Bakounine à l’ombre de Jacques Duclos
Une recherche de plusieurs années sur un même auteur (ou sur quelque sujet que ce soit, sans doute) entraîne nécessairement chez celui ou celle qui s’y adonne, un certain nombre de dommages psychologiques collatéraux, qui vont de la monomanie à la perversion pure et simple. Par exemple, lorsqu’on travaille depuis plus de dix ans sur la pensée et l’action de Michel Bakounine, on se rend compte un beau jour que l’on s’est mis à collectionner tout ce qui se rapporte à ce personnage, depuis les enveloppes à son effigie jusqu’à des bustes fantaisistes, en passant par des livres douteux, voire fort mauvais. C’est une perversion de ce type qui m’a poussé à faire l’acquisition de l’ouvrage de Jacques Duclos intitulé, avec un sens de la nuance que l’on ne manquera pas de goûter, Bakounine et Marx. Ombre et lumière (Plon, 1974), titre que la couverture illustre d’une manière redondante pour les mal-comprenants.
A vrai dire, j’ai longtemps résisté à entreprendre l’acquisition de cet ouvrage, qui me tentait non pas simplement par aberration mentale, ou par une pulsion perverse d’exhaustivité, mais aussi parce qu’il comportait une traduction inédite de la Confession rédigée en prison par Bakounine en 1851. Mais jusqu’à présent, je m’en étais abstenu, considérant que son titre et sa couverture me renseignaient suffisamment sur son contenu, et sur la qualité de celui-ci. Mais on vieillit, on s’amollit, on perd ses repères, comme on dit, et me voilà désormais en possession de cet ouvrage, chiné chez un bouquiniste, peut-être pour le seul plaisir de pouvoir en dire du mal sur ce blog (à moins que ce ne soit pour pouvoir me dire : « je l’ai ! »).
Précisément, avant de dire tout le mal que je pense de l’ouvrage, je dois reconnaître que la traduction de la Confession donnée en annexe est très bonne, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on considère qu’elle est l’œuvre d’Andrée Robel, traductrice confirmée qui s’est notamment signalée par ses traductions de Bakhtine et de Maïakovski. Ne lisant pas couramment le russe, je ne suis pas en mesure d’évaluer techniquement cette traduction par rapport à celle qui existait jusqu’alors (celle de Paulette Brupbacher, datée de 1932 et republiée aux PUF en 1974, soit la même année que l’ouvrage de Duclos), mais elle me semble par endroits plus rigoureuse que sa devancière, sans pour autant faire apparaître de contresens chez cette dernière. Mais assez de compliments sur les annexes, venons-en au corps même de l’ouvrage.
Il n’est sans doute pas inutile, pour la compréhension de ce livre, de rappeler qui en est l’auteur. Jacques Duclos (1896-1975) est en effet une figure historique du Parti Communiste Français, auquel il adhéra dès sa création en 1920 et qu’il ne quitta que les pieds devant en 1975. Il fut membre du comité central du PCF dès 1926, eut une intense activité, notamment clandestine, au service du Komintern (pour lequel il se chargea, avant et pendant la guerre civile, de réorganiser le parti espagnol), et dirigea le PCF clandestin entre 1940 et 1944, pendant que son dirigeant Maurice Thorez se trouvait à Moscou. Il demeura le second de ce dernier jusqu’à sa mort en 1964, se signala toute sa vie par sa fidélité à l’URSS (soutien aux invasions de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, mais aussi refus de communiquer au reste du parti le rapport Khrouchtchev en 1956 sur les crimes de Staline) et fut pendant la presque totalité de sa vie politique maire et député de Montreuil-sous-bois.
Dans son introduction, Duclos présente son texte comme une commande de son éditeur faisant suite à son ouvrage de 1964 sur la 1ère Internationale, mais le contexte dans lequel Jacques Duclos a écrit ce livre sur Bakounine n’est évidemment pas anodin : Duclos a visiblement peu goûté de voir des drapeaux rouges et noirs dans les rues de Paris en mai et juin 1968 (« confusion », gémit-il p. 17) . Il s’agit alors de s’en prendre à celui qu’il considère comme la figure tutélaire de l’anarchisme, qui connaît alors un net regain d’intérêt, en réactivant les attaques dont il avait fait l’objet de la part de Marx et de son entourage, voire en en inventant d’autres. On relèvera en passant la part de projection qui est attenante à une entreprise de ce genre, qui consiste à plaquer sur l’anarchisme un modèle de relations entre maître et disciples qui est précisément propre au marxisme. Or contrairement aux différentes chapelles marxistes, les anarchistes ne considèrent pas Bakounine comme un père-fondateur, et ne se divisent pas sur de grandes interprétations de sa supposée doctrine. Quoi qu’il en soit, dans cette même introduction, avec cet art consommé du mensonge plein d’aplomb qui a fait tout le charme des staliniens, Duclos n’hésite pas à ranger Bakounine parmi ces utopistes vers lesquels les « idéologues de la bourgeoisie » attirent « l’attention des masses populaires […] en vue de les détourner du socialisme de la réalité » (p. 8). On s’en voudrait également de ne pas citer la fin de cette introduction, qui pourrait illustrer le rôle proprement pastoral que quelqu’un comme Duclos accorde au PCF : « certains égarés, suivant de mauvais bergers, peuvent encore se laisser séduire par le révolutionnarisme verbal inspiré de Bakounine que propagent certains éléments, parmi lesquels des irresponsables, à qui s’ajoutent de toute évidence des manipulateurs, eux-mêmes manipulés » (p. 16). Mais manipulés par qui ? Des noms, des noms !
Forcément, après un tel démarrage, on s’attend à quelque chose de grandiose, et l’on n’est pas déçu car l’ouvrage constitue une sorte de somme de tous les dénigrements malhonnêtes qui ont pu être colportés sur le compte du révolutionnaire russe, avec même quelques éléments originaux. Le parcours de Bakounine jusqu’à son emprisonnement est retracé d’une manière pour le moins lacunaire (ainsi l’activité jeune hégélienne de Bakounine n’est pas même mentionnée) et des idées fantaisistes (notamment sur son projet politique en 1848) lui sont prêtées. Mais l’un des morceaux de bravoure de l’ouvrage, c’est bien entendu la manière dont il rend compte de la Confession, que Bakounine adressa en 1851 au tsar depuis sa prison. Ce texte est lu comme « le misérable reniement de son action militante » (p. 41), que Duclos n’hésite pas à opposer à l’attitude héroïque du résistant communiste Gabriel Péri pendant la seconde guerre mondiale. Ignorant, peut-être délibérément, une lettre de 1854 que Bakounine fit passer clandestinement à sa sœur et dans laquelle il affirmait ne vouloir sortir de prison que pour recommencer ce qui l’y avait mené, feignant également de prendre pour argent comptant les marques exagérées de repentir que le révolutionnaire russe affecte pour obtenir son élargissement, Duclos lit ce texte comme une manifestation d’avilissement et d’abandon de toute dignité personnelle. Surtout, il suggère plus loin, avec ô combien de finesse, que finalement Bakounine n’était rien d’autre qu’un agent du tsar, ce qui expliquerait pourquoi la police de ce dernier aurait préféré ne pas le discréditer en diffusant le texte de la Confession: « cela conduit à se poser à ce sujet une question qui, si elle ne peut avoir de réponse précise, laisse la porte ouverte à de troublantes suppositions, mais on ne saurait aller plus loin… » (p. 210). On notera l’usage d’un procédé similaire lorsque la 4ème de couverture de l’ouvrage qualifie de « quelque peu mystérieuse » la manière dont Bakounine s’est évadé de Sibérie en 1861 – mystère dont on ne trouve trace dans le reste du texte, mais qui pourrait bien suggérer que finalement, Bakounine a été exfiltré vers l’Europe comme un espion. Et alors tous se tiendrait puisque pour Duclos, les anarchistes (et les gauchistes en général) sont toujours plus ou moins manipulés par la police… (voir un passage d’anthologie p. 317 à ce sujet)
Un deuxième épisode marquant dans cette reconstitution de l’itinéraire politique de Bakounine, c’est la manière dont Duclos rend compte des projets de Bakounine en 1870 : contre l’évidence même des textes qu’il cite, Duclos soutient que Bakounine pensait que le salut de la France passait par une alliance entre Gambetta et Thiers, alors même que Bakounine n’a cessé de dire à cette époque que tout gouvernement bourgeois préférerait nécessairement une victoire prussienne à la mise en œuvre les moyens révolutionnaires nécessaires à la défense nationale (ce qui passait, selon lui, par la révolution sociale). Le compte-rendu de l’insurrection lyonnaise de septembre 1870 constitue le clou de cet épisode : Duclos y reprend, bien évidemment, une partie des racontars sur l’activité de Bakounine au cours de ces journées, dont il a déjà été question sur ce blog, sans reprendre toutefois la fameuse image de Bakounine montant au balcon de l’hôtel de ville pour proclamer l’abolition de l’État (ni signaler, cependant, les lettres de Marx où cette anecdote est inventée). Mais il est vrai qu’en 1974, des travaux d’historiens comme Fernand Rude ou Arthur Lehning et son équipe ne permettaient plus de raconter n’importe quoi sur l’insurrection lyonnaise de 1870.
Cependant, la présence de matériaux historiographiques consistants allant en sens contraire n’empêche pas Duclos de se livrer à une validation intégrale de l’acte d’accusation rédigé par Marx, Engels et leurs amis après l’exclusion de Bakounine au congrès de La Haye en 1872. Au risque de lasser, je vais prendre un exemple souvent évoqué sur ce blog, celui du Catéchisme du révolutionnaire de Netchaïev. Comme tant d’autres avant et après lui, Duclos désigne ce texte comme le Catéchisme révolutionnaire, entretenant ainsi la confusion avec plusieurs textes de Bakounine qui portent ce titre (et qui consistent en programmes politiques et en projets d’organisation, et non en une description de l’ethos du révolutionnaire). C’est sans doute ce qui lui permet de faire ce que personne d’autre à ma connaissance n’a fait : attribuer au seul Bakounine la paternité du Catéchisme de Netchaïev, paternité dont il n’hésite pas à affirmer que Bakounine ne l’a jamais reniée, alors même que celui-ci y fait une allusion très critique dans sa longue lettre de rupture avec Netchaïev de juin 1870. On pourrait encore ajouter la manière complaisante dont Duclos, lorsqu’il évoque le conflit entre Marx et Bakounine (bien entendu réduit à sa dimension personnelle) s’étend sur la germanophobie et l’antisémitisme (avérés) de Bakounine, sans jamais mentionner la russophobie de Marx (déjà patente dans la manière dont lui et Engels rendent compte du mouvement des nationalités slaves lors du printemps des peuples de 1848), ou encore la manière fantaisiste dont il est rendu compte du congrès de La Haye et de ses suites, mais je pense en avoir assez écrit pour vous donner envie de voler ce livre !
Quelques mots pour conclure cependant sur ce qui fait la singularité de l’ouvrage de Duclos dans l’abondante littérature de dénigrement de Bakounine. D’une part, cet ouvrage a le mérite de dire explicitement qu’il s’en prend à Bakounine pour affaiblir l’anarchisme – ce qui se fait au prix de généalogies peu convaincantes, ainsi de celle qui fait, dans les derniers chapitres de l’ouvrage, de l’individualiste Albert Libertad un épigone de Bakounine. D’autre part, cet ouvrage constitue une curiosité par son caractère relativement tardif : on l’a vu, Duclos y est contraint de tenir compte, jusqu’à un certain point, de travaux historiques récents, mais ça ne l’empêche pas de reconduire dans sa quasi intégralité la vulgate marxiste (et en l’occurrence stalinienne) sur l’anarchisme en général et Bakounine en particulier. On lit (et on édite) encore Bakounine aujourd’hui, ce n’est plus le cas pour Duclos : ce billet répare une injustice !
J’ai été victime (consentante) du même genre de quiproquo en finissant par acheter chez un bouquiniste sympa « Guerre et Révolution en Espagne » de Georges Soria autre éminence grise du même bord. Il faut dire – c’est le seul alibi que j’ai trouvé – que les illustrations sont fort intéressantes et nombreuses. Le texte, quant à lui, est un tissu nauséabond de propagande stalinienne. Je pense en être rendu au stade où je vais carrément le revendre, car je me demande ce qu’il fout là, dans ma bibliothèque…
Je t’amènerai un article (faiblard) que j’ai écrit à ce sujet il y a fort longtemps, dans Interrogations !
If I’m not mistaken, that was the only book on Bakunin translated from a foreign language during the Soviet years (here I don’t count Nettlau’s short biography of Bakunin published by the anarchists around 1920)
Lorsque le livre de Duclos est sorti, « Solidarité ouvrière », le journal de l’Alliance syndicaliste, a publié un article en juin 1974 intitulé
« Le bon, la brute et Jacques Duclos »
que je joins.
Il faut tenir compte que nous avions à l’époque 40 ans de moins…
* * * *
LE STALINISME ne s’est jamais laissé étouffer par la falsification, le mensonge, la déformation, l’interprétation tendancieuse… et ce ne sont. là que des péchés mineurs…
Jacques Duclos vient de le montrer une fois de plus en publiant un livre qui est un chef-d’œuvre du genre : Bakounine et Marx. ombre et lumière (1).
On y trouve tous les clichés, tous les poncifs ressassés sur le compte de Bakounine depuis que Marx a lâché sa horde de délateurs aux basques du révolutionnaire russe. Ceux qui chercheront des éléments nouveaux dans le débat Bakounine-Marx seront amèrement déçus. Il s’agit plutôt de la réunion en un seul livre de tous les arguments de bas étage circulant contre Bakounine dans les salons des bourgeois qui cherchent à se rassurer («c’est de l’utopie»), dans les bibliothèques universitaires où de doctes intellectuels se détournent d’un langage qui s’adressait aux ouvriers («c’est pas construit»), et dans les sessions de formation du P.C. et de la C.G.T. où, là, on ne peut combattre Bakounine qu’en le déformant et, surtout, en invitant les militants à ne jamais le lire (sauf extraits soigneusement choisis, bien sûr). Voyons quelques-unes des pièces les plus caractéristiques de l’arsenal de Duclos.
Les insinuations les plus basses
Duclos laisse entendre, sans prendre à son compte l’accusation, que Bakounine est un agent de la police tsariste. «On disait que…» ce n’est pas compromettant, et puis ainsi le doute est jeté dans l’esprit du lecteur. Mais justement, ce «on», celui qui a lancé le bruit, c’est Marx, afin de discréditer un homme qui commençait à prendre trop d’influence parmi les ouvriers de l’Internationale.
Urqhardt, qui fait partie de l’entourage de Marx, ira jusqu’à dire, lors de l’extradition de Bakounine en Russie, que celui-ci a été reçu à bras ouverts par le tsar et qu’il fête sa trahison en sablant le champagne avec des femmes galantes. Cette calomnie suscitera un tel torrent de protestations que Marx désavouera Urqhardt. Lorsque, après que Bakounine se fut enfui de Sibérie, Urqhardt récidiva, Bakounine déclara qu’il lui donnerait la réplique «non pas la plume à la main, mais avec la main sans la plume»…
Ce qui n’empêcha pas Bakounine de traduire peu après le Manifeste communiste de Marx et Engels en russe. Cette précision pour montrer que le «volcan passionnel», comme il convient à certains de le présenter, ne se laissait pas entraîner par ses passions.
L’accusation que les libertaires sont des «agents provocateurs», «agents de la police», etc., est courante chez les staliniens. Mais ces derniers taisent soigneusernent «l’affaire Giton» (2), «l’affaire Marty» (3). Ils ne disent pas que Jitomirski, un des dirigeants du Bureau à l’étranger du parti bolchevik, était un agent de la police tsariste de 1902 à 1917 ; ils ne disent pas que Malinovski, chef de l’organisation bolchevik en Russie, bras droit de Lénine, était un agent de la police tsariste ; ils ne disent pas que, lors de la session plénière du comité central bolchevik d’août 1913, cinq des vingt-deux membres présents étaient des agents de la police tsariste (leurs rapports furent publiés après la révolution sous le titre : «Les bolcheviks d’après les rapports de l’Okhrana de Moscou»).
Dans un livre publié en 1927 à Moscou, on peut lire la confession d’un certain Chornikova :
«J’étais en rapport avec tous les membres du comité central de Saint- Pétersbourg et avec ceux du bureau militaire. Je connaissais tous les endroits où ils se réunissaient secrètement et les mots de passe de tous les groupements militaires révolutionnaires de Russie. J’avais la garde des archives, j’étais au courant de tout et je communiquais tous mes renseignements à l’Okhrana.» (M. Balabanov La Russie tsariste au XXe siècle. Moscou 1927.)
L’affaire de la «Confession»
L’affaire de la «Confession» de Bakounine est certainement l’exemple le plus typique du manque total de complexe avec lequel Duclos voit la paille dans l’oeil du voisin mais pas la poutre qui est dans le sien.
Bakounine, arrêté lors de l’insurrection de Dresde en 1848, est livré à la police tsariste. Condamné à vie dans la forteresse Pierre et Paul – d’où on ne s’évade pas – il s’efforce de se faire transférer en Sibérie où il aura une relative liberté de mouvement et d’où il s’est d’ailleurs évadé en 1861. C’est dans cette optique que Bakounine écrit la «Confession», destinée à convaincre le tsar qu’il est un «révolutionnaire repenti». Faite à la demande du ministre de l’Intérieur, qui lui en fournit le prétexte, elle passe à côté du but recherché par celui-ci : Bakounine ne livre aucun renseignement sur les activités du mouvement révolutionnaire russe. Le tsar notera d’ailleurs, à ce propos, en marge de la «Confession» :
«Pour cela, il détruit déjà toute ma confiance ; s’il sent toute la gravité de ses péchés, seule une confession complète et non conditionnelle peut être considérée comme une vraie confession.» La vraie «confession» de Bakounine, c’est dans la seule lettre qu’il put adresser à ce moment-là à sa soeur qu’il faut la lire. Il y déclare son espoir «de pouvoir recommencer ce qui m’a amené ici» (4).
Duclos insiste avec d’autant plus de délectation sur cet épisode de la vie de Bakounine qu’il évite de parler de la façon dont Boukharine, Radek et des centaines d’autres vieux bolcheviks se «confesseront» lors des procès staliniens. Radek d’ailleurs déclara :
«Bakounine était en prison ; il voulait naturellement en sortir et il avait alors évidemment le droit d’adopter le style le plus conforme à cet objectif».
Ces paroles se trouvent dans la première édition française de la «Confession», parue en 1932. S’y trouvent-elles dans la «nouvelle traduction» ? L’ancienne était donc mauvaise (5).
L’affaire Netchaïev
Netchaïev est un fils de serf qui avait réuni des cercles d’étudiants en une organisation révolutionnaire et qui s’est réfugié à l’étranger après l’arrestation de ses camarades. Dans la Russie autocratique où la seule organisation possible était une organisation secrète, il avait développé des idées qui choquaient les bien-pensants :
• liquider les individus nuisibles à la révolution ;
• laisser la vie provisoirement à ceux qui provoquent la haine du peuple en commettant des exactions ;
• se servir de l’influence des riches et des puissants, y compris en les faisant chanter ;
• compromettre les libéraux et les hommes ambitieux ;
• pousser à l’action révolutionnaire les doctrinaires et les ambitieux.
Duclos, une fois encore, monte en épingle cette affaire, qui pourtant ne dure que quelques mois de la vie de Bakounine avant que celui-ci ne se sépare de Netchaïev en le désavouant violemment. Une fois de plus, Duclos est peu qualifié pour s’indigner. Qui ne connaît la façon dont les bolcheviks s’approvisionnaient en fonds grâce à la pratique des «expropriations», et en particulier l’affaire de la banque d’Etat d’Helsingfors et celle de la poste de Tiflis le 26 juin 1907, où 300 000 roubles furent «récupérées» ?
Le gang recevait ses ordres d’un certain Dougachvili, Joseph, qui s’immortalisera sous le nom de Staline. L’un des participants de l’attaque, connu sous le nom de Kamo, sera arrèté peu après à Berlin alors qu’il s’apprêtait à assassiner le banquier Mendelsohn (S.F. Medvedieva-Ter Petrossian, Le camarade Kamo, Proletarskaia Revolioutsa, Moscou 1924, n° 3132.)
Quand un atelier de fabrication de fausses roubles fut découvert à Berlin, et que le fabricant qui avait livré le papier reconnut Krassine comme celui qui avait passé la commande, l’indignation des sociaux-démocrates était à son comble. A quoi Lénine répondit :
«Quand je vois des sociaux-démocrates proclamer fièrement qu’ils ne sont ni des anarchistes, ni des voleurs, ni des brigands et qu’ils réprouvent la guerre des partisans, je me demande si ces gens-là comprennent le sens de leurs paroles.»
Et l’affaire de l’héritage de l’industriel Schmidt ? Ce bourgeois avait légué au Parti social-démocrate une forte somme d’argent. Mais comme ses soeurs, héritières, ne montraient aucun empressement à remettre l’argent, Lénine dépêcha un certain Andréakis dans le but de les convaincre de léguer l’argent aux bolcheviks plutôt qu’au Comité central du parti unifié. Il fit si bien qu’il épousa l’une des sœurs, mais avec l’intention de garder le magot pour lui. Aussi Lénine envoya un certain Victor… qui épousa l’autre soeur. Parlant de ce Victor, Lénine dira à Rojkov, un bolchevik de la première heure : «Enfin, voyons, accepteriez-vous de faire le maquereau ? Non, n’est-ce pas ? Moi non plus, mais c’est ce qu’a fait Victor et c’est pourquoi il nous rend service : il est irremplaçable !»
Enfin pour terminer sur Netchaïev, rappelons que les historiens soviétiques Polonski et Steklov ont fait de Netchaïev un prophète du bolchevisme ! M. Pokrovski (Essais sur l’histoire du mouvement révolutionnaire en Russie, Moscou 1924) puis A. Gambarov (Discussions sur Netchaïev, 1926) réhabilitent le «possédé» de Dostoïevski dont le modèle fut Netchaïev, en le présentant comme un précurseur du parti bolchevik, de ses méthodes, de sa tactique !
Précisons en outre que «le Catéchisme du révolutionnaire», où s’étale le cynisme politique le plus vif, n’a pas été écrit par Bakounine. Duclos confond avec «le Catéchisme révolutionnaire» qui est, lui, de Bakounine, où il expose un programme politique et social tout à fait constructif. Il y a des similitudes dans les titres parfois bien utiles… Cette ressemblance a d’ailleurs été maintes fois utilisée par des érudits à la petite semaine qui pensaient «liquider» Bakounine vite fait bien fait. L’ignorance de nombreux anarchistes a fait le reste…
Qui sont les «brigands» ?
En utilisant quelques phrases glanées ici et là, Duclos tente d’accréditer le mythe d’un Bakounine partisan du chaos général, de la révolution par les «marginaux», les «brigands».
Mais lorsque Bakounine parle d’ordre public, c’est de l’ordre bourgeois qu’il parle, et lorsqu’il parle de «brigands», c’est de ceux qui sont tels aux yeux. des bourgeois. Il pense surtout aux «brigands» russes comme Pestel, Stenka Razine, Pougatchev, qui étaient des brigands aux yeux du tsar mais pas aux yeux des serfs russes qu’ils menaient les armes à la main contre leurs oppresseurs. Pougatchev en particulier, parvint, en 1773, à la tête d’une armée de 20 000 serfs, à vaincre les armées de Catherine II. Il ne fut vaincu que par trahison et reste le symbole de la lutte contre l’absolutisme et la noblesse.
Loin de penser que ce sont des marginaux qui sont le moteur du socialisme, comme le laisse entendre Duclos, Bakounine pense que la révolution ne peut être que l’oeuvre des travailleurs :
«Les travailleurs sont la jeunesse actuelle de l’humanité : ils en portent tout l’avenir en eux-mêmes» (Œuvres V, p. 119 – 1869). «…puisque le. prolétaire, le travailleur manuel, l’homme de peine, est le rereprésentant historique du dernier esclavage sur la terre, son émancipation est l’émancipation de tout le monde, son triomphe est le triomphe final de l’humanité», (OEuvres IV, p. 425 – 1872).
« Le socialisme «ne trouve une réelle existence que dans l’instinct révolutionnaire éclairé, dans la volonté collective et dans l’organisation propre des masses ouvrières elles-mêmes, et quand cet instinct, cette volonté et cette organisation font défaut, les meilleurs livres du monde ne sont rien que des théories dans le vide, des rêves impuissants», (Œuvres VI, p. 31 – 1870).
Il serait fastidieux de réfuter point par point l’argumentation de Duclos. Presque chaque phrase contient un mensonge par omission, par amalgame, par juxtaposition, les formes les plus insidieuses du mensonge (6). C’est le seul point sur lequel on peut considérer le livre de Duclos comme un chef-d’œuvre. Mais l’auteur a été à bonne école, et Netchaïev apparaît à côté de ses maîtres, comme un enfant de choeur. Le lecteur sera frappé de constater que dans ce livre, la critique strictement politique est limitée au minimum. La méthode vise surtout, en salissant un homme, en le déconsidérant aux yeux du lecteur, de créer un réflexe de rejet, ce qui lui évitera précisément toute velléité d’analyse politique. Et ceci n’est pas propre à l’école stalinienne du marxisme.
Combien de trotskystes émettent des avis très autorisés sur Bakounine sans avoir ouvert un seul de ses livres ?
Quitter le terrain de l’attaque personnelle, de la déformation, c’est, pour les marxistes, s’exposer à ces déboires. Cesser de voir en Marx et Bakounine l’opposition entre un «gentil» et un «méchant», entre la «lumière» et «l’ombre» (et le raisonnement est valable pour certains anarchistes, en inversant les rôles) ; voir en eux deux hommes à la formation intellectuelle identique («Il faut respecter Bakounine car il a compris Hegel», disait Engels) mais qui s’opposent sur des divergences de tactique, d’organisation, de stratégie, c’est là une chose que les marxistes tiennent à tout prix à éviter – staliniens comme trotskystes, pour les mêmes raisons – car cela mène à la critique du socialisme d’Etat, à la genèse et à l’analyse de la nature de classe de la bureaucratie.
Le refus de considérer Bakounine du point de vue de sa stratégie politique n’a pas toujours eu le côté caricatural qu’il revêt aujourd’hui. Ainsi un historien soviétique a pu écrire, au sujet de l’action de Bakounine lors de la commune de 1871 :
«Dans l’esprit de Bakounine, il fallait profiter des ébranlements provoqués par la guerre, de l’incapacité de la bourgeoisie, des protestations patriotiques de la masse, de ses tendances sociales confuses, pour tenter une intervention décisive des ouvriers dans un grand centre, ensuite l’étendre dans d’autres centres, entraîner derrière elle la paysannerie et commencer ainsi la, révolution sociale mondiale. Personne alors n’a proposé un plan meilleur (…) La tentative de Lyon a prouvé une fois de plus que Bakounine était en effet un “maître ès révolutions”, un grand homme de révolution, l’homme des larges conceptions et des décisions héroïques, et que cette tentative lui fait· honneur et, entre autres, nous force à le reconnaître, au même· titre .que Marx, comme un des précurseurs du communisme contemporaîn, et en particulier de la Révolution d’octobre».) Iouri Steklov – M. Bakounine, sa vie et son activité Moscou 1927 – 1. IV, première partie chapitre III).
Des analyses comme celle de Steklov – qui n’a pas dû faire long feu – restent l’exception. La règle, aussi bien chez les staliniens que chez les trotskystes (voir en particulier la brochure : «Marxisme et anarchisme» avec un exposé de G. Bloch, de l’O.C.I.), reste l’injure, la falsification, le mensonge.
Pour conclure, la question la plus importante soulevée reste posée : pourquoi Duclos a-t-il écrit un livre de 480 pages pour «démonter» Bakounine ? Pourquoi, comme par hasard, est sorti, en même temps, aux éditions du Progrès de Moscou, un gros livre groupant des textes de Marx, Engels, Lénine, sur l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme ? C’est qu’il apparaît de plus en plus que la voie réformiste au socialisme, après son dernier échec au Chili, est une impasse, alors que le P.C.F. fait tout ce qu’il peut pour recommencer cette impasse en France. Obligé de mener une politique de plus en plus à droite pour gagner les élections, obligé par conséquent de se poser comme un frein aux luttes ouvrières, le P.C.F. commence à perdre la confiance d’une fraction chaque année plus grande de la classe ouvrière. Et chaque année, le nombre des travailleurs qui ne font confiance qu’à leur propre action dans leurs seules organisations de classe, s’accroît, augmentant l’audience du syndicalisme révolutionnaire.
Il fallait attaquer le mal à sa racine : Bakounine. Mais c’était oublier que c’est le prolétariat, non pas Bakounine, qui a inventé le socialisme libertaire ; c’était oublier que Bakounine n’a fait qu’exprimer les tendances profondes du prolétariat le plus exploité de son époque, les ouvriers de l’industrie catalane, les mineurs du Borinage, les paysans désespérés d’Andalousie affamés par les propriétaires terriens, les ouvriers étrangers de Genève qui faisaient les métiers les plus durs.
Attaquer un homme ne sert à rien, en conséquence, car ni Duclos ni le P.C. n’empêcheront le syndicalisme révolutionnaire de se développer dans la classe ouvrière. Duclos passe doublement à côté de son but. Vis-à-vis des intellectuels honnêtes qui connaissent un tant soit peu Bakounine, il se fait prendre en flagrant délit de falsification, sans parler du simplisme grossier et presque comique avec lequel il voit tout beau du côté Marx, et tout laid du côté Bakounine : Duclos se déconsidère (7).
Quant aux travailleurs qui auront eu les moyens de s’acheter ce livre de 35 F, ils ne pourront que constater le décalage entre les énormités de Duclos et ce qu’ ils constatent dans-la pratique des militants ouvriers anarcho-syndicalistes et anarchistes qu’ils connaissent. Et puis, si Bakounine était vraiment le monstre que Duclos nous présente, comment expliquer que Fernand Pelloutier, organisateur des bourses du travail, ait pu se réclamer du révolutionnaire russe ; de même qu’Emile Pouget, secrétaire adjoint de la C.G.T., fondateur du premier journal de la C.G.T., La Voix du peuple en 1900, E. Varlin, le militant de la Commune, et tant, tant d’autres figures historiques du mouvement ouvrier français ? Il y a de quoi se poser des questions.
Décidément, Duclos a frappé un coup dans l’eau.
* * * * * * * * *
(1) Chez Plon.
(2) Marcel Gitton entre au Comité Central du P.C.F. en 1928 et au Bureau Politique en 1932. Il assume alors des responsabilités au sein de l’appareil stalinien international. Nommé secrétaire à l’organisation en 1936, il est le numéro trois du parti, derrière Thorez et… Jacques Duclos. En 1939, il milite en faveur de la ligne stalinienne de soutien aux nazis. En septembre 1940, il est arrêté par la police et rompt avec le P.C.F. puis devient dirigeant du Parti Ouvrier et Paysan français, collaborationniste. On suppose que la police «tenait» Gitton par une affaire de moeurs. (R.B., mars 2008.)
(3) En 1952, André Marty (ainsi que Charles Tillon) furent mis en cause devant le Bureau politique auquel ils appartenaient tous les deux. Le crime de Marty était l’hostilité qu’il avait marquée envers. En pleine période de purges en URSS, Duclos avait fait comprendre à Staline qu’en France aussi il y avait des traîtres. Les pièces de l’accusation n’était qu’un ramassis de broutilles montées en épingle et censées appuyer la thèse d’une opposition de longue date au parti. Marty et Tillon furent exclus lors du comité central du 5-7 décembre 1952. Jacques Duclos n’est jamais loin lorsqu’une saloperie se perpétue au PCF. (R.B., mars 2008.)
(4) Comme Duclos cherche à faire passer Bakounine pour un lâche, il ne dit pas que condamné à mort en Allemagne et en Autriche, notre camarade a par deux fois refusé de signer son recours en grâce.
(5) La première traduction, parue aux éditions Rieder en 1932, n’a rien de critiquable techniquement, mais présente l’inconvénient d’avoir une introduction écrite par Fritz Brupbacher, marxiste, ami de Bakounine, et 47 pages de notes faites par· Max Nettlau, ce qui est. on le comprend, un empêchement de premier ordre pour Duclos.
(6) Exemple de mensonge par juxtaposition : si on met côte à côte les deux affirmations suivantes, en choisissant bien les mots :
1. Bakounine a participé aux révolutions de 1848 .en Allemagne ;
2. Toutes les révolutions de 1848 où Bakounine a participé ont échoué,
Le lecteur, inconsciemment, associe les deux propositions et conclut : les révolutions de 1848 ont échoué à cause de Bakounine. Exemple de mensonge par amalgame : en unissant le nom de Bakounine à celui de Ravachol, Bonnot, Emile Henry, etc., on laisse entendre que ces derniers auraient tiré leurs enseignements du premier, ce qui est, de toute évidence, faux…
Exemple de mensonge par omission : …Et précisément, en ne reliant pas le nom de Bakounine avec ceux de Varlin, Pelloutier, Pouget, etc., alors que là, il y a effectivement filiation, on emploie une autre forme insidieuse de mensonge.
(7) Les deux premiers livres sur Bakounine que nous conseillons aux sympathisants libertaires de lire sont : Anarchistes d’hier et d’aujourd’hui, de J. Duclos, et un recueil de textes de Bakounine paru chez Pauvert intitulé La liberté. Le contraste est si frappant que le lecteur est, après lecture, définitivement vacciné contre toutes les falsifications staliniennes sur la question.