Bakounine dans les Annales allemandes
En 1841, à Leipzig, Bakounine fait la connaissance d’Arnold Ruge. Bakounine, alors âgé de 27 ans, est en Allemagne depuis 1840, date à laquelle il est venu à Berlin pour y parfaire sa culture philosophique. Il prend des cours auprès d’un hégélien de droite, Karl Werder, et, aux côtés d’Engels et de Kierkegaard notamment, commence à suivre les cours de Schelling, qui vient d’être rappelé à Berlin pour y contrer l’influence hégélienne.
Quant à Arnold Ruge, il est depuis plusieurs années installé dans le paysage intellectuel allemand. Il est notamment l’éditeur d’un journal, les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art), qui ont pris la suite des Hallische Jahrbücher (Annales de Halle) interdites par la censure. Les Annales allemandes sont la principale tribune du courant jeune hégélien: dedans, y ont écrit ou y écriront les frères Edgar et Bruno Bauer, Marx, Feuerbach, Ruge lui-même, qui fait cependant davantage figure de publiciste que de théoricien.
Lorsqu’il fait la connaissance de Ruge, Bakounine est en train de s’ouvrir aux questions politiques et sociales (il lit à cette époque la Politique à l’usage du peuple de Lamennais et des poètes du courant Jeune Allemagne) et c’est par son intermédiaire qu’il pénètre dans le continent du jeune hégélianisme. Au cours de l’été 1842, il rédige pour le journal de Ruge un long article, qui sera publié dans les numéro 248 à 251, entre les 17 et 21 octobre 1842 (p. 985-1002). Signée du pseudonyme de Jules Elysard (par lequel Bakounine voulait à la fois échapper aux grandes oreilles de Moscou et signifier son attachement à la mission révolutionnaire de la France), La Réaction en Allemagne est une contribution particulièrement brillante au jeune hégélianisme et il s’inscrit dans un mouvement de radicalisation de ce courant. Bakounine, utilisant la logique de Hegel, s’y oppose à ceux qu’il qualifie de médiateurs, ou encore de parti du Juste Milieu, et prédit que les oppositions qui travaillent de l’intérieur la société de son époque ne manqueront pas de s’aiguiser, de devenir des contradictions et de plonger l’Europe dans une grande tourmente révolutionnaire. J’ai traduit et analysé ce texte dans un livre dont on peut lire des extraits sur Internet (je ne suis pas bien certain d’ailleurs que la chose soit tout à fait légale, mais quand on s’appelle google, il semble qu’on survole de très haut ce genre de considérations, réservées au commun des voleurs à l’étalage). On trouve également une analyse de ce texte dans l’ouvrage de Paul McLaughlin dont j’ai parlé dans un précédent billet.
Mais la grande nouveauté, c’est qu’il est désormais possible, pour celles et ceux d’entre vous qui lisent l’allemand (et l’allemand gothique…) de lire en ligne les Hallische Jahrbücher et les Deutsche Jahrbücher puisque l’intégralité des numéros a été numérisée et mise en ligne par l’Université de Cologne. C’est d’ailleurs d’une capture d’écran de cette édition numérisée que provient l’illustration de ce billet. Voici le lien (il y a une page par année, et une fois sur la page de l’année qui vous intéresse, vous pouvez cliquer dans la colonne de gauche en direction du numéro que vous voulez lire), bonne lecture!
La note de la rédaction qui figure au bas de la première page de l’article n’ayant jamais, à ma connaissance, été traduite en français, j’en donne une traduction:
Note de la rédaction: ce dont nous faisons part ici, ce n’est pas seulement de quelque chose de remarquable, mais d’un nouvel état de fait significatif. A l’étranger, la philosophie allemande a déjà produit par le passé des dilettantes et des élèves serviles, comme Cousin et d’autres; mais des gens ayant lavé philosophiquement la tête des philosophes et des politiciens allemands, il ne s’en est pas trouvé jusqu’à maintenant en dehors de nos frontières. Ainsi donc l’étranger nous arrache-t-il aussi la couronne théorique; et il nous est sans doute permis d’espérer que le nouvel état de fait, qu’un Français comprenne et prenne la mesure de la philosophie allemande, jettera bientôt au bas des lauriers sur lesquels ils se reposent tous ces loirs, aussi bien ceux de la « stricte observance » que ceux du « juste milieu » et des « extrêmes ». Peut-être Monsieur Jules Elysard a-t-il raison lorsqu’il nous promet un grand avenir pratique; par contre il se méprendrait sur nous si son exemple ne devait nous mettre en capacité de guérir de notre morgue théorique, de renoncer à nos privilèges et – horribile dictu – de devenir de vrais Français.