Impressions de Priamoukhino (3): les gens
Je poursuis la relation de mes impressions de Priamoukhino en évoquant les personnes que j’y ai rencontrées. Il ne s’agit pas seulement de parler des personnes qui ont livré une communication à la conférence, mais aussi des organisateurs, et des personnes qui habitent Priamoukhino (quelques mois par an, comme Misha dans son isba, qui figure ci-contre en photo, ou pour la vie). Plus que tout autre événement de ce genre, la conférence de Priamoukhino a aussi été une expérience de vie, ou plutôt, elle est connectée à une expérience de vie qui se poursuit maintenant depuis plusieurs années – je veux parler de l’organisation annuelle de conférences sur place, de la présence récurrente d’anarchistes dans le village, notamment au cours des mois d’été, et de la connexion qu’ils ont établie avec quelques habitants. Pour celles et ceux qui voudraient faire connaissance avec ce contexte, dans une prose autrement plus émouvante que la mienne, je recommande à nouveau le livre de Vassili Golovanov, Éloge des voyages insensés (traduit aux éditions Verdier), qui s’ouvre précisément sur une visite du domaine des Bakounine à Priamoukhino (acceptez de glisser sur quelques erreurs historiques pour goûter tout le sel de cette prose). Pour l’heure, ce qui m’intéresse, c’est le rapport que ces expériences et événements entretiennent avec la figure de Michel Bakounine.
On pourrait évidemment être tenté de voir dans le rassemblement de plusieurs dizaines de militants libertaires, majoritairement russes, dans le village de naissance de Michel Bakounine le signe d’un culte de la personnalité fort mal venu de la part de personnes se réclamant de cette orientation. Pour diverses raisons, je pense qu’il n’en est rien, et même que le choix de se réunir autour d’une figure historique de l’anarchisme, y compris dans ce qu’elle peut avoir de désuet, a quelque chose de profondément innocent pour le mouvement libertaire. Ces diverses raisons se résument aux caractéristiques de la figure de Bakounine et au type de rapport que les militants libertaires peuvent entretenir avec elle. Bakounine se prête mal, tout d’abord, à l’hagiographie : son parcours est tout sauf linéaire (en Russie, il est d’abord un apolitique exprimant ici ou là des options conservatrices ; puis il croit pouvoir transformer des passions nationales en passions authentiquement révolutionnaires ; son adhésion à l’AIT n’est que tardive ; sur la fin, on trouve chez lui des expressions désabusées quant à la possibilité d’une révolution en Europe) ; le moins qu’on puisse dire est que son œuvre écrite n’est guère propre à susciter l’engouement, ne serait-ce que par son caractère intrinsèquement décousu et inachevé ; et toute attachante que puisse être sa personne, elle est loin d’offrir l’image de quelqu’un d’infaillible (qu’on songe à la manière dont il se fit berner, de son propre aveu, par Netchaïev, ou encore aux saillies antisémites qui parsèment ses écrits contre Marx), ou de toujours très scrupuleux (il n’est qu’à mentionner les zones d’ombres de ses projets d’organisation secrète ou le rapport qu’il entretenait avec l’argent – tout particulièrement celui des autres).
Ces différentes caractéristiques déterminent pour partie le lien qui unit nombre de militants libertaires avec Bakounine, qui n’est pour eux ni un saint, ni un martyre, mais quelque chose comme un vieux camarade dont on continue à fréquenter les écrits parce qu’ils ont quelque chose à nous dire encore aujourd’hui sur les conditions d’une révolution sociale et libertaire (ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils disent tout à ce sujet). Dans la mesure où l’anarchisme n’a pas pour ambition de constituer une philosophie totale et systématique, et se soucie peu de la fidélité à un auteur, il me semble que les militants et/ou chercheurs qui se rassemblent chaque année à Priamoukhino, et particulièrement en cette année de bicentenaire, entretiennent pour la plupart un rapport vivant à cette figure, appréhendée aussi bien par rapport à ce qu’elle a vécu qu’à ce qu’elle a écrit, et aussi bien par la dimension parfois exemplaire de son action que par ses échecs et ses erreurs – et toujours dans la perspective de nos préoccupations du moment. Mais peut-être ne fais-je là qu’exprimer mon point de vue (celui de quelqu’un qui, un peu par les hasards des préoccupations militantes et du parcours universitaire, s’est retrouvé bombardé spécialiste de Bakounine), et qui sait si l’on ne découvrira pas derrière tout cela un jour un culte larvé du génie intemporel du camarade Bakounine, petit père de l’anarchisme (ça m’étonnerait).
Le fait est, tout d’abord, que, comme le chien et le chat de Serguei Gavrilovitch (dont il sera question dans un instant – de Serguei, pas des bêtes) qui jouent et se chamaillent alternativement, les camarades de Priamoukhino n’ont pas fait de Bakounine le centre de leur vie, n’ont pas organisé cette dernière autour de lui. Il est sans doute vrai que le rapport au village natal du révolutionnaire russe s’inscrit dans une sorte de patrimonialisation (désolé pour ce vilain mot), qui a à voir avec l’identité libertaire, y compris dans ce qu’elle a de consciemment évolutive, conflictuelle et autocritique. Mais on pourrait aussi soutenir, à suivre l’activité des gens de Priamoukhino, que ce rapport distancié à l’histoire du mouvement libertaire est aussi un prétexte pour sauver quelque chose de ce qu’il y a de meilleur dans la vie populaire russe, dans les traditions de coopération et d’entraide, d’auto-organisation locale, de solidarité face aux difficultés de tous ordres (politiques, sociales, climatiques, économiques).
Difficile d’évoquer Priamoukhino sans dire un mot de Serguei Gavrilovitch Kornilov, 74 ans, qui a grandi et vit toute l’année dans ce village dont son père était originaire (il figure à droite sur la photo ci-contre). De lui, Vassili Golovanov a écrit qu’il est de ces personnages grâce aux efforts desquels « notre pays ne s’est pas encore dissous dans l’éternité de la nature » (que l’on songe à la transformation de la campagne russe en friche) et dont la tâche est de « témoigner par leur propre vie de la valeur réelle de ce dont ils sont dépositaires ». C’est dans le jardin de la maison de Serguei qu’ont été pris tous les repas du soir au cours de la conférence, mais aussi ceux qui ont suivi jusqu’à notre départ pour Moscou, et la qualité de notre séjour aurait certainement été bien réduite sans lui – son jardin, son barbecue, sa cuisine d’été, son livre d’or, sa guitare, sa Lada antédiluvienne, sa bania. Sa maison est devenue, depuis plusieurs années, le point de rassemblement des anarchistes qui visitent Priamoukhino, régulièrement (comme Misha ou Kolia) ou plus épisodiquement.
Ces derniers tâchent d’expérimenter des formes de vie commune, mais aussi de travail coopératif, à travers des chantiers d’entretien du domaine et du village, dans un pays où les zones de ce type ont été complètement oubliées par l’État (pour le meilleur et pour le pire). La plupart raconte que lorsqu’ils ont débarqué dans les lieux, au cours des années 90, les habitants les regardaient d’un drôle d’air : mais qui étaient ces jeunes gens qui disaient ne pas boire de vodka (acte presque militant dans un pays où la population, surtout dans sa composante masculine, a pris coutume d’y noyer son désespoir et a été littéralement décimée par l’alcoolisme au cours de la grande dépression des années 90), pour la plupart étaient végétariens et se baignaient nus dans la rivière ? De plus, ils semblaient porter un intérêt tout particulier au vilain petit canard de la famille Bakounine, le seul dont le nom ne figure pas sur la plaque commémorative posée le long de l’église (parce qu’il s’agit du seul à ne pas y être enterré). Le pope entretint ses ouailles de la possible affiliation de ces étranges personnages avec le Malin – et quelques années plus tard, sans doute pour donner l’exemple d’une vie chrétienne accomplie, il trucida femme et enfants avant de se suicider. Quant à Serguei Gavrilovitch, bien qu’il ait assez vite accueilli les nouveaux venus les bras ouverts, il a tardé à se dire anarchiste – et bien qu’aujourd’hui ce soit le cas, il demeure un chrétien d’un genre très particulier, qualifié avec humour par certains de ses compagnons d’anarcho-gavriloviste.
Quant au reste des habitants de Priamoukhino (ce qui ne fait pas beaucoup de monde: en incluant tous ses hameaux, le village ne dépasse pas les 400 habitants), tous ceux que nous avons rencontrés regardaient notre petit remue-ménage avec un mélange d’étonnement, de curiosité et de sympathie – même lorsqu’il y avait peu de chances qu’ils se reconnaissent dans les idées anarchistes – et nous n’avons jamais rencontré la moindre hostilité. Il y eut d’abord ce glorieux pochetron qui s’introduisit en douce dans le jardin de Serguei Gavrilovitch (ce qui n’est guère difficile, il suffit de pousser la porte) et tenta de nous entraîner, Hikaru Tanaka et moi, dans un traquenard à base de vodka – ce qui n’échoua que faute de munitions, l’unique bouteille ayant été prestement liquidée. Sa conversation se limita à quelques formules tautologiques (que même les Russes avaient du mal à nous traduire) et à des questions sur la nature possiblement marijuanesque de mon tabac à rouler. Puis cette voisine qui partagea notre repas en apportant le dessert. Et encore ces habitants de l’un des hameaux qui s’empressèrent de nous faire rentrer chez eux, lors d’une expédition en forêt en quête de baies, pour reprendre de l’eau, puis pour prendre un café, et du miel, et finalement passer une heure à discuter sur nos pays respectifs. Et enfin (car il faut bien s’arrêter) ce vétéran de l’armée soviétique nous arrêtant dans la grand-rue du village simplement pour discuter, et nous dire à quel point il n’y avait pas de boulot à Priamoukhino.
Je ne peux pas terminer ce billet sur les gens de Priamoukhino sans évoquer la manière dont ils perçoivent la tension actuelle autour de l’Ukraine. On n’a peut-être pas conscience (ou on ne veut pas) du niveau de propagande, notamment télévisuelle, qu’encaisse ces derniers temps la population russe, sommée de s’identifier à son grand génie géopolitique Vladimir Poutine, qui force chez nous l’admiration de Marine Le Pen et du Réseau Voltaire (liste non exhaustive, malheureusement). Le gros des Russes, qui ne dispose que de ce canal d’information (et évidemment pas de son démontage systématique, tel celui mis en œuvre par un site ukrainien) vit ainsi au mieux dans la peur d’une troisième guerre mondiale, déclenchée par les fameux fascistes ukrainiens (car c’est connu, il n’y a pas de fascistes en Russie), au pire dans une forme de nationalisme grégaire derrière « notre Poutine ». Quant aux libertaires, ils sont à l’évidence désemparés par cette situation : certains d’entre eux ont de la famille dans des zones d’Ukraine qui pourraient devenir des zones de conflit (du moins le pensent-ils) ; certains prétendent renvoyer dos-à-dos les belligérants, au nom de l’anti-nationalisme, du pacifisme et de l’idée selon laquelle la crise ukrainienne ne serait née que d’une division au sein de l’oligarchie capitaliste au pouvoir (ce qui me paraît un peu court pour rendre compte de ce qui s’est passé place Maïdan, à Kiev, où les rassemblements étaient d’abord des protestations contre la corruption, comme dans d’autres pays qui ont connu des situations insurrectionnelles ces dernières années) ; d’autres enfin estiment que le premier devoir des militants russes est d’insister sur la nocivité de l’autocratie moscovite et de l’État russe centralisé, faute de quoi toute la propagande anticapitaliste restera lettre morte. Il me semble que ces derniers peuvent, à bon droit, se réclamer de certaines analyses que produisit, il y a bientôt 150 ans de cela, un certain Michel Bakounine…