Bakounine et la Commune de Paris
Après avoir lâché ce blog pendant plus d’un an, et à l’occasion des 150 ans du déclenchement de l’insurrection de la Commune de Paris, je donne ici le texte de ma contribution au monumental ouvrage (plus de 1500 pages) coordonné par Michel Cordillot, La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, publié à aux éditions de L’Atelier en janvier dernier, et qui, vite épuisé, est en cours de réimpression. Mon propre texte, petite goutte d’eau dans cet océan d’informations petites et grandes, se trouve dans une section spécifique qui porte sur les controverses qui ont entouré l’événement et sa réception. Mais l’ouvrage, qui se présente comme un dictionnaire, vaut surtout pour le parcours qu’il propose dans les biographies des acteurs de la Commune, et dans les lieux de l’insurrection: ouvrez-le au hasard, et laissez-vous porter par le système des renvois, de personnages et de rues disparues en événements marquants.
Pour ma part, j’aurai peut-être l’occasion, dans de prochains billets, de revenir d’une manière moins ramassée que dans cette brève notice sur le rapport de Bakounine à la Commune de Paris. Les lecteurs de ce blog savent déjà en partie que pour Bakounine, ce rapport doit se comprendre bien en amont (notamment avec sa participation à l’insurrection lyonnaise de septembre 1870, parfois qualifiée de Commune de Lyon), et se poursuit en aval de l’événement (en particulier avec la défense de la Commune contre Mazzini). Bref, ce n’est qu’un début!
Bakounine et la Commune
Exilé en Suisse au moment des événements, le révolutionnaire russe Michel Bakounine (1814-1876) ne fut pas un acteur direct de la Commune de Paris. Néanmoins, l’activité qu’il déploya en amont de l’insurrection parisienne mérite d’y être rapportée. Il fut aussi un observateur engagé de l’expérience communaliste, avant d’en être un ardent défenseur dans les mois qui suivirent son écrasement. Toutes ces raisons conduisent à s’interroger sur la dimension « anarchiste » de la Commune.
Depuis 1868, Bakounine était membre de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT). À l’automne, il fut rejoint par le groupe qu’il animait au sein de la Ligue de la Paix et de la Liberté, et qui se sépara de cette dernière pour prendre le nom d’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste. Celle-ci comprenait plusieurs figures qui allaient être actives au sein de la Commune, dont les frères Élie et Élisée Reclus. Au sein de l’AIT, Bakounine fut assez rapidement identifié comme la figure de proue de tout un courant « anti-politique » (hostile à la participation aux élections), « collectiviste » (partisan d’une propriété collective mais non étatique des moyens de production) et « anti-autoritaire » (partisan d’une forme non centralisée d’organisation ouvrière). Il rencontra de ce fait l’hostilité croissante de Marx et de son entourage. Lui-même se revendiquait anarchiste depuis 1867.
Au cours des premiers mois de la guerre franco-allemande, Bakounine vit dans le conflit et dans la chute du Second Empire l’occasion de mettre en œuvre une révolution sociale, qui prendrait aussi la forme d’une mobilisation totale contre les armées prussiennes. Ces idées, exposées en septembre 1870 dans sa Lettre à un Français, déterminèrent sa participation à l’insurrection lyonnaise du 28 septembre, parfois qualifiée de Commune de Lyon. À la veille du soulèvement une affiche rouge fut placardée, portant la signature des insurgés (dont Bakounine) et proclamant la déchéance de l’État, le peuple français rentrant en possession de lui-même et se fédérant librement à partir de l’échelle communale. Après s’être rendus maîtres de l’hôtel de ville, les insurgés tergiversèrent et les autorités locales purent reprendre le contrôle de la situation, Bakounine échappant de peu à une arrestation. Dans les jours qui suivirent, il rendit Gustave Cluseret responsable de cet échec. Contrairement à une légende tenace, colportée notamment par Marx et Engels, Bakounine ne monta pas au balcon de l’hôtel de ville de Lyon pour proclamer l’abolition de l’État, mais ce fut l’un de ses camarades qui donna lecture de l’affiche rouge. Rétrospectivement, le soulèvement lyonnais peut être placé dans la continuité des soulèvements révolutionnaires qui séparent la chute du Second Empire et la Commune (soulèvements du 31 octobre 1870 et du 22 janvier 1871 à Paris, qui fut lui aussi accompagné d’une affiche rouge d’inspiration communaliste).
Après l’échec du mouvement lyonnais, Bakounine, recherché, dut fuir en Suisse et ne put donc participer au soulèvement parisien. Plusieurs de ses amis, membres comme lui de l’AIT, y participaient néanmoins, et on sait qu’il correspondit avec eux pendant la durée de la Commune, même si les lettres ont été perdues.
Une lettre du 5 avril 1871 (Œuvres complètes, VII, 327-329), jointe à une autre lettre qui devait être remise en main propre à Eugène Varlin, nous renseigne sur le regard que Bakounine portait sur la Commune avant son écrasement. Déplorant la trop grande concentration de chefs révolutionnaires à Paris, qui les conduirait à se gêner et empêcherait la diffusion du mouvement en province, Bakounine en prévoyait la probable défaite et se montrait également critique envers les composantes jacobines et blanquistes, majoritaires au sein du conseil de la Commune. Au cours des dernières semaines de la Commune, ceux des membres du conseil qui étaient les plus proches de lui (Gustave Lefrançais, Benoît Malon, Jean-Louis Pindy, Charles Ostyn, Eugène Varlin) firent partie de la minorité, opposée au Comité de salut public. Néanmoins, au sein de cette minorité, tous n’étaient pas, loin de là, des amis de Bakounine. Parmi les internationaux qui voteraient en 1872 au congrès de La Haye de l’AIT l’exclusion de Bakounine et de ses amis, on trouverait ainsi trois membres de la minorité : Auguste Serraillier, Léo Frankel et Charles Longuet.
Dans ses Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, prononcées à la veille de l’écrasement de la Commune en mai 1871 et conclues par « Vive la révolution sociale. Vive la Commune de Paris », Bakounine souligna que la Commune était l’événement révolutionnaire le plus important depuis 1793 et insista sur les conditions qui avaient rendu le soulèvement possible : « ce sont nos frères les Internationaux qui, par leur travail persévérant, ont organisé le peuple de Paris et ont rendu possible la Commune de Paris. »
Après l’écrasement de l’insurrection parisienne en mai 1871, Bakounine ne cessa de s’en déclarer partisan et de la défendre contre les attaques dont elle fit l’objet. Dès juin 1871, dans un avertissement servant de préambule à une seconde livraison de L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale (Œuvres complètes, VIII, p. 293-296), il salua dans la Commune « une négation audacieuse, bien prononcée de l’État » . On trouve dans ce texte une analyse de la Commune que Bakounine allait reconduire au cours des mois suivants, à savoir :
– la prédominance des jacobins dans la Commune ;
– la pente socialiste sur laquelle ces « socialistes malgré eux » furent néanmoins entraînés par la force des choses ;
– l’explication partielle de la défaite de la Commune par cette contradiction d’une révolution sociale portée par des « révolutionnaires politiques » (ceux-ci n’ayant pas pris les mesures nécessaires à sa victoire) ;
– la représentativité de cette majorité jacobine eu égard à ce qu’il y avait de « gouvernementaliste refoulé » dans le peuple parisien.
Dans les mois et les années qui suivirent, Bakounine évoqua la Commune comme la première révolution sociale (« l’insurrection communaliste de Paris a inauguré la révolution sociale », Lettre à La Liberté de Bruxelles, Œuvres complètes, III, p. 166), statut qu’il attribua cependant aussi parfois à l’insurrection de Juin 1848 (Étatisme et anarchie).
À cette analyse de la Commune, il faut ajouter les hommages répétés qu’il rendit à certains de ses membres, tout particulièrement à Eugène Varlin, « l’homme le plus éminent de la Commune de Paris » (Œuvres complètes, III, p. 59), mais aussi aux socialistes allemands pour « l’hommage qu’ils ont eu le courage vraiment héroïque de rendre à la révolution et à la mort sublime de la Commune de Paris » (Œuvres, VI, p. 42).
Enfin, la nécessité de défendre la Commune contre les attaques de Giuseppe Mazzini conduisit Bakounine à une longue polémique avec le patriote italien à partir de l’été 1871. Dans cette défense de l’œuvre de la Commune, qui a cherché « par l’émancipation du travail, l’émancipation définitive de l’humanité » (Œuvres complètes, I, p. 8), Bakounine se retrouva temporairement aux côtés de Marx. Au sein de l’AIT, l’un des principaux effets de la Commune fut d’ailleurs de différer l’éclatement des conflits entre « autoritaires » et « anti-autoritaires », et donc de l’organisation. Au cours de la polémique avec Mazzini, Bakounine démentit notamment l’idée qu’eût existé pendant la Commune une quelconque forme de Terreur révolutionnaire, déplora que les Communards n’eussent pas fait usage des fonds de la Banque de France (il aurait fallu « hardiment attaquer les poches des bourgeois réactionnaires afin de pouvoir épargner leurs têtes », I, p. 237), notamment pour propager la révolution en province, et justifia certaines mesures répressives (interdiction de journaux, arrestation d’otages), systématiquement comparées à la répression mise en œuvre par les troupes versaillaises.
Plusieurs mesures prises par la Commune semblent faire écho aux idées défendues par Bakounine au cours des années précédentes, et Bakounine ne se priva pas ensuite de se déclarer « communaliste et fédéraliste », et de souligner ce qui rapprochait la Commune du fédéralisme, du socialisme et de l’antithéologisme qu’il professait, inaugurant ainsi une tradition d’appropriation anarchiste de la Commune de Paris. Cette proximité fut moins le résultat d’une « influence bakouninienne » sur la Commune que la traduction d’une proximité politique entre le révolutionnaire russe et les Internationaux « collectivistes » de la Commune, et d’une même inspiration proudhonienne « de gauche ». Celle-ci s’exprime dans le Catéchisme révolutionnaire écrit par Bakounine en 1866. Plusieurs points de ce texte programmatique convergent avec l’œuvre de la Commune : primat de l’organisation communale, allant de pair avec le fédéralisme, voire l’anti-étatisme ; émancipation du travail ; anticléricalisme et affirmation que la culte doit désormais être une affaire privée ne bénéficiant d’aucun concours de la collectivité ; antimilitarisme et rejet des armées permanentes ; lutte pour l’égalité entre hommes et femmes.
Pour aller plus loin :
– Bakounine, Œuvres complètes, 8 vol., Paris, Champ Libre, 1974-1982 (particulièrement les vol. I, III, VII et VIII).
– Bakounine, Œuvres, 6 vol., Paris, Stock, 1895-1913 (particulièrement les vol. II, IV, V et VI).
– Madeleine Grawitz, Bakounine, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p. 383-471
– Arthur Lehning, « Michel Bakounine. Théorie et pratique du fédéralisme anti-étatique en 1870-1871 », in J. Rougerie (dir.), 1871. Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, Paris, 1973, p. 455-473.
– Joël Delhom, « Des anarchistes et de la Commune de Paris », in G. Larguier et J. Quarett (dir.), La Commune de 1871 : utopie ou modernité ?, Perpignan, Presses Universitaires de Perpignan, 2000, p. 295-310.