Bakounine, modèle de Roudine?
En 1855, alors que Bakounine, à l’occasion de la guerre de Crimée, vient d’être déplacé de la forteresse Pierre-et-Paul vers celle de Schlüsselburg, Ivan Tourgueniev, qui fut son ami de jeunesse, publie Dimitri Roudine. Ce roman raconte l’histoire de Dimitri Roudine, jeune intellectuel russe, pétri de philosophie allemande, exerçant sur son entourage une influence considérable, et cherchant à jouer un rôle politique, mais qui en vient à échouer par méconnaissance de la réalité de son propre pays et de la nature humaine. La mort de Roudine est le symbole même de cet échec, puisque Roudine meurt sur les barricades à Paris en 1848. Auparavant, Roudine aura séduit Natalia, fille d’une aristocrate retirée à la campagne, éveillant en elle des sentiments auxquels il est incapable de répondre. Quant à son engagement français, il ne sera pas le fruit d’une conviction passionnée, mais d’une résignation.
Bakounine est censé avoir inspiré ce personnage. Qu’en est-il exactement?
Il faut d’abord relever que Tourgueniev s’est défendu d’avoir ainsi dépeint son ancien ami, dont il s’était depuis éloigné (je reviendrai dans un article de la rubrique « biographie » sur les relations personnelles entre Bakounine et Tourgueniev). Il faut dire qu’au moment où Bakounine était emprisonné et de ce fait incapable de se défendre, il n’était guère glorieux de s’en prendre à lui. Mais indépendamment des circonstances particulières qui ont présidé à la rédaction et à la publication de Roudine, le fait de considérer qu’un individu est à lui seul la source d’un personnage littéraire a quelque chose de problématique.
A travers le personnage de Roudine, Tourguéniev s’en prend en fait à une figure familière de la Russie des années 1840 et 1850, celle de l’homme de trop, au rang desquels il n’hésite pas à se compter lui-même. Il s’agit d’un type social et humain forgé par la littérature russe et dont les personnages d’Eugène Onéguine de Pouchkine et de Petchorine dans Un héros de notre temps de Lermontov sont les premières illustrations. Alexandre Herzen, avec le personnage de Beltov dans A qui la faute ? s’inscrira également dans cette lignée. En 1850, Tourguéniev s’était déjà intéressé à cette figure de la vie sociale et intellectuelle russe dans son Journal d’un homme de trop.
C’est ce thème qu’il reprend en partie dans Roudine, en l’enrichissant de sa connaissance de l’itinéraire malheureux de Bakounine, mais aussi de ses propres mésaventures sentimentales (Tourgueniev s’éprit d’ailleurs à une époque de Tatiana, l’une des soeurs de Bakounine). L’homme de trop, c’est le plus souvent un aristocrate, doté d’une formation intellectuelle solide, mais qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société russe, qui de ce fait ne croit en rien quand bien même il mime parfois la conviction. Il n’est pas impossible que Bakounine ait donné ce sentiment à Tourguéniev au moment de leur amitié, car le départ de Bakounine pour l’Allemagne en 1840 est bien celui d’un homme de trop, qui ne sait plus que faire en Russie, aussi bien dans la société (où il ne peut faire la carrière philosophique qu’il ambitionne) que dans sa famille (où il rejette le rôle d’héritier du domaine paternel que lui vaut son statut d’aîné).
Toutefois, serait-on tenté de répondre à Tourguéniev, en devenant un révolutionnaire en Europe occidentale, Bakounine a peut-être trouvé une manière d’échapper à son destin d’homme de trop…