Impressions de Priamoukhino (2): les lieux
Il n’y a pas que les colloques, conférences, symposiums et autres congrès, dans la vie, et c’est heureux, et même ces événements ont leurs à-côtés, qui sont souvent tout aussi intéressants, sinon davantage, que le contenu des propos énoncés ex cathedra. Il s’agit des lieux dans lesquels se déroulent ces événements, et des gens que l’on y rencontre. Il est vrai que parfois, les participants à des colloques universitaires ne viennent que pour prononcer leur communication, ne voient pas la ville dans laquelle ils parlent, ni les gens auxquels ils s’adressent, au point qu’on pourrait se demander si une simple retransmission sur écran de leur intervention n’aurait pas suffi. Il est sans doute vrai aussi que parfois, on n’a pas le choix, mais cela n’en est que plus triste.
Toujours est-il qu’en ce qui me concerne, j’avais eu la possibilité de faire le choix de rester quatre jours entiers à Priamoukhino (et cinq jours en tout en Russie), afin précisément de ne pas rester simplement enfermé dans la cave d’une école, asservi à la science et coupé de la vie au dehors, à échanger sur un homme qui prônait la révolte de la vie contre le gouvernement de la science. Cela étant, les compagnons qui avaient organisé cette conférence avaient bien fait les choses puisque, dans le temps même de la conférence, nous avons pu visiter les lieux et rencontrer les personnes sur place (ci-contre, un groupe de touristes/anarchistes/conférenciers).
Bien que cette séparation ait quelque chose d’artificiel, puisque les lieux portent l’empreinte des gens qui les habitent, je commencerai par évoquer les lieux, c’est-à-dire Priamoukhino et ses environs, lieux qui ont en l’espèce une certaine importance : outre qu’ils portent la trace, pour qui (est accompagné de quelqu’un qui) sait la repérer, de la famille Bakounine (dont les armoiries figurent ci-contre), ils appartiennent à cette campagne russe qu’on connaît si mal et surtout, ils sont désormais habités, appropriés dans le meilleur sens du mot, par des personnes, jeunes et moins jeunes, qui ont choisi d’y séjourner, d’une manière plus ou moins durable et plus ou moins régulière, en prenant pour prétexte le lien de ces lieux avec Michel Bakounine.
Pour situer Priamoukhino dans l’espace, et sans recourir à des images satellites fournies par un célèbre moteur de recherche qui exige en contrepartie que vous vous géolocalisiez et lui fournissiez à votre insu quantité d’informations qu’il revendra ensuite à divers protagonistes, il faut se représenter la route qui conduit de Moscou à Saint-Pétersbourg. À un tiers de cette route, après Tver’, se trouve la jolie petite ville de Torjok (ou Torzhok, si l’on adopte la transcription internationale). C’est ici que l’on bifurque vers l’ouest, puis après trente kilomètres, une petite route qui bientôt devient un chemin de terre mène au village de Priamoukhino. Les bons marcheurs peuvent aussi s’y rendre en train depuis Torjok, une station au milieu de la forêt portant le nom de Bakounine – mais elle est située à 12km de Priamoukhino et il n’y a qu’un ou deux trains par jour. Nous sommes donc ici dans le nord-ouest de la Russie – suffisamment au nord pour qu’en juillet, à une heure du matin, on voie encore les lueurs du couchant, qui précèdent de peu celles du levant. Et c’est la brousse : depuis l’effondrement des années 90, la campagne n’est presque plus cultivée (à part les lopins de terre personnels et une récente tentative de relancer une production laitière), il est difficile d’y trouver du travail et l’alcool a décimé une bonne partie de la population masculine.
Comme toute la région située au nord-ouest de Moscou, la campagne de Priamoukhino est victime de l’invasion d’une plante étrange, parfois haute de plus de trois mètres, qui semble venue d’une autre planète: la berce du Caucase (autrement appelée borshevik, soit борщевик – oui, à une lettre près, c’est comme bolchevik). Celle-ci y a été introduite, m’ont raconté les gens du lieu, à l’époque de Staline, par quelque bureaucrate débile qui, ayant constaté sa croissance rapide, eut l’idée de la cultiver comme plante fourragère. Seul problème: il s’agit d’une plante toxique et invasive, provoquant de graves photosensibilisations si sa sève entre en contact avec la peau (et son ingestion par les bestiaux ne devait pas être bien fameuse non plus). Aujourd’hui, la plupart des campagnes de cette région étant laissée à l’abandon, la berce du Caucase se répand…
Mais tout cela n’existait guère à l’époque de Bakounine, dont la famille possédait le domaine de Priamoukhino et y construisit sa résidence au début du XIXe siècle. Le village comporte une église de style Palladio, l’une des plus belles de la région (pour qui apprécie ce style d’origine italienne). Ce n’est pas là le seul lien entre la famille Bakounine et l’Italie. On sait qu’Alexandre, le père de Michel, séjourna longtemps dans ce pays, en sa qualité de diplomate – notamment à Florence et à Naples, villes que son fils aîné fréquentera également entre 1864 et 1867. Et outre Michel, Paul (ou Pavel), son frère cadet, fera également de fréquents séjours en Italie – l’un de ses fils s’engagera d’ailleurs dans l’expédition de Garibaldi.
Cette influence italienne se ressent aussi dans la construction de la maison des Bakounine, dont il ne reste aujourd’hui malheureusement plus la partie centrale (qui était en bois), et dont le plus gros bâtiment restant est fortement endommagé et en très grand danger, en raison de l’effondrement du toit (d’où entrée d’eau et de neige, d’où dégradation générale de tout ce qui est en bois, tels que poutres, planchers, etc.).
Le village de Priamoukhino est en fait la réunion de plusieurs hameaux: le principal se situe à proximité de l’église et s’organise essentiellement autour d’une rue centrale, et c’est là qu’on trouve le seul petit magasin du village (il y avait un dispensaire et un magasin coopératif, mais tous deux ont fermé) ; mais il est deux ou trois autres hameaux, distants d’un ou deux kilomètres les uns des autres. On y trouve de jolies isbas, et quelques unes dans un triste état – par abandon ou par rénovation désastreuse.
Il semble que la coutume, pour se débarrasser d’une isba ou d’une grange délabrée soit d’y foutre le feu. Entre ces hameaux coule une jolie rivière (voir photo en tête de ce billet), dans laquelle on pouvait se baigner ces dernières années (l’effondrement industriel ayant conduit à sa dépollution naturelle), mais une usine de papier située en amont ayant déversé dedans à deux reprises des produits chimiques au cours du dernier printemps, il faut désormais se contenter de la regarder.
Entre le hameau central et la rivière s’étend l’ancien domaine des Bakounine, qui est devenu peu évident à détecter pour un œil non averti – sinon qu’on y trouve quelques grands arbres plusieurs fois centenaires, et dont certains d’entre eux, se plaît-on imaginer, furent les témoins muets et impassibles des intrigues personnelles qui rythmaient la vie de Michel Bakounine et de ses sœurs, courtisées par moult visiteurs (dont les plus célèbres furent Nicolas Stankevitch et Vissarion Belinski). La forêt y est peuplée de sources vives, auxquelles on peut boire sans danger (toujours aucun symptôme dix jours après!), et même avec délice.
Elle porte ici ou là la trace des aménagements apportés par la famille Bakounine avant 1917 : sous tel arbre, encore fumant parce que les riverains y ont bouté le feu (une manie) après qu’il se fut brisé, Belinski avait coutume de s’asseoir ; telle petite bosse est en fait le vestige d’un tertre édifié par Alexandre Bakounine en l’honneur du général Mikhaïl Koutouzov, commandant en chef des armées russes lors de la campagne de Russie en 1812 et lointain parent de la famille. Pour qui voudrait lire une évocation littéraire contemporaine de ces lieux et de ce qui s’y passe, on ne peut que conseiller la lecture du chapitre de l’Éloge des voyages insensés de Vassili Golovanov (éditions Verdier, traduction Hélène Chatelain) qui leur est consacré.
C’est vers l’entretien de ce domaine, et les expériences de vie communautaire qui l’ont accompagné, que se sont orienté les efforts des militants libertaires venus de Moscou ces dernières années. Ils ont pu, pour cela, compter sur la présence sympathisante sur place de Sergey Gavrilovitch Kornilov – mais c’est déjà l’objet de mon prochain billet. Parallèlement, un certain nombre de stèles ont été édifiées en la mémoire de la famille.
Enfin dans l’école de Priamoukhino se trouve un musée Bakounine, comportant nombre de documents relatifs à la vie de Michel et de sa famille, ainsi qu’une maquette de leur maison telle qu’elle était au milieu du XIXe siècle.
Berce du Caucase, c’est pas la faute à Staline, pour une fois, mais celle à un aimable botaniste suisse… par ici, il y en a tout le long des rivières, on apprend dès l’école à ne pas y toucher.
A part ça, merci et bravo pour ces papiers!