Impressions de Priamoukhino (1) : la conférence
Je continue mon compte-rendu de la conférence internationale tenue à Priamoukhino, village natal de Michel Bakounine, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, avec un billet rendant compte du déroulement de la conférence.
Quelques mots d’abord sur la conférence en général, avant d’évoquer quelques interventions en particulier. L’événement était préparé de longue date par les quelques militants qui séjournent régulièrement dans le village, et qui pour certains d’entre eux y ont même fait l’acquisition de l’une des nombreuses isbas abandonnées, en ruine, ou vendues par leurs propriétaires ruinés et alcooliques.
Nous sommes partis de bon matin de Moscou par un car spécialement affrété pour l’événement (ci-contre, une photo du Bakunin Bus – que vous pourrez, à votre gré, renommer Magic Bakunin Bus, ou Bakunin Mystery Bus), et notre groupe de participants (conférenciers et autres) s’est élargi en chemin à quelques jeunes anarchistes montés à Tver’ et à Torzhok. Après six bonnes heures de car, la conférence a pu commencer dans les locaux de la petite école du village, dont la cantine avait également été mise à contribution pour l’occasion.
Les différentes contributions furent prononcées en russe et en anglais, et dans la mesure du possible, les organisateurs ont fait en sorte qu’elles soient traduites en anglais (quand elles étaient prononcées en russe) et en russe (quand elles étaient prononcées en anglais), ou bien avec un système de surtitrage, ou bien par traduction simultanée (un petit groupe d’anglophones se massant alors dans un coin de la salle pendant qu’un bilingue traduisait les propos du conférencier – voir la photo ci-contre). Toutefois, ce ne fut pas toujours possible et la plupart des participants étaient russes, je dois avouer que, la fatigue aidant, j’ai manqué une partie des contributions.
La plupart des contributeurs n’étaient pas des universitaires, mais des militants anarchistes, qui avaient tous quelque chose de particulier à dire sur la personne et l’activité de Michel Bakounine, que ce soit par rapport à leur activité militante, ou par rapport au lien qu’ils entretenaient avec cette figure de l’anarchisme révolutionnaire. Plus encore que dans tout autre événement de ce type, l’intérêt ne résidait pas seulement dans le contenu des différentes contributions, mais aussi dans la rencontre qui était rendue possible avec des personnes de générations et d’horizons les plus divers: militants anarchistes russes jeunes et moins jeunes, un habitant du village, une membre de la famille Bakounine, quelques universitaires, des Italiens, un Japonais, une Belge, deux Français, un Américain, un Ukrainien, un Biélorusse de Pologne, etc. etc. J’ai une pensée particulière pour ces jeunes gens venues en stop de coins reculés de la galaxie post-soviétique – les deux camarades venus de Iekaterinbourg au sud de l’Oural, et qui ont poursuivi leur route par la suite vers Nijni Novgorod, ou encore cet autre camarade arrivé en stop de Kharkov en Ukraine (en deux jours et une nuit), et qui m’a demandé avec candeur si j’avais utilisé les mêmes moyens pour venir de Lyon (oh no, by now, I’m much too old and much too rich for that !). Pour ces derniers, la conférence consacrée à Bakounine était un moyen de rencontrer d’autres compagnons et d’échanger témoignages, brochures et journaux.
Parmi les contributions qui m’ont le plus marqué au cours de cette conférence, je retiendrai d’abord celle de Tatiana Bakounine, l’une des dernières personnes à porter ce nom, et qui habite actuellement en Belgique, où sa famille émigra au lendemain de la révolution de 1917. Tatiana est la descendante d’Alexis, le plus jeune frère de Michel Bakounine. Elle nous a d’abord raconté ce qui s’était transmis à propos de ce dernier dans la tradition familiale – avec parfois quelques distorsions, comme l’indique l’anecdote de sa grand-mère blâmant Wagner qui aurait dénoncé Michel en 1849 et l’aurait fait arrêté suite aux événements de Dresde (on sait qu’il n’en est rien, et j’aurai l’occasion de revenir dans un prochain billet sur les relations entre Wagner et Bakounine, telles qu’elles ressortent d’un long passage des mémoires du premier consacré au second), mais aussi quelques détails amusants, relatifs aux nombreuses dettes contractées par Michel et épongées plusieurs années durant par sa famille. Elle nous a ensuite parlé de son rapport personnel à cette figure familiale, puis plus généralement à l’ancien domaine des Bakounine à Priamoukhino et à l’anarchisme. Ce fut l’occasion de rencontrer une personne particulièrement attachante, qui parle encore le russe (quoique, m’ont dit les camarades russes, avec quelques bizarreries qui tiennent moins à l’accent qu’à des tournures anciennes), en plus du français. Ci-contre, une photo prise pendant son allocution (à ses côtés, Misha Tsovma).
Parmi les autres contributions, je retiendrai également celle de Piotr Ryabov, qui enseigne à l’Université pédagogique de Moscou, et qui a donné lecture d’un papier très riche et très stimulant sur les rapports entre Bakounine et la philosophie du XXe siècle, en retenant six axes: la dialectique négative telle qu’elle fut pratiquée par les membres de l’école de Francfort (et particulièrement Adorno), l’anarchisme épistémologique de Feyerabend, le vitalisme de Bergson, l’analytique du pouvoir de Foucault, l’existentialisme de Sartre et de Gabriel Marcel, et enfin la philosophie de la révolte développée par Camus dans L’homme révolté. De cette contribution, je retiendrai deux choses. La première, qui me paraît la plus intéressante, touchait à l’interrogation sur ce qui a fait que la rencontre de la philosophie du XXe siècle avec Bakounine n’a en fait pas eu lieu – si l’on excepte Camus, qui mentionne expressément Bakounine dans son ouvrage, et dont les liens avec les libertaires sont désormais de notoriété publique, notamment depuis les travaux de Lou Marin. Mais à mon avis, la réponse à cette question sur la non-rencontre entre Bakounine et la philosophie du XXe siècle conditionne le deuxième aspect, à savoir les rapports particuliers qu’il est possible d’établir entre tel ou tel auteur ou courant philosophique du XXe siècle et les écrits de Michel Bakounine. Le fait que la rencontre n’ait pas eu lieu, le fait par exemple que l’école de Francfort ne mentionne jamais la dialectique négative de Bakounine, que Feyerabend ne signale pas la critique de la science qu’on trouve chez le révolutionnaire russe, que Bergson n’ait probablement jamais eu connaissance du concept de vie utilisé par Bakounine, et ainsi de suite, tout cela n’est peut-être pas seulement affaire de rencontre manquée, mais a aussi des conséquences théoriques, des deux côtés : Bakounine ne s’est jamais vraiment soucié de produire, pour elles-mêmes, une interprétation particulière de la dialectique, une critique de la science, une conception de la vie ou une analytique du pouvoir telle que Foucault la comprenait, et inversement, les théories en question portent souvent la trace d’une ignorance crasse vis-à-vis de ce que la tradition anarchiste (et pas seulement Bakounine) a pu produire sur des questions qui auraient pu les intéresser.
Je tiens également à signaler le grand intérêt que j’ai porté à la communication de Giulio Spiazzi, qui a interrogé les textes de Bakounine consacrés à l’éducation (dans le Catéchisme révolutionnaire, mais aussi dans la série d’articles de 1869 sur l’instruction intégrale) du point de vue de sa propre expérience d’éducateur libertaire, puisque Giulio enseigne dans une école libertaire de Vérone, en Italie. S’appuyant notamment sur les textes dans lesquels Bakounine affirme qu’un enfant n’appartient pas à ses parents ni à la société, mais à sa future liberté, Giulio a notamment rendu compte du fait que toute éducation libertaire devait s’appuyer sur le simple désir qu’avait tout enfant de grandir, et que si l’instruction pouvait contenir un élément de positivité, l’essentiel des principes éducatifs libertaires, dans cette optique, devait être négatif, c’est-à-dire être essentiellement tourné contre tout ce qui vient brider l’autonomie de l’enfant dans la réalisation de ce désir de devenir grand.
Une autre contribution qui m’a particulièrement intéressé est celle de Vadim Damier, par ailleurs militant de l’AIT, notamment parce qu’il analyse ce qui constitue l’un des points délicats dans l’interprétation du parcours de Bakounine, à savoir son passage à l’anarchisme. J’ai déjà évoqué cette question, notamment au sujet du désaccord que nous avons à ce propos avec René Berthier (qui ne considère que Bakounine est anarchiste que pour la période postérieure à son adhésion à l’AIT en 1868). Pour ma part, notamment dans la préface que j’ai jointe à la récente édition du Catéchisme révolutionnaire, j’ai parlé, pour la période 1864-68 du premier anarchisme de Bakounine. Dans sa communication, Vadim Damier a pour sa part employé l’expression de « fédéralisme radical » pour évoquer les conceptions qui furent celles de Bakounine entre son éloignement des questions nationales (1864) et son adhésion à l’AIT, s’appuyant pour cela sur la rémanence du vocabulaire de l’État dans les textes des années 1864-66. Si l’on tient compte du fait que Bakounine ne se dit effectivement anarchiste qu’à partir de 1867, il me semble que la formule de V. Damier caractérise assez justement la position de Bakounine au cours de ces premières années de socialisme libertaire, où il s’agit moins pour lui d’en finir avec le principe même de l’État que de minorer le plus possible sa dimension centralisée.
Enfin, j’ai beaucoup appris sur l’anarchisme japonais en écoutant la communication de Hikaru Kanata (l’un des deux Japonais prévus initialement, l’autre n’ayant pu se joindre à nous en raison du retard de son avion), consacrée au rapport qu’un certain nombre d’anarchistes japonais entretenaient avec Bakounine – à commencer par Noe Itō et son compagnon Sakae Ōsugi (1895-1923), figures majeures du mouvement anarchiste japonais dont j’ai, à ma grande honte, appris l’existence à l’occasion de cette conférence, et qui furent sauvagement exécutées par la police militaire japonaise dans les jours qui suivirent le tremblement de terre de Kantō. Je signale par la même occasion que la république française, suivant une tradition largement poursuivie depuis, possède une responsabilité écrasante dans cet assassinat, puisque ce fut elle qui déporta Sakae Ōsugi de la France (où il se trouvait pour participer à un congrès anarchiste qui fut plusieurs fois repoussé) vers le Japon au cours des mois précédents. Celui-ci, bien qu’il fût plutôt un adepte de Kropotkine (et en même temps un théoricien de l’égoïsme radical et de l’amour libre, qu’il pratiqua – comme quoi, les distinctions entre anarchisme communiste et individualisme n’ont rien de tranché), traduisit également quelques textes de Bakounine en japonais.
Dans un registre plus léger, et pour amorcer le virage vers le prochain billet, qui sera consacré aux lieux et aux gens de Priamoukhino, j’ajoute que Hikaru et moi fûmes personnellement interpellés, le premier soir de la conférence, par un vieux poivrot du village qui ne nous laissa guère d’autre choix que de vider sur le champ avec lui une bouteille de vodka…