Prisons bakouniniennes (1): la forteresse de Königstein
À l’occasion de vacances en Saxe, j’ai fait un crochet par la forteresse de Königstein, où Bakounine fut emprisonné après l’écrasement de l’insurrection de Dresde en mai 1849. C’est aujourd’hui l’un des sites les plus visités de la région, et lorsqu’on y monte, on comprend vite pourquoi. De là-haut, on dispose d’une vue à 360° sur toute la région: les méandres de l’Elbe, qui passe en contrebas, la Suisse saxonne, l’agglomération de Dresde, les premières montagnes tchèques et les monts métallifères.Pour s’y rendre, il suffit de remonter l’Elbe par le train depuis Dresde en direction de la république tchèque, le village de Königstein se trouve à une petite-demie-heure, et de là, une autre demie-heure permet d’escalader la petite montagne au sommet de laquelle se trouve la forteresse.
C’est à quelques kilomètres de ce piton rocheux que Caspar David Friedrich peignit, plus de trente ans avant l’incarcération de Bakounine dans la région, son fameux tableau Der Wanderer über dem Nebelmeer (le promeneur au-dessus de la mer de nuages). Ce billet pourrait être le premier d’une série dans laquelle prendraient place les forteresses d’Olmütz (aujourd’hui Olomuc) et de Saint-Pétersbourg…
La forteresse peut faire l’objet d’une visite payante, seul moyen d’accéder à ses remparts et à son musée militaire. La visite de ce dernier est un peu décevante pour le Wanderer bakouninien, puisqu’on ne trouve qu’une brève allusion à l’incarcération de révolutionnaires dans la forteresse après l’écrasement de l’insurrection, et il m’a fallu demander pour savoir où précisément le révolutionnaire russe avait été incarcéré – il semblerait que ce soit dans l’aile représentée sur la photo en tête de ce billet.
Rappelons le contexte: quelques semaines après la révolution de février 1848 en France, une partie de l’Allemagne se soulève, pour obtenir à la fois l’unité des peuples de langue allemande et une constitution pour ce nouvel État. Dans certaines régions, le soulèvement prend des colorations plus démocratiques. Un parlement est constitué à Francfort, qui finit par demander au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, de prendre la tête d’une Allemagne unifiée. Mais après quelques tergiversations, et devant l’hostilité de l’empereur d’Autriche, celui-ci refuse. Le soulèvement de Dresde, en mai 1849, est l’un des derniers de la révolution allemande. Il fait suite à la dissolution du parlement par le roi de Saxe Frédéric-Auguste II, qui s’était d’abord signalé par quelques ouvertures libérales (notamment la suppression de la censure). Quelques figures illustres y participent, notamment Richard Wagner, qui est alors Kapellmeister (maître de chapelle) à la cour de Saxe. Contraint de s’enfuir justement dans la forteresse de Königstein, construite par l’un de ses aïeux à la fin du XVIe siècle, et qui a la réputation d’être une sorte de nid d’aigle imprenable, Frédéric-Auguste II fait appel aux Prussiens dont les troupes entrent dans la ville et matent l’insurrection, tirant au passage sur tout ce qui bouge. Dans la Confesssion (Le Passager Clandestin, 2013, p. 202) Bakounine raconte (mais sans le nommer) comment un noble, Friedrich von Schwarzburg-Rudolstadt, venu à Dresde se faire soigner les yeux, fut tué à coups de fusil en compagnie de son valet par des soldats ayant fait irruption dans sa chambre.
Qu’est allé faire Bakounine à Dresde? À vrai dire, rien qui ait à voir avec l’insurrection de la ville. Au printemps 1849, le révolutionnaire russe cherche à relancer un mouvement révolutionnaire parmi les peuples slaves. Il dispose de contacts dans la ville de Prague et se base à Dresde, qui n’est distante que de quelques dizaines de kilomètres. À Dresde, il publie un certain nombre d’articles (dans la Dresdner Zeitung) qui ont trait à la situation en Russie et en Europe centrale. C’est donc au moment où il prépare une insurrection en Bohème que Bakounine est le témoin de l’insurrection de la ville de Dresde, à laquelle il participe bientôt activement au point de devenir l’un des chefs de l’insurrection sur un plan miliaire. C’est notamment lui qui organise la retraite en bon ordre des derniers combattants en direction de Chemnitz.
C‘est dans cette dernière ville qu’il est arrêté quelques jours plus tard pendant son sommeil. D’abord détenu dans la vieille prison de Dresde (peut-être celle du Zwinger, ci-dessus, qui fut peinte au siècle précédent par Canaletto?), il est ensuite transféré dans une caserne hors de la ville, puis, dans la nuit du 28 au 29 août 1849, emmené dans la forteresse de Königstein.
On connaît les conditions de détention de Bakounine à Königstein grâce à deux lettres qu’il envoie à Mathilde Reichel, femme de son ami Adolf Reichel. On trouve dans la biographie de Bakounine par Madeleine Grawitz (p. 177-183) un récit très complet de cet épisode de la vie de Bakounine, et j’en pille ici la substance. En revanche, la Confession de Bakounine, adressée au tsar en 1851, s’arrête au moment de son arrestation à Chemnitz. Quoiqu’enchaîné en permanence, notamment lors des promenades dans le jardin en contrebas de sa cellule (probablement l’endroit où ont été disposés des canons pour rappeler la fonction militaire de la forteresse), Bakounine fut plutôt bien traité à Königstein, où il disposait d’une chambre assez confortable d’où il pouvait voir le ciel. Il passe ses journées à étudier les mathématiques (son penchant pour l’abstraction, explique-t-il) et à lire (de la littérature, de l’histoire, mais surtout pas de cette philosophie qui lui donne désormais envie de vomir), ainsi qu’à fumer (1600 cigares par mois!). Il semble qu’un certain nombre de soldats aient sympathisé avec les prisonniers, au point d’avoir envisagé de les faire évader, mais le plan échoua, et Bakounine resta à Königstein jusqu’à la nuit du 12 au 13 juin 1850. À cette date, la peine de mort qui avait été prononcée contre lui venait d’être commuée en détention à perpétuité et le gouvernement saxon décida de se débarrasser de cet encombrant prisonnier en le livrant aux autorités autrichiennes qui le voulaient au moins depuis sa participation à l’insurrection de Prague en juin 1848.
Prochaines étapes: Prague, Olomuc, Saint-Pétersbourg, avant peut-être la Sibérie?