Bakounine et Schelling (1) : les données du problème
Cela fait plusieurs années maintenant que je dois m’attaquer à cette série de billets sur le rapport de Bakounine à Schelling – après avoir un peu évoqué les rapports avec Fichte et avant peut-être de m’attaquer à la question des rapports entre Bakounine et Hegel, si toutefois j’ai quelque chose de nouveau à dire par rapport à ce que j’ai déjà publié à ce sujet. Il se trouve en effet que ce que j’ai pu écrire à ce propos dans mes travaux était singulièrement lacunaire et ne tenait pas compte d’un certain nombre de lectures proposées, notamment en Allemagne, des écrits du jeune Bakounine, mis en relation avec le fait qu’il assista aux cours de Schelling à Berlin au cours de l’hiver 1841-42.
Avant donc de présenter à partir du prochain billet quelques pièces intéressantes (parental advisory: philosophical content!), il m’a semblé important pour commencer de rappeler quelles sont les données du problème s’agissant des rapports entre Bakounine et Schelling, si toutefois problème il y a, et aussi de présenter quel fut mon cheminement jusqu’à elles.
On a pu lire sur le rapport du jeune Bakounine à Schelling les choses les plus contradictoires. Sommairement, les lectures de ce rapport se répartissent autour de deux pôles radicalement opposés. Les premières, mettant l’accent sur la réception de Schelling en Russie dans les courants slavophiles, sur quelques lectures de jeunesse de Bakounine et sur ce que fut son attitude lors de la venue de Schelling à Berlin à l’automne 1841, consistent à soutenir que Schelling a joué un rôle majeur dans la formation philosophique de Bakounine. Les secondes, que j’ai moi-même défendues, tendent au contraire à minorer ce rôle en s’appuyant sur le peu de références à Schelling qu’on trouve chez Bakounine, aussi bien dans les écrits que dans la correspondance, et à insister davantage sur le passage, chez lui, d’un enthousiasme pour Fichte (jusque vers 1837) à un enthousiasme non moins réel pour la philosophie de Hegel (à partir de 1838 et au moins jusque vers 1842-43 – voire un peu plus tard si l’on tient compte de clins d’œil hégéliens au moment des révolutions de 1848, j’y reviendrai peut-être).
Quels sont les enjeux de cette divergence de vues? Il faut rappeler que Schelling occupe une place singulière dans la philosophie idéaliste allemande de la première moitié du XIXe siècle. Philosophe d’une grande précocité, ami de jeunesse de Hegel et de Hölderlin, il a présenté quelques-unes des ébauches de systèmes les plus marquantes des débuts de l’Idéalisme allemand, avec, pour le dire vite, un système de l’idéalisme transcendantal (consistant à mettre en système les éléments de notre connaissance du monde) et un versant de philosophie de la nature (prétendant dépasser la dichotomie du sujet et de l’objet pour exposer la productivité de la nature comme processus). Mais eu égard à ces belles promesses de jeunesse (on a pu parfois dire que Schelling avait fait son éducation philosophique en public), le reste des publications de Schelling est très décevant. D’une part, celui-ci ne publie presque plus rien à partir de la fin des années 1800. D’autre part, rien de ce qu’il publie ne réalise le grand système que ses premiers écrits semblaient laisser espérer. Enfin, à partir des années 1820, avec le succès croissant de la philosophie hégélienne, la philosophie de Schelling semble de plus en plus reléguée à un moment préparatoire. C’est d’ailleurs à cette époque que naît une lecture hégélienne de l’idéalisme allemand qui rabaisse les figures de Fichte et de Schelling, qualifiées respectivement comme les représentantes de l’idéalisme subjectif et de l’idéalisme objectif, au rang de moments préparatoires pour l’idéalisme absolu de Hegel.
Mais la particularité de Schelling, c’est aussi qu’il survit à Hegel, et que sa philosophie connaît un développement qui lui est propre jusqu’au début des années 1850, à travers ce qu’il qualifie lui-même de philosophie positive – laissant entendre par là que tout ce qu’il avait élaboré dans sa jeunesse n’était que le versant négatif de sa philosophie. C’est à ce retour de Schelling sur le devant de la scène philosophique que Bakounine assiste en 1841. Seulement, ce retour a d’emblée une signification politique puisque Schelling est appelé à Berlin en 1841 par le nouveau roi Frédéric-Guillaume IV pour y contrecarrer l’hégémonie de la philosophie hégélienne, perçue comme nuisible pour l’ordre social, à l’Université. On comprend dès lors pourquoi les spécialistes de Bakounine ont pu être réticents à reconnaître une dette du révolutionnaire russe envers un philosophe perçu, à tort ou à raison, comme un emblème de la Réaction en Allemagne – celle-là même à laquelle le jeune Bakounine allait s’attaquer dans son fameux article d’octobre 1842 pour les Annales allemandes d’Arnold Ruge.
L’arrivée de Schelling à Berlin a pu être qualifiée de dernier événement philosophique en Allemagne. Pour le premier cours du philosophe à Berlin à l’automne 1841, ce sont plusieurs centaines de personnes qui s’entassent dans le plus grand amphithéâtre de l’Université. Parmi les auditeurs, on trouve les collègues (pour la plupart hégéliens) de Schelling, mais aussi des aspirants philosophes (comme Kirkegaard ou Bakounine) ou de jeunes littérateurs, comme Engels. Compte tenu de l’hégémonie philosophique qui est celle de Hegel (mort en 1831) sur la scène allemande, l’attente du premier cours de Schelling a quelque chose d’ambivalent. L’un des principaux documents sur ce premier cours et l’atmosphère qui l’entourait se trouve dans les comptes-rendus rédigés par le jeune Friedrich Engels (sous le pseudonyme d’Oswald). Celui-ci insiste sur le fait qu’on vient voir en Schelling l’ancien camarade de Hegel, mais aussi celui qui est censé venir régler son compte à la philosophie hégélienne (qu’on soit partisan ou adversaire de cette dernière). Pour le dire en termes triviaux, assister à un cours de Schelling à Berlin en 1841 quand on est hégélien, c’est un peu comme voir sur scène le groupe rival de celui dont on était fan mais qui s’est séparé 10 ans avant. Bon, je ne sais pas si c’est plus clair dit ainsi…
En travaillant il y a quelques années avec des collègues (principalement Emmanuel Renault, Pauline Clochec et Jean-Michel Buée) à une traduction de textes de jeunesse de Friedrich Engels en vue de leur édition critique, nous avons été amenés à nous intéresser au cours que prononça Schelling à Berlin au cours du semestre 1841-42 et aux commentaires dont il a fait l’objet, éléments que je n’avais pas pris la peine d’explorer lorsque j’ai travaillé sur les textes de jeunesse de Bakounine. J’en étais en effet resté à l’anecdote qui veut que le plus important des trois pamphlets anti-schellingiens rédigés par le jeune Engels (Schelling et la révélation), publié anonymement, avait été dans un premier temps attribué par Arnold Ruge à Bakounine, avant qu’Engels ne s’en déclare l’auteur. Et comme ce texte était pour l’essentiel un compte-rendu détaillé émaillé de remarques critiques sur le cours de Schelling, je n’y avais pas prêté davantage d’attention. Or dans la littérature qui s’est intéressée à ce cours de Schelling, au moins un commentateur a entrepris de s’intéresser de près à une possible réception bakouninienne de ces leçons. Il s’agit de Manfred Frank, qui proposa en 1977 une édition critique de ce cours (Schelling, Philosophie der Offenbarung, Francfort, Suhrkamp), rééditée en 1993. S’agissant des rapports entre Schelling et Bakounine, cette édition m’intéresse parce qu’elle tend à dessiner une troisième position qui consiste à insister moins sur la possible importance de Schelling dans la formation philosophique de Bakounine que sur l’affinité entre le vieux philosophe et le futur révolutionnaire lorsque celui-ci assista aux cours de celui-là à Berlin au cours de l’hiver 1841-42. C’est pourquoi, dans le prochain billet, je proposerai une traduction intégrale et annotée du passage de l’introduction de cette édition où est posée la question du rapport de Bakounine à Schelling. Après tout, cela en vaut la peine, puisque c’est la première fois que j’achète un livre de philosophie classique au dos duquel figure une citation de Bakounine!
Avant cela, il me reste toutefois à donner quelques indications sur l’histoire de ce texte et sur les éléments dont on dispose dans le corpus bakouninien pour évaluer le rapport du jeune révolutionnaire russe à Schelling.
Le texte sur lequel se fonde l’édition par Manfred Frank de la Philosophie de la révélation de Schelling est une transcription « pirate » du cours de ce philosophe, publiée en 1843 à l’initiative de l’un de ses adversaires, le théologien rationaliste de Heidelberg H. E. G. Paulus – raison pour laquelle on connaît en allemand ce texte comme le Paulus-Nachschrift. Ce n’est pas la seule transcription de ce cours à avoir circulé à l’époque (Schelling et la révélation du jeune Engels en est une autre, pour une part), mais il semble que ce soit la plus fidèle – dans la mesure où aucun texte original de Schelling relativement à ces leçons n’a été conservé. Le fait que dans les mois qui ont suivi son arrivée à Berlin, plusieurs personnes aient entrepris d’éditer ses cours (en courant le risque d’un procès) donne une idée de la curiosité qui entourait la figure de Schelling dans les milieux philosophiques.
Cette atmosphère d’attente se retrouve dans les lettres de Bakounine de l’automne 1841. On peut en retenir trois. La première, assez anodine, est une lettre de Michel à son frère Paul (Pavel), datée du 12 octobre 1841 (indiquée par erreur comme étant du 12 novembre sur le CD rom des œuvres complètes). Bakounine y signale simplement que « Schelling n’a pas encore commencé » et évoque plus longuement ses rapports avec Karl Werder, avec qui il prenait des leçons sur la Logique de Hegel. La dernière lettre, elle aussi très elliptique, est datée du 15 novembre 1841 et adressée principalement à sa sœur Varvara. On y trouve la déclaration suivante: « Je vous écris dans la soirée, après le cours de Schelling (très intéressant, mais assez insignifiant et ne retentissant pas dans l’âme. Pour le moment je ne veux rien conclure, je vais l’écouter sans préjugé) Mes camarades russes et allemands, au nombre de dix, viennent de partir. Je parlerai plus tard du cours de Schelling. » Malheureusement, Bakounine, pour autant que la correspondance dont on dispose soit complète, n’en fit rien et, comme on le verra, cette absence d’informations à pu permettre toutes sortes de conjectures – bien qu’elle constituât peut-être elle-même déjà une information.
Entre ces deux lettres, on trouve le document le plus important pour argumenter en faveur d’un engouement de Bakounine pour Schelling. Il s’agit de sa lettre du 3 novembre 1841 à sa famille, dans laquelle Bakounine rend compte d’une visite qu’il a rendue personnellement à Schelling quelques jours auparavant. Dans cette lettre, on trouve ce passage:
Je suis allé chez Schelling […]. Je lui ai parlé de mes études, du sujet de ses cours, tout ceci durant une heure et demie. Il m’a invité à venir le voir et je m’efforcerai de faire plus ample connaissance avec lui. Il ne ressemble presque pas à son portrait, il est petit mais il a des yeux merveilleux. On dit que sa fille est belle, le visage empreint d’une profonde expression. Aïe, aïe, aïe, peut-être vais-je tomber amoureux d’elle, et c’est d’autant plus dangereux que j’ai entendu les Russes, les Elagin, mais pas les Allemands parler d’elle, eux qui sont prêts à traiter un monstre de fille ravissante. Vous ne pouvez imaginer avec quelle impatience j’attends les leçons de Schelling. Pendant l’été je l’ai beaucoup lu et j’ai trouvé en lui une profondeur de vie, une pensée créatrice si incommensurables que je suis persuadé qu’il me révélera maintenant bien des choses profondes. Jeudi, c’est-à-dire demain, il commence. D’ici quelque temps je vous écrirai pour vous parler de lui.
Mais comme on l’a vu, Bakounine ne tiendra pas sa promesse. Toutefois, l’enthousiasme qu’il semble manifester dans son attente du cours de Schelling a permis à Manfred Frank de broder dessus d’une manière curieuse, j’y reviendrai.
Le dernier élément dont on dispose est constitué par les témoignages de tiers. Le plus célèbre est sans doute celui qui prête à Bakounine une manifestation d’enthousiasme débordant à l’occasion d’une retraite aux flambeaux organisée par les étudiants berlinois en l’honneur de Schelling. Elle est toutefois fortement sujette à caution, car écrite en 1870 par Michel Katkov, ancien membre comme Bakounine du cercle de Stankevitch, et qui sera à cette époque passé du libéralisme au conservatisme le plus rétrograde. Elle est rapportée en ces termes par Dragomanoff, dans la préface biographique qu’il joint à son édition de la correspondance de Bakounine avec Herzen et Ogarev (Paris, Perrin, 1896):
« La figure de Bakounine, dit Katkoff, se fixa dans notre mémoire d’une façon très caractéristique. Un jour, les étudiants se réunirent en cortège pour le Fakelzug, afin d’honorer le célèbre professeur. Un grand nombre de jeunes gens stationnèrent devant la maison du jubilaire ; lorsque le vénérable vieillard apparut au balcon, pour remercier de cette ovation, un puissant Hoch ! retentit dans l’air et, dans cette masse de voix, une voix criait plus fort que toutes les autres, c’était celle de Bakounine. Ses traits n’offraient plus qu’une bouche béante, tonnante. Bakounine criait plus fort, apportait plus d’empressement que tout le monde, bien que le jubilaire lui fût parfaitement étranger ; il ne connaissait pas le professeur personnellement et ne suivait pas son cours. »
L’inexactitude est ici de mise: Bakounine connaissait personnellement Schelling pour lui avoir parlé pendant une heure et demie, il avait assisté à ses premières leçons, et surtout on peut douter qu’en 1842, Bakounine ait encore manifesté un enthousiasme de ce genre à l’endroit de Schelling. Cela n’a pas empêché l’anecdote d’être reprise sans distance, par exemple dans la biographie de Bakounine par Madeleine Grawitz (Calmann-Lévy, 1990, p. 97), et avant elle par Henri Arvon (Michel Bakounine ou la vie contre la science, Seghers, 1966) qui y voyait le signe de la nature excessive de Bakounine…
À suivre!