Bakounine et le Souvarine de Germinal

terzieff_souvarineLe hasard de mes recherches (s’il en est un) m’a fait rencontrer l’ouvrage d’Émile de Laveleye, Le socialisme contemporain, Paris, 1881 et m’a conduit à me demander si Bakounine n’avait pas encore servi de modèle à un personnage littéraire, en l’occurrence celui de Souvarine dans Germinal de Zola. L’image qui illustre ce billet est tirée de la version cinématographique proposée par Claude Berri en 1993, non que j’apprécie particulièrement ce film, mais parce que le rôle de Souvarine y est tenu par Laurent Terzieff, comédien que j’aimais beaucoup et qui est récemment décédé. On trouvera ici un passage assez représentatif de ce personnage caricatural d’anarchiste mis en scène par Berri. Quoi qu’il en soit, comment passe-t-on d’un ouvrage sur le socialisme contemporain à Zola en passant par Bakounine?

L’auteur du Socialisme contemporain est un socialiste belge, par ailleurs historien et économiste, qui s’efforce de rendre compte des principales tendances à l’œuvre dans le socialisme de son époque. Chemin faisant, il expose bien entendu les vues de Bakounine, telles qu’elles lui étaient connues. Un passage attire particulièrement l’attention : c’est celui où l’auteur évoque le rôle révolutionnaire que Bakounine attribue à la jeunesse éduquée de Russie, et plus généralement au déclassement volontaire (ce que Lavaleye appelle la création de l’amorphisme social). Voici le passage (que je cite depuis la 2ème édition, celle de 1883, disponible en version numérisée sur archive.org) :

Dans ses Paroles adressées aux étudiants, Bakounine, comme Rousseau, s’élève contre la science et l’instruction, et vante « la sainte et salutaire ignorance ». Le peuple russe, dit-il, se trouve actuellement dans les mêmes conditions qu’au temps du tsar Alexis, père de Pierre le Grand, lorsque Stenka Razine, Cosaque, chef de brigands, se mit à la tête d’une formidable insurrection. La masse des jeunes hommes déclassés, qui vivent déjà de la vie populaire, deviendront le Stenka Razine collectif, et par conséquent invincible, qui accomplira l’émancipation définitive. Mais il faut qu’ils quittent les écoles et les universités et qu’ils vivent avec le peuple, afin de favoriser sa délivrance. « Ne vous souciez pas de cette vaine science au nom de laquelle on veut vous lier les mains. » — « Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, l’ennemi irréconciliable de l’État, le véritable révolutionnaire en action, sans phrases et sans rhétorique puisée dans les livres. »

En recherchant la source de cette « sainte et salutaire ignorance », que les guillemets semblent devoir attribuer à Bakounine, ou à Rousseau, j’ai fait plusieurs découvertes. La première, c’est que cette expression ne se trouve pas chez Bakounine, mais pas non plus chez Rousseau. Le texte de Bakounine auquel Laveleye fait allusion s’intitule Quelques paroles à mes jeunes frères de Russie, et il fut publié sous forme de feuille volante à Genève en 1869, en russe et en français. Quant à l’expression qui m’a intrigué, elle semble se trouver chez Louis-Silvestre de Sacy (1654-1727), traducteur de Pline et auteur d’un Traité de l’amitié et d’un Traité de la gloire. Je n’ai pu en fait la retrouver dans aucun de ses ouvrages (bien qu’on trouve chez lui plusieurs expressions qui s’en rapprochent), mais elle lui est attribuée par le grammairien et philosophe Dumarsais (sous la forme d’un alexandrin: « il est une ignorance et sainte et salutaire »). Mais venons-en à Souvarine, à Germinal et à Zola : l’une des occurrences de cette expression se trouve dans le roman de Zola, où l’anarchiste Souvarine juge l’évolution politique d’Etienne Lantier, dont il s’efforce d’être le mentor et qui vient de tenir un discours public devant 3000 mineurs (pour le contexte de cette citation, voir la version disponible sur wikisource) :

Souvarine, s’il avait daigné venir, aurait applaudi ses idées à mesure qu’il les aurait reconnues, content des progrès anarchiques de son élève, satisfait du programme, sauf l’article sur l’instruction, un reste de niaiserie sentimentale, car la sainte et salutaire ignorance devait être le bain où se retremperaient les hommes.

Germinal ayant été publié en 1885, il me semble possible d’avancer l’hypothèse suivante : Zola pourrait avoir forgé le personnage de Souvarine en s’inspirant notamment de ce qu’il avait lu sur Bakounine chez Laveleye. La mention dans ce passage de l’anarchie, du bain populaire dans lequel doivent se tremper les hommes, et bien entendu l’idée d’une « sainte et salutaire ignorance » me semblent aller dans ce sens – à moins, bien entendu, que Laveleye et Zola n’aient puisé à une même tierce source, ou encore que Zola ait lui-même récupéré ces caractères chez un auteur qui les avaient trouvés chez Laveleye. Mais foin d’érudition, que nous apprend au juste ce petit jeu de piste?

Tout d’abord que le roman de Zola a pu jouer un rôle dans la construction de la figure sociale mythifiée de l’anarchiste au cours des années 1880. On rappellera en effet que dans le roman, Souvarine finit par commettre un acte de sabotage sur la mine, tuant plusieurs mineurs, et l’extrait du film de Berri que j’ai signalé plus haut montre assez bien, finalement, la figure méphistophélique que l’auteur semble avoir voulu accoler à l’anarchisme ouvrier. Ce point rentre dans la documentation, déjà nombreuse, qui montre le rôle qu’ont pu jouer les romans de Zola dans la construction d’une certaine image du monde ouvrier et du peuple à la fin du XIXe siècle. Je renvoie sur ce point à l’ouvrage de l’historienne américaine Susanna Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle, Paris, Aubier, 1990.

Mais de surcroît, que contient au juste l’image de l’anarchiste à cette époque ? Cela ressort assez bien, à la fois du texte de Laveleye (que l’on ne peut certes pas soupçonner de sympathies anarchistes) et du roman de Zola : l’anarchiste est un adepte de la pan-destruction, qui prône la régénération par l’anéantissement, et cette tempête d’annihilation n’épargne pas, bien au contraire, le monde du savoir, raison pour laquelle l’ignorance est « sainte et salutaire ». Maintenant, puisque Bakounine semble avoir servi de modèle dans cette affaire, qu’en est-il au juste chez lui? On remarquera que dans la citation que donne Laveleye, ce n’est pas le savoir en tant que tel qui est attaqué par Bakounine, mais ce qu’il appelle la « science officielle », celle qui est dispensée dans les universités ou par les auteurs positivistes. Or cette science officielle est loin d’épuiser le champ du savoir tel que le conçoit Bakounine. Dans un texte antérieur de quelques mois à celui que cite Laveleye, La science et le peuple, Bakounine se revendique au contraire d’une forme révolutionnaire de savoir, qui ruine toutes les formes de croyance théologique. C’est donc à une déformation délibérée de la pensée de l’anarchiste russe que se livre Laveleye. Avec Zola, un pas de plus est franchi, puisque le personnage de Souvarine s’en prend à un passage du programme de Lantier qui est qualifié comme « l’article sur l’instruction ». Or précisément, en juillet et août 1869, Bakounine a publié dans le journal L’égalité de Genève une série d’articles sur la question de l’instruction intégrale, dont il s’affirme un fervent partisan (on trouve ces articles notamment dans le volume édité par Fernand Rude, Le socialisme libertaire, Denoël, 1973, p. 115-140), ce qui tend à nouveau à fortement remettre en cause cette image d’un Bakounine prônant une ignorance et sainte et salutaire…

Il n’en reste pas moins que la question du déclassement, du rôle révolutionnaire de la jeunesse instruite et la manière dont elle s’inscrit dans le mot d’ordre populiste « aller au peuple » à partir de la fin des années 1860 mérite un plus ample examen, qui fera l’objet d’un prochain billet.

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Comme tant de personnages intéressants, mais aussi comme l'anarchisme, dont il est considéré à raison comme l'un des fondateurs modernes, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) a mauvaise réputation : apôtre de la violence, faible théoricien, radicalement extérieur au champ intellectuel européen, on ne compte plus les griefs qui lui sont adressés.
Toute une partie de ce blog consistera d'abord à corriger cette image, erronée non seulement parce qu'elle consiste à projeter sur la personne de Bakounine les fantasmes construits à propos de l'ensemble du mouvement anarchiste, mais aussi parce que Bakounine n'est pas seulement l'un des premiers théoriciens de l'anarchisme. En consacrant ce blog à Bakounine, nous entendons ainsi présenter toutes les facettes de sa pensée et de sa biographie, depuis les considérations familiales de ses premières années jusqu'aux développements théoriques anarchistes des dernières, en passant par son inscription momentanée dans la gauche hégélienne et par son panslavisme révolutionnaire. Nous nous permettrons également quelques excursus, dans la mesure où ils pourront contribuer à éclairer la biographie et la pensée de notre cher Michka ! Le tout sera fonction des envies, de l'actualité, des réactions de lecteurs, et contiendra autant que possible de la documentation sous forme d'images et de textes.
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