Bakounine à Bogota : retour sur un colloque
Comme annoncé tardivement sur ce blog, un colloque s’est tenu à Bogota du 4 au 8 novembre 2014. Organisé par le groupe de recherche TEOPOCO (Théories politiques contemporaines), il s’est tenu pour l’essentiel à l’Université Nationale de Colombie à Bogota, qui est le plus grand établissement universitaire du pays en nombre d’étudiants. Au cours des trois premières journées, passées à l’université, l’assistance n’a cessé de croître, passant d’une soixantaine de personnes le premier jour à une centaine le troisième.
Et là, vous allez peut-être vous demander : « pourquoi un colloque sur Bakounine à Bogota? » Et en même temps, pourquoi pas, n’est-ce pas? De fait, peut-être les chiffres que je viens de fournir sur le nombre de personnes dans le public, et qui est sans commune mesure avec ce dont on a l’habitude dans les colloques universitaires européens (où, dans le meilleur des cas, le public est constitué pour une bonne moitié des participants au colloque), peuvent-ils contribuer à justifier une telle manifestation. Il n’est pas certain que, dans un pays comme le nôtre, il aurait été possible d’organiser quelque chose d’équivalent, et surtout qu’un tel événement n’aurait pas rencontré tout simplement l’indifférence de la communauté universitaire. Mais c’est peut-être pure médisance puisque, ayant, pour diverses raisons, renoncé à me lancer dans quelque chose de ce type, je n’ai pas eu l’occasion de vérifier…
Quoi qu’il en soit, si Bakounine est passé par la Russie, l’Allemagne, l’empire d’Autriche, la France, la Belgique, l’Angleterre, le Japon, les États-Unis d’Amérique du Nord, l’Italie et évidemment la Suisse, il n’a jamais mis les pieds en Colombie. Toutefois, il n’est sans doute pas passé bien loin. En effet, lors de son évasion de Sibérie en 1861, après avoir transité par Yokohama et San Francisco, il dut (la ligne de chemin de fer transcontinentale n’étant pas encore construite, et la guerre civile guettant) contourner les États-Unis par le sud pour pouvoir rejoindre New York puis Boston. De sorte qu’il nous est loisible d’imaginer Bakounine lors des deux semaines (du 24 octobre au 6 novembre 1861) où il transita par l’isthme de Panama (non encore doté d’un canal) – l’une de ces nombreuses zones d’ombre de la vie du révolutionnaire russe qui permettraient à quelque auteur bien doué de laisser libre cours à sa fantaisie (pour plus de détails, voir l’article de Paul Avrich, « Bakunin and the United States » publié en 1979 dans l’Internationl Review of Social History, XXIV, p. 320-340, disponible sur Internet en format pdf).
Mais on s’égare : pourquoi un colloque Bakounine à Bogota? L’organisation d’une telle manifestation tient d’abord à la présence à l’Université nationale de Colombie, et plus précisément au sein du groupe TEOPOCO d’un certain nombre de personnes qui s’intéressent à l’anarchisme et à Bakounine, comme d’ailleurs l’ont montré les différentes interventions du colloque, qui s’appuyaient pour la plupart sur une solide connaissance des textes et du parcours du révolutionnaire russe – et là encore, la comparaison avec nos pays pourrait bien être cruelle. De fait, l’Université nationale de Colombie à Bogota est une université très politisée (même en ces temps de dépolitisation passive), comme l’attestent les nombreuses fresques et graffitis qui ornent ses murs (et dont l’un de mes préférés est celui qui ouvre ce billet – mais on peut aussi voir ci-dessus que, trois ans avant d’organiser un colloque sur les 150 de la 1ère édition du Capital, les marxistes préparent le terrain à grand renfort de peinture).
Cela tient pour partie à la manière dont est (ou n’est pas) organisé l’enseignement supérieur en Colombie, les établissements les plus renommés étant des établissements privés, et les établissements publics accueillant les étudiants qui n’ont pas les moyens de payer les frais d’inscription dans les usines à cadres en question. Par ailleurs, le campus de l’Université nationale est protégé contre les interventions de la police (qui ne peut intervenir que sur réquisition du président de l’Université), ce qui en fait aussi un havre pour les activistes qui souhaitent pouvoir s’organiser, préparer des manifestations ou des actions, etc.
Mais il ne s’agit là que de la partie universitaire de l’iceberg libertaire colombien. La Colombie possède en effet, par ailleurs, un mouvement libertaire très vivace, même s’il n’a pas laissé de traces aussi impressionnantes dans l’histoire que ses homologues argentin et espagnol. Sa visibilité a en outre été atténuée par le choix qu’a récemment fait une bonne partie des militants de Bogota de rejoindre une organisation « de base » plus large, le Congreso de los pueblos, mouvement social qui regroupe des mouvements paysans, indigènes et urbains et qui est allé jusqu’à s’organiser pour faire élire un sénateur capable de porter sa voix au parlement. Qu’ils aient ou pas fait le choix de se dissoudre dans cette organisation, les anarchistes colombiens que j’ai rencontrés étaient pour la plupart issus du Red Libertaria Popular Mateo Kramer (réseau libertaire populaire Mateo Kramer, du nom d’un compagnon suisse qui s’était installé en Colombie et avait beaucoup œuvré pour la construction de mouvements populaires autogérés, jusqu’à sa mort accidentelle).
Quelques mots sur la situation politique actuelle de la Colombie, dans la mesure où elle a des répercussions sur l’évolution du mouvement libertaire, et secondairement sur le déroulement du colloque sur Bakounine. La Colombie a plutôt une mauvaise réputation, en particulier du fait de la violence politique, sociale et criminelle qui y est endémique (notamment, à l’origine, en raison des violentes luttes au sein de l’oligarchie – dont témoigne ci-contre le tableau de Alejandro Obregón Violencia, daté de 1962), et dont j’ai, pour ma part, découvert l’histoire en discutant avec des activistes sur place (mais elle est aussi souvent ignorée des Colombiens, notamment issus des milieux populaires, parce qu’elle n’est pas enseignée). S’attacher à construire des mobilisations sociales à la base, dans la société colombienne, peut être un travail risqué, comme l’atteste l’assassinat récent d’un activiste bien connu du Congreso de los pueblos, Carlos Alberto Pedraza Salcedo.
Toutefois, ces dernières années, et malgré la litanie des combats, assassinats et règlements de compte qui s’égrène quotidiennement dans les journaux télévisés, la Colombie semble suivre une évolution rigoureusement inverse de celle du Mexique, avec une baisse graduelle de la violence sociale à mesure qu’est abandonné le mot d’ordre de la prétendue « guerre au narcotrafic » (qui, dans des pays où l’intrication entre forces armées, police et organisations criminelles est importante, ne signifie rien d’autre qu’introduire davantage d’armes dans les conflits que ces groupes se livrent, et donc faire exploser la violence sociale). Depuis plusieurs mois, ont notamment lieu à La Havane des négociations entre les FARC et le gouvernement colombien – avec en toile de fond, la possibilité pour de grandes multinationales de pouvoir exploiter les ressources naturelles surabondantes qui sont présentes dans les zones peu habitées où les FARC ont été repoussés à l’époque d’Uribe (2002-2010). Ce recul relatif de la violence, en tant qu’il pourrait conduire à une démilitarisation de la société colombienne, est évidemment une chance pour les mouvements sociaux, et notamment pour leur composante libertaire, et c’est ce qui a conduit une partie d’entre eux à faire le choix de soutenir, au second tour de la dernière élection présidentielle en juin 2014, la réélection de Juan Manuel Santos, celui-ci, bien qu’initialement adoubé par Alvaro Uribe, s’étant signalé par sa politique plus conciliante envers les mouvements de guérilla. Dans la mesure où Santos était opposé à un candidat soutenu par Uribe, les électeurs colombiens devaient donc choisir entre la droite et l’extrême-droite, ce qui est un bon résumé de l’histoire politique institutionnelle du pays (mais d’autres aussi, bientôt, peut-être).
Ce choix, qui n’allait évidemment pas de soi, notamment pour des libertaires, a eu, incidemment, des répercussions sur le déroulement du colloque sur Bakounine, car ce fut l’un des motifs explicites de l’intervention d’un groupe d’encapuchados insurrectionnalistes, pendant l’une des sessions du colloque – étrange intervention en fait, puisque, après avoir décliné une proposition (faite par la personne qui finissait son allocution) de prendre la parole, l’un d’entre eux s’est installé à la tribune pour y faire une intervention de colloque en bonne et due forme, montrant les liens entre Bakounine et la tradition insurrectionnaliste, avant de repartir avec ses camarades en faisant exploser quelques patata bombas (et, m’a-t-il semblé, de revenir dans la salle une fois le déguisement enlevé – il m’est alors apparu qu’ils étaient sans doute sortis une première fois pour se déguiser, bref, du grand spectacle). Ci-dessus une jolie photo floue de l’intervention en question. Toujours est-il que ce groupe reprocha notamment à une partie des intervenants son soutien à la réélection de Santos quelques mois plus tôt.
J’en viens maintenant au contenu du colloque. Les trois premières journées étaient programmées à l’Université Nationale, à Bogota. La première consista essentiellement dans une présentation du colloque, puis dans la conférence inaugurale, prononcée par Annick Stevens – qui était, avec moi, l’autre « internationale » invitée – et qui portait sur « Bakounine et les conditions de l’émancipation », posant la question des rapports entre émancipation sociale et émancipation individuelle dans la pensée du révolutionnaire russe, intervention bien intéressante qui, de mon point de vue, permet de jeter un nouvel éclairage sur le débat qui n’a cessé de parcourir la philosophie politique, notamment allemande, à partir de la fin du XVIIIe siècle, sur la question des rapports entre éducation et révolution (la réponse « traditionnelle », par exemple celle de Kant, consistant à faire de l’éducation un moyen d’éviter la révolution – on se doute qu’il n’en va pas tout à fait de même pour Bakounine). Cette conférence inaugurale fut suivie de la projection du film Simón hijo del pueblo, consacré à la vie de l’anarchiste argentin Simón Radowitzky (film que l’on peut par exemple regarder ici).
Les deux demies-journées suivantes tournèrent autour des rapports de Bakounine au et à la politique, ce qui fut l’occasion pour moi de reprendre, là où je l’avais laissée (c’est-à-dire en fait pas bien loin), la discussion entamée avec Diego Paredes dans les colonnes de la revue Réfractions à propos du statut des concepts de la politique et du politique chez Bakounine. De fait, il m’a semblé que ce thème, à nouveau décliné le lendemain avec l’intervention de Diego, mais aussi celle de Leopoldo Munera Ruiz (directeur de TEOPOCO), était au centre des préoccupations de la plupart des intervenants – sans que je sache si c’était là l’effet de mes propres préoccupations, ou bien si cela rejoignait les questions que se pose une partie du mouvement libertaire colombien à propos du rapport au politique (et donc de la possibilité de traduire le projet libertaire dans les termes de la démocratie radicale). Cette dernière hypothèse n’est pas invraisemblable, si l’on songe au volume collectif qu’a dirigé récemment un universitaire colombien enseignant en France, Alfredo Gomez-Muller, et qui porte pour titre L’anarchie et le problème du politique (Paris, L’Harmattan, 2014). Au-delà de la qualité des différentes interventions, ce sont sans doute les discussions avec la salle qui m’ont le plus marqué, notamment par la capacité qu’elles manifestaient, chez les auditeurs, à s’approprier un certain nombre d’exposés pour les transcrire dans leurs propres préoccupations politiques, et aussi les mettre en question de ce point de vue – ce qui, à mon avis, devrait toujours être le cas dans un colloque de ce type.
Mon intervention, qui avait été gracieusement traduite au préalable par une camarade colombienne, fut prononcée en français, mais surtitrée en espagnol (selon un procédé que j’avais déjà expérimenté en juillet dernier en Russie). J’en donnerai le texte dans les deux langues, aussitôt que j’aurai réussi à remettre la main sur la version espagnole… Comme elle succédait à celle de Julio Quiñones, qui reprenait les critiques traditionnelles du marxisme contre la supposé naturalisme de Bakounine et son goût avéré pour la constitution de sociétés secrètes, elle fut plutôt perçue comme dressant un portrait « spontanéiste » de Bakounine, ce qui n’était pas particulièrement mon intention (d’autant que ce qualificatif me semble mélanger des choses très distinctes, mais peut-être y reviendrai-je à l’occasion d’un prochain billet sur l’usage par Bakounine de la notion de spontanéité).
Après la troisième demie-journée, nous avons eu droit à un spectacle de marionnettes nous représentant Marx et Bakounine en train de prendre le thé – dont la photo ci-contre constitue une piètre illustration. Ce petit spectacle, œuvre du marionnettiste libertaire Iván Darío Álvarez (dont on peut avoir un aperçu du travail ici), fut suivi d’une lecture de quelques-uns de ses textes par le grand poète colombien Juan Manuel Roca (qui a co-écrit avec le précédent un Diccionario anarquista de Emergencia).
Les jours suivants, au cours desquels le colloque se déplaça au théâtre La Libélula Dora, nous avons retrouvé Ivan et Juan Manuel, pour une conférence sur les rapports entre art, poésie et anarchie, et pour le spectacle de clôture du colloque, nouveau spectacle de marionnettes intitulé El dulce encanto de la isla acracia.