Bakounine et Fichte
Au cours de sa jeunesse, en Russie, Bakounine se plongea dans la philosophie allemande, à laquelle il s’initia au sein du cercle de Stankevitch à partir de 1836. Le premier auteur pour lequel il se prit véritablement de passion fut Johann Gottlieb (littéralement: Jean Théophile) Fichte (1762-1814). Il fut adepte de cette philosophie vers 1836-1837 avant de la délaisser progressivement après l’été 1837 pour celle de Hegel, dont il venait de lire la Phénoménologie de l’esprit. Ce dernier devait occuper une place bien plus durable dans la pensée de Bakounine, qui ne s’en détachera qu’à partir de 1842-43, en même temps qu’il se détachera de la philosophie elle-même.
Mais qu’en est-il exactement de son rapport précoce à Fichte? Cet enthousiasme de jeunesse n’a-t-il laissé aucune trace dans les développements ultérieurs de sa pensée?
Cet avis est celui de la plupart des spécialistes de Bakounine, qui insistent en général bien davantage sur l’importance qu’a eue dans l’itinéraire du révolutionnaire russe son rapport à Hegel que sur l’impact qu’aurait pu avoir sa lecture de Fichte. Le fait que la référence à Hegel paraisse plus prestigieuse, le fait aussi qu’elle permette de venir contester au marxisme son monopole sur l’interprétation révolutionnaire de Hegel, ont sans doute joué leur rôle dans cette appréciation différenciée. Bien souvent, Fichte n’est pas même mentionné par les commentateurs des écrits de Bakounine, et lorsqu’il l’est, c’est à mon avis d’une manière qui fausse les données du problème. En l’occurrence, deux auteurs ont évoqué le rapport de Bakounine à Fichte et se sont même empaillés à ce sujet : il s’agit d’Aileen Kelly, dont j’ai évoqué l’ouvrage dans un précédent billet, et de Paul McLaughlin, dont j’ai également parlé à plusieurs reprises sur ce blog. La difficulté, c’est que l’excellent ouvrage de Paul McLaughlin ne semble aborder la question du rapport de Bakounine à Fichte que parce que celui d’Aileen Kelly en parle. Ou pour le dire autrement: dans la mesure où A. Kelly étaye sa thèse (Bakounine, en quête d’absolu et de complétude, représenterait à ce titre un bon exemple de la psychologie de l’utopisme) sur l’enthousiasme qu’a ressenti le jeune Bakounine pour la philosophie de Fichte, P. McLaughlin semble se croire en devoir, pour contester cette thèse, de nier que la lecture de Fichte ait eu un impact durable sur la pensée du révolutionnaire russe. A mon avis, cette polémique n’épuise pas le débat, mais contribue bien plutôt à l’obscurcir, et c’est pourquoi je souhaiterais y revenir ici.
Tout d’abord, quelle connaissance avait Bakounine de Fichte, qu’a-t-il lu de lui ? Cette question possède en fait un préalable : que pouvait-il lire de Fichte au milieu des années 1830 en Russie? Il est important d’apporter ces précisions, parce que l’un des motifs pour lesquels l’impact de la lecture de Fichte par Bakounine a été minoré consiste à relever que celui-ci n’a lu de celui-là que des textes de peu d’envergure – ce qui peut, dans certains cas, entrer dans un discours de rabaissement plus général de la valeur philosophique de la pensée bakouninienne. Or une grande partie des écrits de Fichte a été publiée d’une manière posthume, et c’est le cas notamment de la plupart des quinze versions de son grand projet, la Doctrine de la science (Wissenschaftslehre), qui n’a longtemps été connue qu’à travers l’une de ses premières présentations, la Grundlage (Assiste fondamentale) de 1794. En revanche, les textes que Fichte considérait lui-même comme plus populaires, et qui pour la plupart sont issus de conférences qu’il avait prononcées, ont été édités de son vivant. C’est le cas des deux textes dont la lecture par Bakounine est attestée : les Conférences sur la destination du savant (1794) et de ce que l’on traduit comme l’Initiation à la vie bienheureuse (Anweisung zum seligen Leben, 1806), qui contient la doctrine fichtéenne de la religion. Ces textes de philosophie populaire ne sont toutefois pas sans valeur pour introduire à la pensée de Fichte – et l’on pourrait d’ailleurs en contester le caractère authentiquement populaire ou vulgarisateur : il s’agit bien plutôt, de la part du philosophe allemand, de présenter, dans un domaine particulier, les résultats que l’on peut tirer de son abstruse Doctrine de la science, et de le faire à destination d’un public qui n’a certes pas connaissance de ladite doctrine, mais demeure néanmoins doté d’une bonne formation philosophique.
Qu’a bien pu tirer Bakounine de la lecture de ces deux textes? Dans la polémique entre A. Kelly et P. McLaughlin, c’est essentiellement le texte de 1806 qui est mis à contribution : par la première pour souligner le caractère mystique de la pensée de Bakounine, caractère qui irait jusqu’à la négation du réel, et par le second pour souligner au contraire les contradictions entre la pensée de Fichte et ce que sera plus tard la pensée anarchiste de Bakounine. Je vais pour ma part revenir sur cette question, mais pour contester qu’il y ait lieu de tirer une négation de la réalité du Fichte de cette époque et pour soutenir que c’est en fait une caricature de Fichte qui est plaquée sur Bakounine dans le cas du livre d’A. Kelly – et que c’est contre cette caricature que se bat P. McLaughlin. Mais auparavant, il me semble nécessaire de reprendre les choses dans l’ordre et d’évoquer le premier de ces deux textes : que contiennent ces Quelques conférences sur la destination du savant (titre exact en allemand de cet écrit de 1794) ?
Il faut d’abord souligner qu’elles appartiennent à ce qu’on appelle le premier Fichte, celui qui vient d’avoir l’intuition de cette Doctrine de la science qui sera sa métaphysique. La question qu’il se pose (et ne cessera de se poser) est celle de savoir par où doit commencer la philosophie, ou quel est le fondement de toute théorie, à partir duquel celle-ci doit être présentée : non pas quand elle est née, ni comment on doit commencer à l’apprendre, mais quel doit en être le principe, si l’on entend par là une réalité première et non une proposition théorique. Le propos de Fichte sera précisément de soutenir trois choses : 1) qu’il faut commencer par le Moi ; 2) que ce Moi est une activité avant d’être un être ; 3) que dans les rapports entre théorie et pratique, c’est la seconde qui fonde et inclut la première, c’est-à-dire que la théorie doit en fait être désignée comme une activité théorique. En somme, et même si la philosophie demeure une théorie qui ne saurait se substituer à la vie, toute présentation théorique doit reconnaître une activité d’auto-position comme étant à son fondement. Il me semble que cette perception des rapports entre théorie et pratique aura une grande importance pour la suite de l’itinéraire de Bakounine, mais je vais y revenir à propos de l’Anweisung de 1806, qui est encore plus claire sur ce point.
Pour le moment, passons sur la justification de ces trois thèses et allons droit aux Conférences qui sont contemporaines de la Grundlage. Il me semble que c’est avec elle qu’on peut mesurer de la manière la plus sûre, sinon l’influence qu’aurait eue Fichte sur Bakounine, tout du moins l’affinité qui peut exister entre leurs deux pensées, notamment au travers des formules que le philosophe allemand emploie pour décrire la manière dont la liberté peut s’étendre d’un Moi à un autre. Dans la lignée de sa Doctrine de la science, Fichte montre que le Moi fini est tout entier en tension vers le Moi absolu, celui qui coïncide parfaitement avec lui-même, mais que cette tension ne peut jamais être tout à fait résorbée : pour coïncider avec lui-même, le Moi fini s’efforce en effet de modifier le monde extérieur pour le rendre conforme à ses exigences (qui sont de l’ordre de la moralité). Or dans ce monde extérieur, figurent d’autres Moi et l’ambition du Moi fini, dans sa quête de l’absolu ou identité avec soi-même, consiste à faire en sorte que les autres Moi soient également libres, étant entendu qu’il ne peut les produire comme tels mais seulement les reconnaître, et que cette reconnaissance suppose une réciprocité. C’est pourquoi selon Fichte, « seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure, et le rend libre en fait par une certaine influence dont on n’a pas toujours remarqué l’origine. Sous son regard, nous respirons plus librement ; nous ne sentons rien qui nous opprime. » (Conférences sur la destination du savant, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Vrin, 1980, p. 52) Il me semble qu’une telle formule, et d’autres semblables qui décrivent la théorie fichtéenne de la reconnaissance, mérite d’être rapprochée des formules récurrentes qu’on trouve sous la plume de Bakounine et qui présentent sa conception de la liberté. C’est le cas dans ses premières années, lorsqu’il cherche à penser philosophiquement son combat pour l’émancipation de ses sœurs. C’est encore le cas dans la Confession (1851) lorsqu’il lancera au tsar que « chercher mon bonheur dans le bonheur d’autrui, ma dignité personnelle dans la dignité de tous ceux qui m’entouraient, être libre dans la liberté des autres, voilà tout mon credo, l’aspiration de toute ma vie » (traduction P. Brupbacher, Paris, PUF, 1974, p. 125). Enfin dans L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-71) il déclarera : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. » (Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p. 173)
Il est bien clair toutefois que, sous l’angle de son rapport à Fichte, l’itinéraire de Bakounine est marqué par une rupture: autant la première période est caractérisée par un désir d’identité avec soi-même qui rejoint les problématiques fichtéennes, autant par la suite, d’une manière de plus en plus nette, cette thématique de l’identité à soi, ou de l’auto-affirmation, ou de la coïncidence avec soi qui définit l’idéal du Moi absolu, tend à s’estomper pour laisser la place à l’idée d’une liberté en expansion, qui ne prend sens que dans un élargissement progressif, par la révolte et les combats pour l’émancipation, de la reconnaissance réciproque. En outre, contrairement au Fichte de cette époque, Bakounine se confronte en pratique au problème de l’émergence de la liberté: si la théorie fichtéenne de la reconnaissance est alors marquée par une circularité (il faut qu’autrui soit déjà libre pour pouvoir me reconnaître et être reconnu de moi, et donc la liberté se suppose elle-même à titre de condition), Bakounine, dès lors qu’il passe à l’action et plus encore lorsqu’il adopte un credo matérialisme, réinscrit cette émergence de la liberté dans un processus matériel.
On peut dès lors en venir à l’Anweisung de 1806, qui est un texte important dans l’itinéraire de Bakounine puisqu’il semble qu’il en ait proposé une traduction lorsqu’il en fit la lecture avec Stankevitch en 1836. Il est possible (et je me suis livré à cette tâche assez fastidieuse lorsque j’ai rédigé ma thèse : pour qui serait intéressé, c’est p. 33-35 du premier tome) de retrouver dans la correspondance du jeune Bakounine avec son entourage, notamment féminin, les traces de sa lecture de l’Anweisung : l’identification entre Dieu et la vie et entre la vie et l’amour, la divinisation corrélative de l’homme par l’amour ou encore la distinction entre un amour égoïste (qui définit la vie apparente) et un amour où l’égoïsme s’anéantit (qui caractérise la vie véritable) sont autant de thèmes que Bakounine emprunte à cet ouvrage de Fichte pour penser ses propres relations avec son entourage. Toutefois, ces thématiques disparaîtront au cours des années suivantes lorsque Bakounine se convertira au hégélianisme et ne referont pas surface lorsqu’il se tournera vers l’action politique et se détournera de la philosophie. Il n’est pas certain en revanche qu’il en aille de même avec les rapports entre théorie et pratique tels qu’ils sont réfléchis dans l’Anweisung, avec un renouvellement du lexique qui fait que Fichte parle d’un pôle spéculatif, qui est celui des représentations, et d’un pôle vécu, qui est celui des affections. Le premier pôle renvoie au savoir, le second à la vie, et comme dans tout le reste de sa philosophie, Fichte affirme le primat du second sur le premier, et reconduit la primauté de l’acte sur l’être. Plus exactement encore, il définit ces deux pôles comme la scission originelle de ce qu’il appelle la vie. Mais surtout, dans l’Anweisung, Fichte en vient à qualifier comme seconde la place du savoir, en y incluant la philosophie, qui n’est jamais la vie, mais toujours une pensée de la vie. Il me semble qu’il y a une affinité entre ce primat de la vie et la réapparition tardive chez Bakounine du thème de la théorie et de la pratique, reformulé comme question des rapports entre la vie et la science, et qu’il peut être intéressant de relire sous cette lumière un autre fameux passage de L’empire knouto-germanique où Bakounine prône « la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science – à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité – mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. » (VIII, p. 125)
Bien évidemment, reste un écart infranchissable entre Bakounine et Fichte : les deux auteurs ne donnent pas le même sens à l’importance pratique que peut avoir l’activité théorique ou philosophique, et surtout le premier, lorsqu’il écrit les lignes qui précèdent, a depuis trente ans renoncé à l’idée d’une communion du Moi avec l’absolu, communion que permettrait de postuler la théorie si l’on suit Fichte. Ce dans quoi se dépasse ou s’abroge la théorie chez Bakounine (ce dans quoi elle abdique, diront les adversaires de Fichte), ce n’est plus l’absolu divin, c’est bien plutôt la pratique et les luttes pour l’émancipation.