Bakounine et le Lac Majeur
Une amie m’a récemment transmis une question (de la part de son père) : il semblerait que la chanson Le Lac Majeur, interprétée par Mort Shuman, contienne une allusion à Bakounine, mais celle-ci est peu évidente… Sur le moment, cela m’a un peu surpris, sans doute parce que je n’avais qu’un souvenir très lointain de ce qui était pour moi un morceau de variété sentimentale des années 1970, ensuite parce que, réécoutant la chanson, l’allusion, en effet, n’apparaît pas d’une manière flagrante. Alors je me suis un peu documenté – comme d’ailleurs l’avait fait le père de l’amie en question – et j’ai d’abord découvert que la chanson avait été écrite par Étienne Roda-Gil, ce qui est un début de piste.
En effet, ce dernier est en quelque sorte l’un des nôtres. Fils d’anarchistes espagnols, il fut lui-même militant libertaire dans sa jeunesse, avant de devenir le célèbre parolier que l’on sait. Chemin faisant, il écrivit d’ailleurs l’une des chansons anarchistes les plus connues de ces dernières décennies, en hommage à l’insurrection makhnoviste d’Ukraine lors de la guerre civile de 1918-1921, la fameuse Makhnovtchina (composée sur un air qui servit de chant aussi bien pour les armées blanches que pour les bolcheviques), titre présent sur la compilation éditée par Jacques Le Glou en 1974, Pour en finir avec le travail (à récupérer en ligne ici) et qui fit l’objet de nombreuses reprises, notamment par Serge Utgé-Royo et René Binamé.
D’autre part, il y a en effet un lien entre Bakounine et le Lac Majeur, puisque le révolutionnaire russe séjourna sur les rives de ce dernier de 1869 à 1874, d’abord à Locarno (où, quittant Genève où il vivait depuis 1867, il s’installa après le congrès de Bâle de l’Internationale), puis à partir de 1873 à La Baronata, une propriété achetée par son ami et compagnon de lutte Carlo Cafiero. Celui-ci, issu d’une famille de la grande bourgeoisie, avait fait le choix de tourner le dos à son destin social et de consacrer son héritage à financer la Cause (il fut aussi l’auteur d’un remarquable Abrégé du Capital de Karl Marx,réédité en 2008 par les Éditions du Chien Rouge, liées à l’hebdo marseillais CQFD). L’idée était alors de disposer d’un lieu, à proximité de la frontière italo-suisse (dans le canton italophone du Tessin), qui puisse héberger des révolutionnaires et en même temps posséder une certaine autonomie grâce à la mise en culture du terrain environnant. Mais l’expérience tourna court, le projet trop vaste engloutissant l’héritage du (désormais) pauvre Cafiero, Bakounine s’avérant à cette occasion un piètre gestionnaire (il eut par exemple l’idée de faire exploser les rendements agricoles du terrain en utilisant force engrais, ce qui eut pour seul résultat de tout brûler). Il en résulta une brouille entre Bakounine et Cafiero et le projet fut abandonné. C’est finalement à Lugano, non loin de là, que Bakounine, malade, passa les deux dernières années de sa vie.
Soit, nous avons donc un parolier qui partage une histoire commune avec le mouvement anarchiste et qui écrit une chanson sur le Lac Majeur, au bord duquel Bakounine passa cinq années. Mais un recoupement n’est pas encore la résolution de l’énigme. Il faut donc se tourner vers le texte de la chanson, qui, comme souvent lorsqu’il s’agit de chansons de Roda-Gil, ne possède pas exactement de sens manifeste (je crois me souvenir que Julien Clerc, dont il fut longtemps le parolier attitré, a un jour raconté qu’il interprétait parfois ses chansons sans rien comprendre à ce qu’il chantait). Que nous dit donc Le Lac Majeur ?
Il neige sur le lac Majeur
Les oiseaux-lyre sont en pleurs
Et le pauvre vin italien
S’est habillé de paille pour rien …
Des enfants crient de bonheur
Et ils répandent la terreur
En glissades et bombardements
C’est de leur âge et de leur temps
J’ai tout oublié du bonheur
Il neige sur le lac Majeur
J’ai tout oublié du bonheur
Il neige sur le lac Majeur
Voilà de nouveaux gladiateurs
Et on dit que le cirque meurt
Et le pauvre sang italien
Coule beaucoup et pour rien…
Il neige sur le lac Majeur
Les oiseaux-lyre sont en pleurs
J’entends comme un moteur
C’est le bateau de cinq heures
J’ai tout oublié du bonheur
Il neige sur le lac Majeur
J’ai tout oublié du bonheur
Il neige sur le lac Majeur
Alors, vous avez résolu l’énigme ? Quant on cherche un peu, on trouve parfois mentionné (notamment ici par Hélène Hazera) le fait que la chanson ferait allusion à « une célèbre anecdote de la vie de Bakounine ». Et précisément, voici l’une des versions fantaisistes de la célèbre anecdote en question. Dans un livre en anglais sur Mort Shuman sur lequel je suis tombé en faisant ma petite enquête (Graham Vickers, Pomus & Shuman: Hitmakers Together and Apart) on trouve l’éclairage suivant, qui viendrait de Mort Shuman lui-même : « Assurément, on ne pouvait attendre de personne qu’il remontât au germe initial de l’inspiration de la chanson de Roda-Gil qui, selon Mort, était une anecdote à propos de Bakounine, qui vola toutes les recettes collectées pour un congrès de parti à Moscou et emmena sa femme au bord du Lac Majeur où il fit tirer un grand feu d’artifice en son honneur, ce qui suggéra à Roda-Gil l’image de la neige tombant sur l’eau ». Le récit attribué à Mort Shuman contient bien des inexactitudes qui en compromettent la crédibilité : il n’y a jamais eu de congrès de parti, encore moins à Moscou, pour lequel des fonds auraient été levés et que Bakounine aurait détournés – et ce dernier n’eut pas besoin d’emmener sa femme à un endroit où ils vivaient ensemble depuis cinq ans. Néanmoins l’histoire possède un fond de réalité, et il n’est pas impossible que l’interprète ait brodé à partir des quelques informations transmises par son parolier.
L’anecdote du feu d’artifice est en effet véridique : Bakounine en fit tirer un par son ami Celso Cerrutti, en l’honneur de sa femme qui était de retour d’Italie avec son vieux père et ses enfants. L’anecdote est rapportée par James Guillaume dans L’Internationale. Documents et souvenirs, tome III, 5ème partie, ch. 8 (voir la version wikisource), sur la base des carnets de Bakounine, de sorte qu’on a même la date du feu d’artifice en question, tiré le 13 juillet 1874 (et il est probable que c’est de ce livre que Roda-Gil, directement ou indirectement, tenait cette histoire). Voici ce qu’écrit Bakounine à propos de cette soirée du 13 juillet : « Lundi 13. Arrivée d’Antonie, que Ross, parti hier dimanche, a rencontrée à Milan, avec toute sa famille, papa et les enfants. Arrivés à onze heures et demie. Enchantés. Soir illumination et feu d’artifice, arrangés par Cerrutti. Le soir tard survient Carlo Cafiero. »
L’anecdote n’en serait qu’une de plus sur la vie de Bakounine si elle ne prenait place sur la toile du fond du désastre de la Baronata et des relations de Bakounine avec Cafiero, qui se détériorèrent précisément durant ces quelques jours de juillet 1874 – sans que l’on sache si l’épisode du feu d’artifice, dont on imagine qu’il s’agissait d’un divertissement coûteux, a pu jouer son rôle dans le sentiment qui semble avoir grandi chez Cafiero que l’argent qu’il destinait à la lutte révolutionnaire se trouvait bien mal employé en étant investi dans la Baronata (on est libre d’imaginer, par exemple, qu’il goûta assez peu le feu d’artifice, au moment où il arrivait à la Baronata avec de l’argent, des armes et de la dynamite pour une insurrection à venir). Je vous laisse le soin de lire la suite de l’histoire, telle qu’elle est racontée par Guillaume dans le texte dont j’ai fourni le lien, et je reviens à la chanson…
Est-il possible, à partir de ces quelques éléments, de rendre compte d’autre chose en elle que de la neige sur le lac, et sans doute aussi des bombardements? Ce n’est déjà pas si mal car, comme le dit le livre de G. Vickers cité ci-dessus, on voit mal en effet qui aurait pu deviner l’allusion à Bakounine derrière ces images. Mais on peut tenter d’aller plus loin, et par exemple avancer que ces enfants qui crient de bonheur sont ceux qui accompagnent Antonia revenant d’Italie (enfants qui portaient le nom de Bakounine, mais étaient en fait ceux qu’Antonia avait eus avec son amant napolitain Carlo Gambuzzi). Mais c’est peut-être aussi une allusion aux enfants de la Page d’écriture de Prévert, saluant l’oiseau-lyre dans le ciel – ce qui, au demeurant, ne nous dit pas ce que viennent faire des oiseaux-lyre, volatiles originaires d’Australie, dans une chanson sur le Lac Majeur… Quant au pauvre sang italien qui coule en vain, pourquoi ne s’agirait-il pas de celui des révolutionnaires italiens, compagnons de Bakounine, qui s’apprêtaient au moment du feu d’artifice, à lancer un mouvement insurrectionnel dans toute la péninsule – mouvement qui finalement rendit le fameux bruit du pétard mouillé (mais auquel Bakounine tenta de participer, espérant, en plein désastre de la Baronata, trouver la mort sur une barricade). Mais la chanson ayant été écrite au début des années 1970, pourquoi ne pas y voir, aussi, une allusion aux mouvements italiens de l’époque?
Mais comme on voit, lorsqu’on se lance à interpréter, on est rapidement conduit à opérer des rapprochements peut-être arbitraires, et il se peut, après tout, que le but de toutes ces obscures chansons écrites par Étienne Roda-Gil, qui paraissent souvent fondées sur de libres associations, ne soit rien d’autre que de susciter poétiquement chez l’auditeur leur équivalent…
Merci et félicitations à Jean Christophe Angaut pour ce travail de recherche.
Etant auteur d’un ouvrage intitulé « La Patrie sans Partis » pour une véritable démocratie, je voulais connaitre le rapport de la chanson du Lac majeur et Bakounine, dont je suis (essayez de comprendre) transcendentalement lié. (…)
Georges Boulon
Milan. Locarno. C’est marrant comme les révolutionnaires savent se trouver des endroits tranquilles. On est pas dans le Nord entouré de pu la crasse on fréquente les lacs italiens. Quel bande de tartuffe ces révolutionnaires. Et l’autre le troskie tu parle du bon aussi. Ta pas un qui soit mort au front pour ses idées.
C’est clair: Durruti et Berneri sont morts d’insolation au Club Med, Makhno se prélassait sur les plages ukrainiennes avant d’aller se la couler douce à Paris, etc. etc. On reprendra bien un petit pastis, l’artiste du clavier?