Bakounine et Dostoïevski
Bien que contemporains, Bakounine (1814-1876) et Dostoïevski (1821-1881) semblent s’opposer sur à peu près tout: l’un est avant tout un praticien de la révolution, l’autre un écrivain qui, avec le temps, est devenu de plus en plus inquiet devant les progrès du parti révolutionnaire en Russie. Par ailleurs, ils n’appartiennent pas aux mêmes périodes de la vie intellectuelle russe : Bakounine a été membre du cercle de Stankevitch, par lequel la philosophie allemande a pénétré en Russie, entre 1837 et 1840, alors que Dostoïevski a fait son entrée dans les salons littéraires de Moscou après la publication de son premier roman, Les pauvres gens (publié en 1846).
Trois éléments semblent toutefois devoir rapprocher les deux personnages. Tout d’abord, il a souvent été dit que Bakounine aurait inspiré à Dostoïevski le personnage de Stavroguine dans Les possédés (ou Les démons), roman écrit entre 1869 et 1871 et publié en 1872. En second lieu, entre 1857 et 1860, Bakounine et Dostoïevski ont tous deux été présents en Sibérie : sont-ils entrés en rapport, d’une manière ou d’une autre? Enfin on trouve dans la correspondance de Bakounine plusieurs mentions de Dostoïevski, et notamment un éloge des Souvenirs de la maison des morts. Ce sont ces trois éléments qui forment la matière du présent billet.
Bakounine modèle de Stavroguine? Sur cette question, l’article de référence est celui de Jacques Catteau, « Bakounine et Dostoïevski », dans le volume collectif qu’il a dirigé, Bakounine – Combats et débats, Paris, Institut d’études slaves, 1977, p. 97-105. L’auteur rend compte du rapprochement proposé en 1923 par le critique russe Leonid Grossman entre Bakounine et le personnage de Stavroguine dans Les possédés. Ce rapprochement se justifie notamment par le fait que, selon Dostoïevski lui-même, Netchaïev a inspiré le personnage de Piotr Verkhovenski. Or dans le roman Stavroguine est une sorte d’aîné pour Verkhovenski, il est par ailleurs, comme Bakounine, issu de la noblesse et de cette génération qui s’est passionnée pour la philosophie allemande. Comme le montre J. Catteau, ces éléments sont toutefois très insuffisants. D’abord d’une manière générale parce qu’il y a loin d’un personnage historique à un personnage littéraire: les carnets de Dostoïevski l’attestent, même le personnage de Verkhovenski n’est pas inspiré par le seul Netchaïev, mais aussi par Petrachevski, socialiste modéré des années 1840 dont Dostoïevski a été proche. De même, il est fort probable que le petrachévien Nicolas Spechnev, que Dostoïevski a bien connu, entre pour beaucoup dans le personnage de Stavroguine. Par ailleurs, ce dernier ne mentionne jamais Bakounine dans son Journal ou sa correspondance lorsqu’il est question de Stavroguine. Enfin, comme le signalèrent dès les années 1920 les opposants à la thèse de Grossman, les éléments discordants sont bien plus importants que les rapprochements, souvent fortuits ou forcés, que propose Grossman. Par exemple, Bakounine est loin d’être le seul révolutionnaire issu de l’aristocratie, ayant renoncé à la carrière des armes pour hanter les salons puis voyager à l’étranger. En revanche, contrairement à Stavroguine, il ne joue pas avec la révolution mais lui voue sa vie entière. Mais l’apport principal de l’article de Jacques Catteau est de montrer que le personnage de Stavroguine appartient à une lignée de figures récurrentes dans les romans, ou les projets de romans, de Dostoïevski, et doit être rattaché au projet de la Vie d’un grand pêcheur, auquel Dostoïevski songeait juste avant d’entamer la rédaction des Possédés et qui est inspiré davantage par des thèmes religieux que par des personnages historiques.
Reste néanmoins la question des rapports directs entre les deux contemporains que furent Bakounine et Dostoïevski. Se sont-ils rencontrés? Et que disent-ils l’un de l’autre?
Bakounine et Dostoïevski ont certes été présents en Sibérie à la même époque, mais il est fort peu probable qu’ils s’y soient rencontrés. On sait que Bakounine arrive en Sibérie après que sa peine de prison eut été commuée en une peine d’exil à perpétuité en 1857 et qu’il s’en évadera en 1861. De son côté Dostoïevski a connu en Sibérie les rigueurs du bagne: membre du cercle de Petrachevski, il est arrêté à ce titre en 1849 et après un simulacre d’exécution, il est déporté au bagne à Omsk en 1850. Il en sort en 1854 pour devenir officier, toujours en Sibérie, et il ne regagne Saint-Pétersbourg qu’en 1860. Dans l’une des longues lettres qu’il adresse de Sibérie à son ami Alexandre Herzen, alors à Londres, Bakounine mentionne d’ailleurs Dostoïevski parmi les anciens membres du cercle de Petrachevski qui étaient encore présents en Sibérie. Mais il est peut-être au courant du départ de Dostoïevski puisqu’il parle de lui au passé. Dans le petit milieu des pétrachéviens, rongé par les intrigues, « on voyait parfois apparaître des hommes plus remarquables, tels que le littérateur Dostoïevski, non dépourvu de talent » (lettre à Herzen du 7 décembre 1860). Il n’est pas certain à cette époque que Bakounine ait lu ce qu’avait écrit Dostoïevski. En particulier, il n’avait pu lire les Souvenirs de la maison des morts, dont Dostoïevski avait entrepris la rédaction après sa libération en 1854, mais qui ne sera achevée qu’en 1860 et publiée qu’en 1862.
Or le 13 décembre 1864, à l’occasion d’une lettre à son amie la comtesse Elisabeth Salias-de-Tournemire, il fait assez longuement l’éloge du texte de Dostoïevski. Il s’agit d’une lettre où il évoque leur ami commun, le sculpteur russe Parmen Petrovitch Zabello (1830-1917), alors présent en Italie comme eux. Or Zabello, se trouvant alors à cours de commande, a commencé à traduire le livre de Dostoïevski « dans une excellente langue française », selon Bakounine, qui se demande si l’ouvrage a déjà été traduit en français (à ma connaissance, il ne le sera qu’en 1886 – époque à laquelle d’ailleurs Nietzsche le découvrira par le biais précisément de ces traductions françaises, assez mauvaises au demeurant). Bakounine rappelle à sa correspondante qu’ils ont déjà évoqué tous deux l’ouvrage de Dostoïevski et l’urgence qu’il y aurait à la traduire, et il poursuit: « Comment ce livre effroyable aura-t-il pu paraître sans attirer sur lui l’attention du journalisme européen? Est-ce possible que les Polonais, qui ne laissent échapper aucune occasion pour couvrir de honte le gouvernement russe, aient pu permettre à un tel ouvrage de passer sans bruit? » Il expose alors son projet de faire paraître une traduction dans la Revue des deux mondes et explique que c’est avant tout l’impact politique de l’ouvrage qui l’intéresse: « la parution d’un tel ouvrage en français et sa plus grande diffusion possible porteront un important préjudice au gouvernement russe et, de ce fait, seront utiles à la cause de la Pologne. » C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de l’émigration polonaise présente à Paris que Bakounine projetait de faire publier une traduction française de l’ouvrage – projet qui ne devait pas voir le jour.
Quoiqu’anecdotique, cette histoire me semble intéressante pour au moins deux raisons. La première, c’est qu’on mesure à nouveau incidemment l’étendue de la culture de Bakounine et l’intérêt qu’il portait à la vie littéraire et intellectuelle de son temps, bien que ses écrits théoriques en portent assez peu la marque explicite, dans la mesure où il s’agit avant tout pour lui d’être efficace à travers eux. La seconde, c’est que Bakounine ne craignait pas, tout en connaissant sans doute les réserves de Dostoïevski pour la démocratie et le socialisme, d’utiliser un de ses ouvrages pour combattre le régime impérial russe. Cette attitude me semble pouvoir être rapprochée de l’usage qui sera fait en Europe de l’œuvre de Soljenitsyne, notamment L’archipel du goulag, qui fut publié à Paris, d’abord en russe, en 1973, mais qui avait été écrit clandestinement entre 1958 et 1967.
Pour être tout à fait complet, il me faut aussi mentionner les autres occasions qu’auraient pu avoir les deux personnages de se rencontrer. La première, c’est à Londres, en 1862, lorsque Dostoïevski rend visite à Herzen. Bakounine se trouve alors dans la même ville, mais rien n’indique qu’ils se seraient rencontrés, ni dans la correspondance de Dostoïevski, ni dans celle de Herzen, ni dans celle de Bakounine. La seconde, c’est à Genève en 1867, lors du congrès de la Ligue de la paix et de la liberté, auquel Bakounine assiste. Toutefois, il semble que Dostoïevski n’ait pas été présent le jour où Bakounine a prononcé le discours qu’on trouvera repris au début de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme.