Bakounine et l’émancipation des femmes
C’est aujourd’hui le 8 mars, qui est une journée de revendication en faveur des droits des femmes, et non pas « la journée de la femme », comme on l’entend dire trop souvent (ce qui permet de passer sous silence qu’il y a une lutte des femmes pour l’égalité des droits et de faire croire que « la » femme existe), et c’est aussi l’occasion de se demander ce que notre ami Bakounine a pu écrire sur la question de l’émancipation des femmes. J’ai trouvé l’illustration de ce billet, attribuée à Virginie Berthemet, à cette adresse (où vous en trouverez d’autres tout aussi réjouissantes).
J’avais été invité il y a quelques années par de jeunes collègues à la première d’un séminaire sur anarchisme et féminisme – séance qui fut malheureusement la seule, malgré son succès – pour évoquer les conceptions respectives de Proudhon et de Bakounine sur la question de la différence et de l’égalité des sexes. Je vais en partie m’appuyer sur la partie de ce travail qui concernait Bakounine, et ne mentionner Proudhon que dans la mesure où cela importe pour comprendre ce que Bakounine écrit à propos des femmes. Mais de fait, on va le voir, cela importe, et une bonne partie de ce que Bakounine écrit à ce propos doit être confronté à ce qu’on trouve chez Proudhon sur ce même sujet.
À l’évidence, pour nous, sur cette question précise, Bakounine constitue une figure infiniment plus sympathique que celle de Proudhon, ne serait-ce que parce qu’il pense la question de l’émancipation des femmes, parce qu’il soutient une égalité qui demeure radicale pour l’époque et parce qu’il en fait une partie intégrante de son programme et (jusqu’à un certain point) de sa pratique politiques. Mais cela n’empêche pas non plus de souligner les limites de l’égalitarisme bakouninien en la matière, au moins de deux points de vue : en tant que cet égalitarisme va de pair avec un différentialisme (d’où la phrase récurrente : « la femme est différente de l’homme »), et en tant que la question d’un mouvement spécifique d’émancipation des femmes, porté par les principales intéressées, semble chez lui impossible à envisager.
Mais repartons du début, et ce début, c’est peut-être d’abord les rapports que Bakounine a entretenus avec les femmes au cours de sa vie. Bien entendu, il ne s’agit pas de procéder à un grossier réductionnisme biographique, comme si tout ce que Bakounine écrivait des femmes et de leur émancipation devait être ramené à des événements de sa vie. Néanmoins, il apparaît aussi que l’évocation de la manière dont, concrètement, les hommes qui parlent des femmes et de leur émancipation se rapportent aux femmes dans leur vie, y compris dans ce qu’elle a de quotidien, est bien trop souvent écartée d’un revers de la main comme une manière finalement indigne de se rapporter aux grands auteurs, qui sont en l’occurrence de grands hommes. Or après tout, sur ce terrain, nous avons peut-être à apprendre de Proudhon, qui, dans son gros ouvrage De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, mettait en scène sa propre vie conjugale comme une illustration de ses propres théories sur l’inégalité des hommes et des femmes, et à qui dès lors on peut reprocher bien des choses (et on ne s’en privera pas), mais certainement pas son incohérence.
La question de l’émancipation des femmes est en effet un sujet que Bakounine a vécu avant de le théoriser, ou d’en faire un objet politique à proprement parler, puisque de fait, les premiers engagements de Bakounine, et aussi ses premières formules sur cette liberté qui n’est pas limitée mais accrue par celle d’autrui, sont intervenus à l’occasion d’événements familiaux, alors que Bakounine, alors jeune homme préoccupé à peu près exclusivement de philosophie, et de ce que la philosophie lui permettait de penser sur les relations avec son entourage (ses sœurs et leurs amies, notamment), a été confronté au mariage que ses parents voulaient arranger pour l’une de ses sœurs (Lioubov), entreprise à laquelle il s’est fermement opposé en arguant du fait que ce qui lésait la liberté de sa sœur lésait également sa liberté – ce qui fut l’une des raisons de la dégradation du climat familial et de son départ de la Russie vers l’occident en 1840.
À Paris, dans les années 1844-1848, Bakounine a en outre été ami à la fois avec Proudhon et avec George Sand (parmi d’autres socialistes), et il semble avoir été réceptif au discours féministe développé par cette dernière (qui même lorsqu’elle aura la réputation – justifiée ou pas – d’être devenue une infâme rombière réactionnaire gardera de l’affection pour le géant russe). Ainsi, dans une lettre adressée à ses frères et sœurs le 1er mai 1845, on trouve le passage suivant:
« La majeure partie des hommes les meilleurs de Russie et même d’Europe deviennent des despotes, des despotes conscients ou inconscients, dès qu’ils se marient. Moi-même autrefois, malgré mon amour passionnée pour la liberté, j’ai eu une grande propension au despotisme et j’ai souvent fait souffrir et brimé nos pauvres sœurs […]. Mais […] j’ai compris que la liberté ne doit pas être uniquement le but abstrait d’aspirations et d’actions abstraites mais qu’elle doit être toujours présente dans la vie et pénétrer, animer et élever les détails les plus infimes de la vie. Les femmes sont presque partout des esclaves et nous-mêmes sommes les esclaves de leur esclavage; sans leur libération, sans leur liberté totale et illimitée, notre liberté est impossible; et sans liberté il n’y a ni beauté, ni dignité, ni véritable amour. L’homme n’aime que dans la mesure où il désire et appelle la liberté et l’indépendance de l’autre – une indépendance totale par rapport à tout et même et surtout par rapport à lui-même. L’amour est l’union d’êtres libres et seul cet amour élève, anoblit l’homme. Tout autre amour rabaisse l’opprimé et l’oppresseur et est source de dépravation. »
Il faut encore ajouter que dans sa vie personnelle, Bakounine semble avoir été beaucoup moins obsédé que Proudhon par le caractère indissoluble et monogame de l’union matrimoniale. Certes Bakounine s’est marié (dans sa correspondance, il affirmera que c’était pour permettre à sa femme de quitter sa famille), mais outre que ce mariage n’a peut-être jamais été consommé, il a conduit l’anarchiste russe à élever les enfants qu’Antonia Kwiatkowska, son épouse, a eus avec son ami Carlo Gambuzzi. En outre, il n’est pas anodin que dans sa pratique militante, Bakounine a côtoyé des femmes qui étaient nombreuses, notamment dans les milieux de l’émigration russe. Cela lui attira d’ailleurs les moqueries d’Engels, qui dans une lettre à Marx de 1869 (voir Correspondance, Éditions Sociales, t. X, p. 16), évoque comme s’il s’agissait d’une énormité, « le groupe Bakounine des sexes masculin et féminin (dont Bakounine veut également supprimer la différence, celle des sexes) » – double énormité, donc: non seulement Bakounine milite avec des femmes, mais en plus il veut supprimer la différence des sexes (en fait les inégalités entre les sexes, puisque c’est précisément, on le verra, l’une des constantes des textes de Bakounine sur « la » femme que de rappeler « sa » différence).
Je laisse de côté ces anecdotes, qui cependant n’ont rien de trivial, pour m’intéresser maintenant à deux types de textes dans lesquels Bakounine évoque la question de l’émancipation féminine : des programmes politiques, qui exposent une sorte de credo politique, ensemble de principes qui doivent régir la société de l’avenir, et des textes historico-philosophiques où il s’agit de proposer quelque chose comme une philosophie de la liberté et une histoire des luttes pour la liberté. Du côté des programmes, le texte le plus riche sur la question des femmes, c’est le Catéchisme révolutionnaire de 1866, qui est d’autant plus intéressant que Bakounine semble alors très proche des idées proudhoniennes (il a revu Proudhon un peu plus d’un an avant, juste avant qu’il ne meure, et ses premiers textes socialistes libertaires portent la trace de la lecture de Proudhon et des échanges qu’il a pu avoir avec lui). Or dans ce texte, Bakounine se prononce très fermement pour « l’abolition non de la famille naturelle, mais de la famille légale, fondée sur le droit civil et sur la propriété. Le mariage religieux et civil est remplacé par le mariage libre. Deux individus majeurs et de sexe différent ont le droit de s’unir et de se séparer selon leur volonté, leurs intérêts mutuels et les besoins de leur cœur, sans que la société ait le droit, soit d’empêcher leur union, soit de les y maintenir malgré eux. » (dans mon édition du catéchisme dans Bakounine, Principes et organisation de la société internationale révolutionnaire, Le Chat Ivre, 2013, p. 61)
On notera bien sûr au passage que cette disposition conduit à prohiber les unions homosexuelles. En revanche, il s’agit d’une rupture nette et consciente avec ce que Proudhon racontait sur le mariage, en particulier dans les 10ème et 11ème études de De la Justice, où Proudhon faisait du mariage la première institution de justice, censée compenser « l’infériorité de la femme » en lui attribuant une dignité et un rôle. Il me semble qu’un tel passage doit être mis en rapport avec ce que Bakounine écrit quelques années plus tard dans L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (Œuvres complètes, Champ Libre, 1982, p. 403), où il affirme la nécessité de « l’abolition des États et de la liquidation radicale et complète du monde et des institutions théologiques, politiques et juridiques, principe que Proudhon a eu l’honneur d’annoncer, quoique d’une manière très incomplète ». Or précisément, ne peut-on voir dans cette déclaration une allusion au refus proudhonien de mettre en cause l’institution du mariage?
Cet écart avec Proudhon a des répercussions sur la différence des anarchismes bakouninien et proudhonien : l’accent chez Bakounine est mis bien davantage sur la liberté que sur la justice. C’est ce qu’attestent d’autres propositions contenues dans le Catéchisme, qui reconnaît ainsi (§3) dans la liberté « le droit absolu de tout homme ou femme majeurs, de ne point chercher d’autre sanction à leurs actes que leur propre conscience et leur propre raison, et de n’en être par conséquent responsable que vis-à-vis d’eux-mêmes d’abord ; ensuite vis-à-vis de la société dont ils font partie, mais en tant seulement qu’ils consentent librement à en faire partie. » (p. 37-38) Il apparaît donc que Bakounine étend à la famille elle-même le principe de libre association que Proudhon réservait aux rapports entre foyers, représentés à l’extérieur par l’élément masculin. En outre, d’une manière répétée, le Catéchisme prend la peine de préciser qu’il prône une égalité intégrale dans les droits politiques entre hommes et femmes (p. 40, où il est par exemple question de suffrage universel de tous les individus, hommes et femmes majeurs), un droit à l’éducation égal pour les individus des deux sexes (p. 41 – ce principe est également défendu dans la série d’articles de 1869 sur « L’instruction intégrale »), une liberté de circulation pour les individus des deux sexes (ibid.), etc. D’une manière plus générale, le texte soutient une « égalité de l’homme et de la femme dans tous les droits politiques et sociaux » (p. 68). Il y a également des considérations sur la prise en charge des femmes enceintes, mais au titre de l’enfant qu’elles portent (p. 62).
On notera toutefois que cette revendication d’égalité générale s’opère sur le fond d’une forme de différentialisme : dans tous les textes équivalents de Bakounine, on retrouve cette formule : « la femme, différente de l’homme, mais non à lui inférieure, intelligente, travailleuse et libre comme lui, est déclarée son égale dans les droits comme dans toutes les fonctions et devoirs politiques et sociaux » (p. 61 – ce passage précède immédiatement celui sur l’abolition du mariage, et apparaît dès lors lui aussi comme une charge anti-proudhonienne implicite). On ne manquera pas de relever cependant, selon un schéma qui a été bien mis en évidence par exemple par Christine Delphy, que le discours sur la différence fonctionne ici à sens unique (la femme est différente) et semble s’adosser à une conception uniformisante sinon essentialiste (« la » femme). Quant à savoir en quoi ces différences consistent, et pourquoi il est pertinent de les mentionner dans un programme politique, on repassera…
On a vu que l’anarchisme de Bakounine pouvait être caractérisé, par différence avec celui de Proudhon, comme un anarchisme de la liberté plus que comme un anarchisme de la justice. Or lorsqu’il affirmait sa préférence pour la notion de justice, Proudhon le faisait précisément par référence à ce que la liberté aurait d’indéfini et d’absorbant. Par ailleurs, la justice chez Proudhon consistait aussi à avoir sa dignité en autrui. Il me semble précisément que la conception qu’il propose de la liberté permet à Bakounine de remédier à ces caractéristiques que Proudhon croyait devoir repérer dans la liberté (force dissolvante, si l’on veut) – et qui permettait en même temps de rendre compte de son opposition à l’amour libre. Or l’une des formules les plus frappantes par lesquelles Bakounine présente ce qu’il faut bien appeler sa philosophie de la liberté est la suivante : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. » (L’empire knouto-germanique, édition citée p. 173) Cette formule, où l’on ne peut manquer de relever qu’elle fait de la liberté d’autrui, quel qu’il soit, une condition de ma propre liberté, affirme le caractère à la fois dynamique et relatif de la liberté : la liberté est avant tout un processus d’émancipation, qui ne fait jamais de nous un empire au sein d’un empire, mais demeure relative à ce qu’on pourrait appeler la quantité de liberté qui nous entoure. Il faudrait ajouter à cela ce que Bakounine dit de la révolte, étape préliminaire de tout processus d’émancipation, qui peut tout au plus être suscitée de l’extérieur, mais dépend du sujet lui-même, de sorte que l’émancipation est aussi toujours une auto-émancipation.
Pourtant, on ne trouve pas de texte où Bakounine valorise, comme il le fait à propos du prolétariat, la lutte des femmes pour leur émancipation. C’est même l’une des principales carences pratiques de son anarchisme que de ne pas évoquer cette question, et même en pratique d’y être peu attentif. Une anecdote à ce sujet, dont il a déjà été question sur ce blog avec des éléments précieux fournis par Mathieu Léonard – même si on ne sait pas quelle fut la part de responsabilité de Bakounine dans cet épisode : à la suite de la lutte des ouvrières ovalistes lyonnaises en juin 1869, celles-ci adhérèrent à l’Internationale et il fut question qu’elles envoient une déléguée au congrès de Bâle de l’organisation. Or dans un contexte de chasse aux mandats, les internationaux lyonnais, amis de Bakounine, sacrifièrent les ovalistes (en l’occurrence Philomène Rozan) au profit du révolutionnaire russe, ce qui permit à ce dernier d’assister au congrès, mandaté à la fois par les ouvrières lyonnaises et par les mécaniciens de Naples, signe du peu de cas que faisaient en pratique les militants de l’époque (à quelques exceptions près, dont celle, notable, de Benoît Malon, compagnon de la féministe André Léo) de l’émancipation des femmes.
Mais la pratique étant ici en retard sur la théorie, revenons à cette dernière. Si pour Bakounine la liberté est un processus, apparenté à la reconnaissance réciproque qui en permet l’approfondissement, elle peut aussi être repérée dans l’histoire. Et sous cet angle aussi, Bakounine rencontre la question de la liberté des femmes, ou bien plutôt la question de leur oppression spécifique. Dans sa polémique antithéologique, il se demande ainsi : « N’est-ce pas à l’Église qu’incombe le soin de pervertir les jeunes générations, les femmes surtout ? » (L’empire knouto-germanique, édition citée p. 304 – une variante de ce texte, parfois connu comme « la Commune de Paris et la notion de l’État » est plus claire encore et vise l’enseignement de l’Église : p. 533). Mais il y a aussi ce passage, consacré lui aussi au christianisme, dans le même texte (p. 136), où il souligne que le Christ s’est d’abord adressé à ce que Bakounine appelle « les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et naturellement aussi les plus ignorantes de l’Antiquité », à savoir les esclaves et les femmes (on peut aussi penser à un passage p. 172 sur la reconnaissance de l’égalité entre hommes et femmes, mais seulement devant Dieu, par le christianisme). Cette désignation des femmes comme une classe me semble particulièrement devoir être relevée, car je n’en connais pas d’autre à l’époque : être une classe, cela signifie être un groupe social, dans une position d’oppression spécifique qui est elle-même déterminée socialement, et qui doit faire valoir collectivement ses intérêts. On pourrait aussi mentionner que dans les textes réjouissants qu’il consacre à Satan, Bakounine souligne le fait que celui-ci s’adresse d’abord à la femme, ce qui est habile politiquement (précisément en raison de ce statut d’oppression spécifique) – or ce thème satanique est encore un clin d’œil à Proudhon, mais dès lors aussi une pierre dans le petit jardin de sa misogynie. Un bémol toutefois : cela conduit à faire des femmes, en raison certes de leur position de classe, des êtres plus réceptifs que les autres à la propagande religieuse, ce qui est un topos de la littérature masculine anticléricale de la fin du XIXe siècle (et fut l’une des bonnes raisons – à défaut d’être la vraie – avancées pour leur refuser le droit de vote dans l’hémisphère gauche des têtes politiques).
Quelques éléments de conclusion : il ne s’agit pas d’opposer Proudhon et Bakounine, mais de montrer les transformations du discours anarchiste qu’implique la prise en compte de la question de l’émancipation des femmes ; il ne s’agit pas non plus de présenter Bakounine comme un héros de l’émancipation des femmes, tout au plus comme quelqu’un qui y a été sensibilisé très tôt, et surtout quelqu’un dont les textes rendent compte (mais très partiellement) d’une réalité, la participation des femmes au mouvement ouvrier et l’essor d’un mouvement féministe qui est un mouvement d’émancipation autonome. Cela signifie que l’anarchisme n’est pas un bloc monolithique étanche aux tares de la société, ou aux mouvements qui visent à y mettre fin, il n’est pas non plus prémuni par essence contre le sexisme, et enfin il n’est pas davantage condamné par le péché originel de celui qui se déclara le premier anarchiste.
Une dernière remarque sur l’importance de cette question pour les rapports entre Proudhon et Bakounine : il reste frappant que, lorsqu’il évoque, avec une tonalité nettement anti-proudhonienne, les questions du mariage et de l’égalité entre hommes et femmes, Bakounine ne mentionne jamais explicitement Proudhon, et lorsqu’il critique ce dernier à propos du caractère incomplet de sa critique des institutions juridiques, il ne mentionne jamais explicitement le mariage. Il n’est pas impossible, de ce point de vue, que Bakounine ait sacrifié la franchise non seulement à une forme de fidélité post-mortem à la figure de Proudhon, mais aussi à des considérations stratégiques : dans le contexte de la 1ère Internationale, où la plupart de ses amis sont des proudhoniens de gauche, Bakounine a besoin de la référence positive à Proudhon, quand bien même une partie de ces proudhoniens de gauche (comme l’a rappelé Mathieu Léonard dans ses commentaires à l’article sur les ovalistes, à propos de Benoît Malon) avaient déjà rompu avec Proudhon sur cette question.
Bonjour,
Puisque vous avez eu la gentillesse de me citer, je me permets de reproduire dans ce forum un extrait d’un article que j’ai rédigé sur l’AIT et les femmes. Cet extrait apporte quelques précisions sur la grève des ovalistes et le congrès de Bâle.
[La dimension féminine de la grève des ovalistes n’échappe pas à certains membres de l’Internationale, au point d’en constituer un enjeu. On excusera, ici le fait de mêler la micro-histoire à la grande histoire de l’émancipation, mais le rendez-vous manqué de Bâle, le fait que les ovalistes n’y ont pas été célébrées comme il se devait, mérite d’entrer dans les détails des usages des grandes hommes de l’AIT. Le 10 août, Marx propose que la meneuse de la grève, Philomène Rozan soit déléguée spéciale au congrès de Bâle ce qui est accepté. De son côté Benoît Malon, qui agit indépendamment de Marx qu’il ne connaît pas, sensibilisé à la question féminine, grâce à André Léo sa compagne, écrit à Albert Richard qu’il faudrait une déléguée ovaliste dans la délégation lyonnaise : « Ce serait l’occasion d’un débat solennel sur l’égalité de la femme afin de provoquer d’entrée de jeu un conflit salutaire avec les proudhoniens, car, pense-t-il, « ils ne manqueront pas de déclarer qu’ils refusent de prendre part au congrès. » On voit ici nettement la prise de distance des nouveaux représentants de l’AIT en France, qui sont sur des positions collectivistes, vis-à-vis de l’ancienne garde proudhonienne, dont l’influence a été déjà battue en brêche au Congrès de Bruxelles l’année d’avant.
Mais les responsables de la section lyonnaise, Palix et Richard, préfèreront garder les mandats « hautement symboliques » (comme le note Michel Cordillot dans sa biographie de Varlin : « Eugène Varlin, chronique d’un espoir assassiné ») de la délégation des ovalistes pour leur ami Bakounine. L’historien Marc Vuilleumier s’étonne du fait que Bakounine hérite de deux mandats, l’un de l’Association des ouvrières ovalistes de Lyon, l’autre de la Section des mécaniciens de Naples, alors qu’il est lui-même résidant de Genève et qu’il aurait pu bénéficier d’un mandat de l’Alliance genevoise qu’il a fondé et qui a été admise dans l’AIT le 29 mars 1869. Ce qui est certain, c’est que la préparation du Congrès de Bâle est l’objet pour Bakounine et ses partisans d’une chasse au mandat pour contrer l’influence des socialistes allemands. Le 29 juillet, Bakounine écrit à Albert Richard : «J’ai écrit absolument à tous nos amis, partout, pour leur donner rendez-vous le 6 septembre. Tâchez de venir en nombre. Car les Allemands se remuent beaucoup et je crains qu’ils n’apportent beaucoup de doctrinarisme et de socialisme bourgeois au congrès de Bâle.» Idem, le 20 juillet, dans un courrier à l’ami de sa femme, Gambuzzi, à Naples : «Il est important qu’il vienne autant d’Italiens que possible, et tous des bons, des nôtres.» Selon toute évidence, Albert Richard a «capté» les mandats des ovalistes en faveur de Bakounine, à qui il voue une grande admiration. Bakounine en a-t-il été informé ? Le 15 août, Bakounine envoyait une lettre à Richard, où il lui demandait de, remercier «les dames ovalistes» et il écrivait «j’accepte avec honneur leur mandat», ce qui, lu au premier degré, laisse entendre qu’il n’aurait pas manœuvré lui-même pour se l’accaparer.
Les ovalistes n’iront pas à Bâle et retournèrent à l’anonymat. Même si le délégué lyonnais Palix lira un rapport en leur faveur, d’une teneur très paternaliste, leur présence réelle aurait marqué d’une pierre blanche l’histoire du mouvement ouvrier et du féminisme. Mais l’absence de ces ouvrières au Congrès reste significatif des lacunes et du mépris du mouvement ouvrier masculin à l’époque.
Quels étaient à ce titre les positions de principe de Marx et Bakounine sur la question de la place des femmes? Loin d’être développée, on a cité un extrait d’une correspondance de Marx du 12 décembre 1868 à son ami Kugelmann dans laquelle il se félicite sur un mode un peu goguenard que «les dames ne peuvent se plaindre de l’Internationale qui a élu une dame, Madame Law au Conseil Général. Plaisanterie à part, le dernier congrès de l’American Labor Union marque un très grand progrès, en ce sens notamment que les travailleuses y ont été traitées sur un pied d’égalité absolue, tandis qu’à ce point de vue on peut reprocher aux Anglais et plus encore aux galants Français une grande étroitesse d’esprit. »
Sur le papier, le programme «public» de l’Alliance démocratique de Bakounine constitue sans doute, bien qu’assez abstrait, la prise de position la plus égalitaire du mouvement ouvrier de l’époque : On y lit que l’Alliance «veut pour tous les enfants des deux sexes, dès leur naissance à la vie, l’égalité des moyens de développement, c’est-à-dire d’entretien, d’éducation et d’instruction à tous les degrés de la science, de l’industrie et des arts, convaincue que cette égalité, d’abord seulement économique et sociale, aura pour résultat d’amener de plus en plus une plus grande égalité naturelle des individus, en faisant disparaître toutes les inégalités factices, produits historiques d’une organisation sociale aussi fausse qu’inique.»
Marx annote rageusement l’exemplaire des statuts de l’Alliance qu’il reçoit. En face de la déclaration d’égalité des sexes, on y lit de la plume du penseur allemand «L’homme hermaphrodite !»
Le proudhonien Ernest Fribourg quant à lui livrera une peinture particulièrement saugrenue des accompagnateurs de Bakounine au Congrès de la Ligue pour la paix à Berne : «Le programme de la secte nihiliste consiste à n’établir sous aucun rapport ni de sexe, ni de famille, nulle différence entre l’homme et la femme ; en conséquence, les adhérents des deux sexes porteront les cheveux courts, des vêtements amples qui dissimulent les formes, des coiffures masculines, et des lunettes bleues destinées à voiler la couleur des yeux et la vivacité du regard.»]