Bakounine et les « classes politiques »
Pour écrire le texte de ma conférence sur « Bakounine et le concept de politique » pour le colloque consacré au bicentenaire de la naissance de Bakounine à Bogota en novembre dernier (dont on trouvera le programme ici, et un bref compte-rendu ici), j’ai procédé, comme je le signale dans ce texte, à une recherche exhaustive sur toutes les occurrences du mot « politique » dans les textes de Bakounine. Or à cette occasion, je me suis rendu compte qu’on trouvait chez lui à plusieurs reprises un usage du syntagme « classe politique » (au singulier et au pluriel), dont je pensais qu’il apparaissait bien plus tardivement dans l’histoire des idées politiques. En effet, dans l’histoire de la sociologie politique, le concept de classe politique est attaché au nom du sociologue italien conservateur Gaetano Mosca (1858-1941 – oui, c’est le joyeux drille sur la photo ci-contre) qui est réputé être le premier à en avoir fait un usage conceptuel en sociologie – au point que, réciproquement, on a souvent réduit sa sociologie à une théorie de la classe politique.
Dans la seconde édition de ses Éléments de science politique, en 1923 (à lire ici, pour qui lirait l’italien), il introduit ce concept à partir de celui de « classe dirigeante » – la classe politique apparaissant comme cette espèce de classe dirigeante qui est active principalement dans le domaine politique. La sociologie de Mosca est souvent regroupée avec celle de Vilfredo Pareto (et parfois aussi avec celle de Robert Michels) dans une « sociologie des élites », et il est vrai que l’effort de ces auteurs consiste en grande partie à distinguer dans les sociétés ou groupes sociaux qu’ils étudient des dirigeants et des dirigés (ce qui peut faire son intérêt critique), et à inscrire cette division dans la nature même de toute société (ce qui correspond à sa dimension conservatrice). Dans le sociologie de Mosca, la notion de classe a un sens bien différent de celle qu’elle a, par exemple, dans le marxisme. Si dans ce dernier courant de pensée, la classe réunit une composante objective (la place dans les rapports de production – de sorte que dans les sociétés qui vivent sous le mode de production capitaliste, c’est le clivage entre propriétaires des moyens de production et prolétaires qui tend à prédominer) et une composante subjective (la conscience de l’appartenance à une classe et de l’hostilité entre les classes), chez Mosca en revanche la notion de classe politique se veut purement descriptive et renvoie à un partage factuel, dans le champ du politique, entre gouvernants et gouvernés – il y a une classe politique, c’est-à-dire une classe de dirigeants politiques, comme il y a différentes classes de mammifères marins. Bien que cela n’entre pas dans les vues du sociologue italien, on mesure l’usage critique qu’il est possible de faire d’un tel concept, en suggérant, par exemple, comme le fera plus tard Pierre Clastres, que les oppositions de classe au sein d’une société donnée, ont une signification politique avant d’avoir une signification économique (et donc que les rapports de classe sont des rapports de domination avant d’être des rapports socio-économiques), ou encore en suggérant que l’abolition proclamée (notamment par le marxisme) des classes au sens socio-économique pourrait bien laisser perdurer une domination de classe sur le fondement du maintien d’une direction politique autonomisée.
Qu’en est-il donc de l’usage que fait Bakounine de cette expression de « classe politique » ? Il ne s’agit évidemment pas de prétendre que Bakounine serait l’inventeur du concept de classe politique, encore moins le premier à utiliser cette expression, ni même d’ailleurs que la conception qu’il s’en fait aurait pu jouer un rôle quelconque dans le concept moscatien de classe politique. Une rapide recherche sur Internet nous apprend ainsi que l’expression est couramment utilisée à partir de la deuxième moitié des années 1840 – et on trouve même dès 1834, à la p. 99 de l’Histoire des insurrections de Lyon, en 1831 et en 1834, de Jean-Baptiste Monfalcon cette idée que « une des plus fatales conséquences des événements de Novembre [1831] ce sera de faire des ouvriers lyonnais une classe politique » (entendons par là une classe qui se mêle de politique, au lieu de se mêler de ses fils de soie et que les vaches demeurent bien gardées). De ce que j’ai pu lire, il s’agit là, en langue française, de la plus ancienne occurrence de l’expression, tout du moins en tant qu’elle accole l’adjectif « politique » à l’acception sociale de la classe – et je la signale aussi parce qu’elle me semble à même d’éclairer l’usage que fera Bakounine de cette expression.
Précisément, on en trouve des occurrences, au singulier et au pluriel, dans huit textes du révolutionnaire russe, tous postérieurs à 1864, soit donc à l’adoption d’un credo socialiste et libertaire. La première, présente dans le long programme révolutionnaire adressé en 1864 au démocrate suédois Sohlmann (Société internationale secrète de l’émancipation de l’humanité) revient simplement à envisager une classe en tant qu’elle joue un rôle politique, conformément à ce qui est l’usage courant de cette expression au moins depuis les années 1840 : « Votre clergé, comme classe politique, s’en ira bientôt en fumée », lance-t-il à Sohlmann (ce texte a été édité par M. Mervaud dans le volume coordonné par Jacques Catteau, Bakounine. Combats et débats, Paris, Institut d’études slaves, 1979, p. 221). En revanche, les occurrences suivantes vont toutes tendre à signifier, par « classes politiques » : « classes politiquement privilégiées », ce qui me semble aller de pair avec la révision du concept de politique qui s’opère chez Bakounine à partir de 1868 (de sorte aussi que Bakounine va pour partie renverser l’usage habituel de l’expression, et que celle-ci va rendre, dans certains de ses textes, un son plus familier à nos oreilles).
Dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, écrit au cours de l’hiver 1867-68, l’expression se trouve à la fois au singulier au pluriel. Au singulier, l’expression semble signifier tout simplement l’ensemble des membres d’une société qui jouissent de droits politiques, et elle sert à distinguer la masse des sans droits du groupe des citoyens à part entière : « en général, aucun État, ni antique, ni moderne, n’a jamais pu ni ne pourra jamais se passer du travail forcé des masses soit salariés, soit esclaves, comme d’un fondement principal et absolument nécessaire du loisir, de la liberté et de la civilisation de la classe politique: des citoyens. Sous ce rapport, les États-Unis d’Amérique du Nord ne font pas même encore exception. » (Œuvres, vol. I, Paris, Stock, 1980, p. 192) Dans le même texte, on trouve l’expression au pluriel, dans un passage qui porte sur la position du peuple dans la démocratie en Suisse et aux États-Unis : le seul avantage que le peuple retire de ce système, explique Bakounine, « c’est que les minorités ambitieuses, les classes politiques n’y peuvent arriver autrement au pouvoir qu’en lui faisant la cour, en flattant ses passions passagères, quelquefois fort mauvaises, et en le trompant le plus souvent. » (ibid., p. 207) Enfin dans une opposition entre classes politiques et classes ouvrières : « Toutes ces différentes existences politiques et sociales se laissent aujourd’hui réduire à deux principales catégories, diamétralement opposées l’une à l’autre, et ennemies naturelles l’une de l’autre: Les classes politiques, composées de tous les privilégiés tant de la terre que du capital, ou même seulement de l’éducation bourgeoise, [Note de Bakounine : À défaut même de tout autre bien, cette éducation bourgeoise, avec l’aide de la solidarité qui relie tous les membres du monde bourgeois, assure à quiconque l’a reçue, un privilège énorme dans la rémunération de son travail, – le travail du bourgeois le plus médiocre se payant presque toujours trois, quatre fois plus que celui de l’ouvrier le plus intelligent.] – et les classes ouvrières déshéritées aussi bien du capital que de la terre, et privées de toute éducation et de toute instruction. » (ibid., p. 62 – occurrence qui est en fait la première dans le texte) Ce qui est évidemment frappant dans ce texte, c’est que Bakounine y oppose directement classes politiques et classes ouvrières, avec deux conséquences immédiates : les classes politiques, c’est la bourgeoisie, et le prolétariat constitue une classe non-politique.
Cette dernière opposition se retrouve dans un fragment de 1868 sur la Russie (La Russie – la question révolutionnaire dans les pays russes et en Pologne) : « L’État serait un être abstrait s’il n’était représenté par une classe d’hommes réels qui vivent de lui, comme les prêtres vivent de cette autre abstraction malfaisante qu’on appelle l’Église. L’ensemble de ces hommes privilégiés, ayant des intérêts solidaires avec ceux de l’État, et par là même dévoués corps et âmes à sa prospérité et à son existence, constituent proprement ce qu’on appelle les corps organisés et les classes politiques de l’État. » Dans ces deux textes, la notion de classe politique en vient à désigner, non plus seulement ceux qui ont des droits politiques formels, soit l’ensemble des citoyens, mais ceux qui, du fait de leur position sociale, constituent aussi une minorité privilégiée sur le plan politique.
Dans le manuscrit intitulé par les éditeurs La situation politique en France, rédigé à Marseille après l’échec de l’insurrection lyonnaise de septembre 1870, on trouve une déclaration similaire : « les grands États ne se fondent que sur l’esclavage des peuples, non seulement étrangers, mais indigènes aussi et surtout; puisqu’ils ne peuvent se maintenir et se fortifier que par le sacrifice constant et systématique de tout ce qui constitue le droit et le bien être des masses populaires, aux privilèges des classes politiques et aux besoins de l’État. » (Œuvres complètes, Paris, Champ Libre, 1974-1982, vol. VII, p. 172)
Dans les Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier (mai 1871), Bakounine évoque « ce grand et misérable empire de toutes les Russies, qui reste encore soumis au despotisme absolu des tsars, et qui n’a proprement pas de classe politique intermédiaire, point de corps politique bourgeois » (Œuvres complètes, édition citée, vol. VII, p. 236). Il s’agit dans ce cas de distinguer trois cas de figure: celui des pays où la domination politique et sociale de la bourgeoisie est exclusive (France et Angleterre notamment), ceux où elle domine socialement mais non politiquement (comme l’Allemagne et l’Italie), et la Russie où son rôle est encore insignifiant. Dans ce contexte précis, la notion de classe politique renvoie à nouveau au fait qu’une classe, constituée sur la base de ses intérêts économiques, possède également une expression politique – et cela qu’elle soit dominante ou pas.
Dans l’adresse de 1872 Aux compagnons de la Fédération des sections internationales du Jura, à propos des rapports entre l’Allemagne et les Slaves, et de la perspective d’un grand État slave, Bakounine écrit : « Alors la question slave se simplifie et se rétrécit d’une manière singulière, et en apparence, très pratique. Il ne s’agit plus d’émancipation populaire, mais tout simplement de savoir, quelle race opprimera l’autre? Ou même, plutôt, si, comme par le passé, ce seront les classes politiques et privilégiées de l’Allemagne qui continueront d’opprimer et d’exploiter le prolétariat slave et allemand, ou bien si des classes politiques et privilégiées nouvelles et d’origine slave opprimeront et exploiteront à leur tour le prolétariat allemand et slave. Dans le premier cas les oppresseurs et les exploiteurs parleront l’allemand, dans le second, ils parleront quelque langue slave. Mais l’oppression, l’exploitation, l’iniquité violente et cupide, resteront les mêmes. Sous des formes slaves ou allemandes, ce sera toujours le triomphe de la même pensée de domination, celui de la Civilisation germanique. » (Œuvres complètes, édition citée, vol. III, p. 20). Le plus original dans ce texte n’est sans doute pas l’usage qu’il fait de la notion de « classe politique », mais la critique ravageuse qu’il propose de toute perspective d’émancipation exclusivement nationale.
Dans le même texte, à propos des différences de ses conceptions avec celles prônées par les socialistes allemands, il écrit encore : « Les buts que nous nous proposons étant si différents, l’organisation que nous recommandons aux masses ouvrières doit différer essentiellement de la leur. Voulant non l’abolition, mais la transformation de l’État, poursuivant par conséquent un but positivement politique, ils doivent s’allier aux classes politiques, naturellement les plus avancées, mais bourgeoises. Mais toutes les fois que des associations ouvrières s’allient à la politique des bourgeois, ce ne peut être jamais que pour en devenir, bon gré mal gré, l’instrument. » (Œuvres complètes, édition citée, vol. III, p. 74) Dans ce contexte, on voit que classe politique continue à signifier classes politiquement privilégiées, mais avec cette précision supplémentaire qu’il existe une proximité avec l’idée de « but politique positif ».
D’une manière similaire, dans l’Écrit contre Marx de la fin de l’année 1872, on trouve comme des expressions synonymes « classes politiques » et « classes privilégiées. » (Œuvres complètes, édition citée, vol. III, p. 192)
Toutes ces occurrences me semblent cohérentes, non seulement entre elles, mais aussi avec la conception que se fait Bakounine de la politique et du politique. Ne peuvent être qualifiées de politiques que ces classes qui ou bien tirent parti de la domination politique, ou bien envisagent d’en faire un usage positif. Par conséquent, on ne trouvera jamais chez Bakounine l’idée que le prolétariat pourrait constituer une classe politique, puisque, selon le révolutionnaire russe, la seule véritable politique révolutionnaire doit être une antipolitique, une politique pour en finir avec l’autonomie du politique, c’est-à-dire avec l’État (j’espère l’avoir montré d’une manière un peu convaincante dans mon intervention de Bogota, citée plus haut). Bien entendu, on serait alors bien loin de l’acception contemporaine de classe politique (qui désigne, pour faire vite, les politiciens professionnels), ou même du sens qu’elle possède chez Mosca, puisque pour ce dernier, la classe politique est une composante de la classe dirigeante, alors que chez Bakounine, il n’y a pas nécessairement besoin qu’une classe soit en possession de la domination politique pour qu’elle soit politique – il suffit qu’elle s’y efforce.
Reste une occurrence pour laquelle j’ai quelque peu bouleversé l’ordre chronologique des textes, parce qu’elle me paraît la plus intéressante et la plus difficile d’interprétation. Dans l’un des nombreux fragments qui jalonnent la rédaction de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale, écrit au cours de l’hiver 1870-71, Bakounine écrit en effet : « Les partisans de l’État communiste sont, comme d’ailleurs leur seul nom l’indique, les partisans de la propriété collective, commune, administrée, exploitée, en vue du bien de tous les travailleurs, par l’État. C’est une nouvelle tutelle, issue il est vrai de l’universel et soi-disant libre suffrage du peuple, mais néanmoins une tutelle, devant avoir pour conséquence, à cause même de la complication artificielle et scientifique du fonctionnement de la machine de l’État, la création d’une classe politique nouvelle, représentante de la domination de l’État. Et là où il y a domination sous quelque nom et sous quelque forme que ce soit, il y aura nécessairement esclavage et esclaves. » (Œuvres complètes, édition citée, vol. VIII, p. 464)
Il me semble qu’un passage de ce type nous place au cœur des difficultés d’interprétation que posent nombre de textes de la maturité de Bakounine : il est en effet très difficile, à sa lecture, de se retenir de le lire comme un texte doublement prémonitoire – par ce qu’il anticipe sur le devenir du communisme d’État, mais aussi par l’usage, semble-t-il très moderne, qu’il fait de la notion de classe politique, qui semble annoncer l’émergence d’une classe à part entière de bureaucrates (en l’occurrence communistes). Mais on pourrait aussi bien, à la lumière de l’ensemble des autres usages que Bakounine fait de ce terme, soutenir qu’il s’agit là d’une lecture simplement rétrospective, puisque Bakounine entend par classe politique dans ce texte ce qu’il entend par là dans tous les autres textes où il emploie cette expression : une classe qui est privilégiée politiquement, de sorte qu’il faudrait moins insister sur l’apparition d’une classe politique que sur l’apparition d’une nouvelle classe politique. De mon point de vue, la vérité se situe quelque part entre les deux : assurément, on ne peut pas faire comme si Bakounine trouvait la notion de classe politique, c’est-à-dire d’une classe engendrée purement et simplement par la domination politique, et en faisait usage avec tous les attributs auxquels nous la relions aujourd’hui. Mais il ne faut pas occulter non plus que Bakounine, dans ce texte, semble envisager la genèse d’une « classe politique » (donc d’une classe politiquement privilégiée) sur un fondement politique exclusif, et non du fait de la position que cette classe occupe par ailleurs dans la société. À cela il faut sans doute ajouter que la manière dont Bakounine ne cesse de se rapporter au matérialisme historique, en relativisant constamment le rôle joué par les intérêts matériels (ou par ce qu’un marxisme ultérieur nommera l’infrastructure, par différence avec la superstructure – religions, institutions, etc.), et en insistant au contraire sur la dynamique propre au politique, a pu faciliter chez lui l’idée qu’une classe sociale pourrait naître simplement de la bureaucratie étatique.
Toujours est-il que l’usage que fait Bakounine du syntagme « classe politique » marque une étape intermédiaire dans la signification de cette expression: la classe politique de Bakounine, ce n’est plus seulement la classe sociale qui a une expression politique, et ce n’est pas encore la classe sociale constituée par les professionnels de la politique.