « Que dire à ces gens qui, croyant posséder une clef, n’ont de cesse qu’ils aient disposé votre œuvre en forme de serrure ? »