Bakounine au Japon
Remontons de quelques semaines dans le temps. Avant d’arriver à San Francisco, Bakounine a séjourné deux semaines au Japon, plus précisément à Hakodate (port qui venait d’être ouvert sur l’île septentrionale d’Hokkaido, mais où les étrangers n’étaient pas admis, de sorte qu’il dut rester sur le bateau) et Yokohama (qui fut la seule ville japonaise où il mit les pieds). Contrairement à son passage par l’Amérique du Nord, ce bref séjour n’a guère laissé de trace. Il existe toutefois sur cette question un long article, en deux parties, de Philipp Billingsley, de l’Université de Saint-Andrews (Ecosse). Cet article m’a été signalé par Mikhail Tsovma, que je tiens à remercier (je serai certainement amené à reparler de Mikhail dans un prochain billet).
S’agissant de l’illustration de ce billet, il s’agit d’un dessin de Charles Wirgman paru dans The Illustrated London News et qui relate l’attaque de la légation britannique au Japon (située dans le temple Tozenji à Tokyo) le 5 juillet 1861 par une bande de ronin (chevaliers sans maître) hostiles à la présence des occidentaux – soit un mois avant l’arrivée de Bakounine dans le pays. C’est que le Japon de l’époque est agité de troubles qui prennent notamment pour cible les occidentaux présents au Japon. Ces troubles ne cesseront qu’avec la restauration Meiji à partir de 1868. Dans le même temps, de nombreuses révoltes paysannes éclatent contre les grands propriétaires terriens.
Dans la première partie, l’auteur raconte par le menu l’intégralité des événements qui ont mené Bakounine jusqu’au Japon, met en place le contexte socio-politique et narre les événements marquants de son passage au Japon, ainsi que de la suite de son périple jusqu’à Londres, via l’Amérique du Nord. Mais il cherche aussi à préciser la relation entre Bakounine et le Japon et les canaux par lesquels la pensée de Bakounine a pu avoir une influence sur le mouvement en faveur des droits du peuple au Japon.
Dans la deuxième partie (qui est pour moi plus anecdotique), l’auteur met en relief certaines coïncidences, purement fortuites, entre la vie de Bakounine et les débuts de l’ère Meiji, depuis l’influence de Lorenz von Stein (auteur d’un livre hostile sur le socialisme et le communisme en France en 1842 qui a été lu par toute la génération des jeunes hégéliens comme une source de renseignements sur ces mouvements) jusqu’au rôle joué par le Suisse Bluntschli, à qui Bakounine a dû en 1844 d’être expulsé de la Suisse vers la France.
Je vais essentiellement me concentrer sur la première partie de l’article, qui nous apporte une série de renseignements très précieux.
On comprend mieux, tout d’abord, pour quelles raisons Bakounine a pu concevoir le projet de cette évasion rocambolesque par le Japon. L’ancien gouverneur de Sibérie, son lointain cousin Mouraviev (dont il fait l’éloge dans une lettre à Herzen de 1860, après que celui-ci se fût réjoui du fait qu’il ait été démis de ses fonctions de gouverneur) avait en effet été au Japon l’émissaire plénipotentiaire du tsar pour négocier des traités qui permirent l’ouverture de certains ports (dont celui de Yokohama) aux navires russes (traités de 1854 et 1858). Bakounine était certainement au courant de cette ouverture récente dans la mesure où il avait côtoyé Mouraviev d’assez près. Par ailleurs, dans la longue lettre à Herzen qui fait l’éloge de Mouraviev, il montre sa connaissance du développement de la région et la concurrence américaine à laquelle la Russie est confrontée.
On apprend ensuite qu’au moment où Bakounine allait quitter Hakodate pour Yokohama, vers le milieu du mois d’août 1861, le bruit s’étant répandu qu’un « aristocrate russe » était à bord d’un navire américain, un dîner fut organisé à l’initiative du capitaine de ce navire auquel prit part le consul russe dans la ville, qui n’était pas au courant de la fuite de Bakounine. Celui-ci s’épargna des questions gênantes en se présentant lui-même et en prétendant qu’il avait l’autorisation du gouverneur pour voyager et qu’il allait rentrer quelques semaines plus tard en passant par la Chine. Cela suffit: le télégraphe n’avait pas encore été installé entre la Russie et l’Asie orientale…
Quant au port de Yokohama, dans lequel Bakounine débarque à la fin du mois d’août 1861, on apprend qu’il s’agissait d’un lieu en plein développement, mais aussi d’un lieu de perdition, plein d’aventuriers californiens, de desperados portugais, et du rebut moral des nations européennes (dixit l’évêque de Hong Kong qui visita les lieux à cette époque). A Yokohama, on a longtemps cru que Bakounine n’avait laissé aucune trace de son passage – ce qui est assez compréhensible étant donné sa condition de fugitif. Philipp Billingsley a toutefois retrouvé, sur le registre de l’hôtel de Yokohama l’enregistrement d’un certain Wilhelm Heine. Or il s’agit du nom de celui qui avait combattu aux côtés de Bakounine, douze années plus tôt, lors de l’insurrection de Dresde qui coûta sa liberté au révolutionnaire russe. Ce même Wilhelm Heine, qui avait émigré aux Etats-Unis mais était retourné en Allemagne en 1859, était présent en même temps que Bakounine à Yokohama car il participait à une expédition allemande en Asie orientale, et par recoupements d’autres témoignages il apparaît qu’ils ont séjourné dans le même hôtel. Ces autres témoignages, ce sont notamment ceux d’un scientifique allemand, Philipp Franz von Siebold, également présent à Yokohama, et qui raconte y avoir rencontré Bakounine.
Malheureusement, tout cela signifie que Bakounine ne vit pas grand-chose du Japon et qu’il resta confiné dans les zones réservées aux étrangers, dans un port qui tenait plus du campement dans le far west que de la ville japonaise traditionnelle. C’est peut-être pour cette raison qu’à aucun moment, que ce soit dans sa correspondance ou dans ses écrits, il ne fit la moindre allusion à ce séjour, pas plus d’ailleurs qu’il n’évoqua le Japon.