Émile Zola et « Bakounine l’exterminateur »
Dans un précédent billet, j’avais signalé que Bakounine pouvait constituer l’une des sources du personnage de Souvarine dans Germinal de Zola, m’appuyant pour cela sur les propos que l’auteur prête à son personnage, et qui sont étonnamment semblables aux idées qu’un autre Émile, de Laveleye, attribue (à tort) à Bakounine dans son ouvrage de 1881 Le socialisme contemporain à propos d’un prétendu éloge par Bakounine d’une « sainte et salutaire ignorance ». Mais il m’est apparu depuis que j’avais été chercher l’aiguille dans la botte de foin sans y voir la poutre. Car de Bakounine, il est en fait question explicitement dans Germinal, mais aussi dans un autre texte d’Émile Zola, et dans les deux cas, on trouve le même qualificatif accolé au nom du révolutionnaire russe : « Bakounine, l’exterminateur ». Revenons donc sur ces deux occurrences.
Dans le 4ème chapitre de la 4ème partie de Germinal (publié en volume en mars 1885, mais écrit entre avril 1884 et janvier 1885 et publié sous forme de feuilleton à partir de novembre 1884 voir texte sur wikisource), Zola met en scène une discussion entre Étienne Lantier et Souvarine, lequel signale que « leur Internationale va marcher bientôt. Il s’en occupe ». Voici la suite du dialogue:
— Qui donc ?
— Lui !
Il avait prononcé ce mot à demi-voix, d’un air de ferveur religieuse, en jetant un regard vers l’Orient. C’était du maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur.
— Lui seul peut donner le coup de massue, continua-t-il, tandis que tes savants sont des lâches, avec leur évolution… Avant trois ans, l’Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde.
Étienne tendait les oreilles, très attentif. Il brûlait de s’instruire, de comprendre ce culte de la destruction, sur lequel le machineur ne lâchait que de rares paroles obscures, comme s’il eût gardé pour lui les mystères.
— Mais enfin explique-moi… Quel est votre but ?
— Tout détruire… Plus de nations, plus de gouvernements, plus de propriété, plus de Dieu ni de culte.
— J’entends bien. Seulement, à quoi ça vous mène-t-il ?
— À la commune primitive et sans forme, à un monde nouveau, au recommencement de tout.
— Et les moyens d’exécution ? comment comptez-vous vous y prendre ?
— Par le feu, par le poison, par le poignard. Le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans phrases puisées dans les livres. Il faut qu’une série d’effroyables attentats épouvantent les puissants et réveillent le peuple.
Il n’est sans doute pas besoin de rappeler aux lecteurs réguliers de ce blog ce qu’il y a de fantaisie (pour rester poli) dans les idées attribuées à Bakounine dans ce passage, puisque celui-ci, s’il a effectivement pu concevoir que ce que Marx et Engels qualifiaient de Lumpenproletariat pouvait jouer un rôle révolutionnaire (voir un précédent article à ce sujet), a toujours exclu que les attentats et plus généralement l’usage de la terreur puissent être d’un usage révolutionnaire. Au mieux ils éliminent physiquement un puissant qui sera vite remplacé par l’un de ses semblables, au pire ils sont l’expression d’un pouvoir autoritaire en gestation. Quant à la question de savoir si Bakounine souhaitait repartir de la commune originelle, elle est bien plus difficile à trancher qu’il ne paraît dans ce que Zola lui attribue : dans certains textes, Bakounine met en valeur le socialisme primitif des Slaves, mais dans d’autres, il indique que la commune originelle est rongée par le patriarcat et qu’il n’y a rien à en faire (de sorte qu’il faudrait d’abord libérer les individus de la commune pour leur permettre ensuite de la reconstituer sur des bases volontaires). Ce qui est curieux en revanche, c’est de faire de Bakounine une sorte de chef de l’Internationale, à une période où il n’est même pas certain qu’il en ait fait partie. Dans la généalogie fictive qu’a proposé Zola, il est indiqué qu’Étienne Lantier est né en 1846, et on apprendra par la suite de la série de romans qu’il a participé à la Commune avant de finir sa vie en Nouvelle-Calédonie. Il est donc évident que le dialogue cité se passe sous le Second Empire, comme du reste l’essentiel de la série, le tout étant de savoir si c’est avant 1868 ou après – question qui n’est pas anodine pour l’exactitude du propos, puisque c’est à cette date que Bakounine rejoignit l’Internationale. Peut-être des spécialistes de Zola pourraient-ils m’éclairer sur la date exacte à laquelle est censé se dérouler le roman (mais là encore, je suis peut-être en train de chercher l’aiguille sans voir la poutre…).
Toujours est-il que cette qualification de Bakounine comme exterminateur n’est pas une première dans les textes de Zola. Quelques années auparavant, Zola avait tenu une sorte de chronique dans le journal Le Figaro, assurément peu suspect de sympathies anarchistes, et lors de sa « campagne » de 1880-81 (lorsque ces articles seront réunis en volume, ce sera sous le titre Une campagne), il évoqua dans un article sur « La république en Russie » la perspective d’un « 89 russe ». Le recueil d’articles est repris dans Émile Zola, Œuvres critiques, Paris, 1906, tome second, p. 548 pour la référence à Bakounine. Dans ce texte, Zola évoque « les révolutionnaires, les nihilistes comme on les nomme » et propose la description suivante de leur projet social et politique:
« On discute beaucoup sur les buts que poursuivent les nihilistes. Ce but est pourtant bien simple, dans sa grandeur sauvage. Ils n’en sont plus aux rêveries littéraires et philosophiques d’Hertzen. Ils marchent derrière Bakounine, l’exterminateur. Selon eux, la Russie est mauvaise, il faudrait des siècles pour amener par l’instruction ce qu’ils regardent comme la vérité. De quelle façon agir sur la masse inerte des paysans? Comment en faire des hommes libres? Les nihilistes, qui sont pressés, ont reculé devant cette besogne et pensent qu’il est plus commode et plus rapide de déterminer un cataclysme général, dans lequel la Russie se renouvellera tout entière. C’est le bain de sang, c’est la fonte dans le creuset, sous la flamme des incendies, au milieu des écroulements et des désastres. Un nouvel équilibre est pour eux au bout de l’anarchie. Peut-être Attila, lorsqu’il brûlait et massacrait, voulait-il mettre de l’ordre dans le monde. »
À nouveau, démêler dans ce genre de caractérisation ce qui relève du fantasme, de la mauvaise information et parfois paradoxalement d’une vue juste (Bakounine ne s’est-il pas qualifié lui-même de barbare, à de nombreuses reprises?) prendrait trop de temps. Ce qui me semble intéressant ici, notamment par rapport au précédent billet que j’avais consacré aux rapports entre Zola et Bakounine, c’est que cette mention de « Bakounine l’exterminateur » est antérieure à la parution de l’ouvrage d’Émile de Laveleye, qui donc ne peut être tenu pour l’unique source d’information sur Bakounine – mais il n’y a pas à s’en étonner, puisqu’à l’époque, Bakounine n’était mort que depuis quatre ans et sa figure était encore présente dans les mémoires. L’autre point qui me semble devoir être souligné, c’est à quel point la Russie et ses révolutionnaires a pu être l’objet de fantasmes à l’époque, de tous côtés, le plus singulier étant que Bakounine lui-même a pu contribuer à forger ce mythe dans un certain nombre de ses textes sur la Russie, dans lesquels il soulignait que la révolution russe serait un déchaînement populaire sans aucun équivalent dans l’histoire.