Bakounine, Moses Hess, Edgar Bauer : critiques du Juste-Milieu en 1842
Dans le cadre de récentes journées d’études tournant essentiellement autour des processus de radicalisation au sein du courant jeune hégélien, j’ai été amené à m’intéresser de plus près aux rapports qu’il serait possible d’établir entre l’article de Bakounine « La Réaction en Allemagne », publié les 14 et 21 octobre 1842 dans les Annales allemandes dirigées par Arnold Ruge, et une série d’articles publiée quelques mois plus tôt dans la Gazette Rhénane par Edgar Bauer sous le titre « Le Juste-Milieu » (entre le 5 juin et le 23 août 1842), ainsi qu’avec un article de Moses Hess, publié dans la même Gazette Rhénane le 11 septembre 1842 sous le titre « Les partis politiques en Allemagne ». Ces textes, très proches dans le temps, ont pour point commun de contenir une attaque contre ce que leurs auteurs appellent (en français dans le texte) le « Juste-Milieu ». Ce qui suit est une version, légèrement altérée, de la communication que j’ai prononcée à l’occasion de ces journées.
Je signale toutefois que, pour que le panorama des voies de radicalisation au sein du jeune hégélianisme que j’ai pu proposer dans ce texte soit un peu plus complet, il devrait prendre en considération d’autres textes de la même époque, et notamment l’article du jeune Engels, publié quelques mois plus tôt dans la Gazette Rhénane sous le titre « Libéralismes d’Allemagne du Nord et d’Allemagne du Sud » (avril 1842). Mais je reviendrai sur le jeune Engels à l’occasion de la sortie prochaine du volume de la Grande Édition Marx Engels (GEME), entreprise par les éditions La Dispute / Éditions Sociales, qui doit paraître en octobre prochain et qui lui sera consacré.
Cette confrontation entre les textes de Bauer, Hess et Bakounine est intéressante à plusieurs égards. La critique du Juste-Milieu constitue un thème récurrent de la mouvance jeune hégélienne, qui représente une composante de l’école hégélienne en voie de radicalisation proprement politique, et cela particulièrement au cours de l’année 1842. Les auteurs qui s’expriment à propos du Juste-Milieu en Allemagne à cette époque mentionnent toujours ce dernier en français. Cela n’a rien d’un hasard, pas plus d’ailleurs que le fait que l’année 1842 soit l’année par excellence où les jeunes hégéliens s’approprient cette thématique. On entend en effet par Juste-Milieu le courant politique qui domine sous la Monarchie de Juillet, et que l’on connaît également comme le « parti de la résistance » : c’est un courant de centre-droit qui estime qu’il y a lieu de s’en tenir aux libertés garanties par la Charte de 1830, obtenue suite à la révolution des Trois-Glorieuses, et donc de tenir bon à la fois contre les légitimistes et contre les républicains – dans les faits, la notion de résistance est surtout à entendre au sens d’une résistance aux républicains, car à la Chambre, ce parti de la résistance constitue avec les légitimistes une majorité conservatrice. Ses promoteurs désignent donc par « juste milieu » la politique qu’ils mettent en œuvre. Ses principaux représentants sont d’abord Casimir Perier (qui meurt en 1832), puis surtout François Guizot, qui, bien qu’il ne soit officiellement président du conseil qu’à partir de 1847, est de fait l’homme fort des gouvernements successifs à partir de la fin de l’année 1840. Lors des élections législatives de juillet 1842, provoquées par la dissolution de la Chambre par Louis-Philippe, qui entend renforcer la majorité conservatrice, ce courant remporte la victoire. Autant dire qu’au moment où les jeunes hégéliens s’approprient ce syntagme, il renvoie, en France, au courant politique qui est alors dominant.
Cette appropriation, de surcroît sous sa forme française, est par ailleurs symptomatique de la forme que prend la radicalisation de l’école hégélienne à cette époque : il n’est pas anodin que les auteurs qui critiquent, comme on va le voir, des formes d’accommodation, de modération ou de médiation, reprennent un terme français. Il faut rappeler, en effet, que l’idée d’une théorie allemande et d’une pratique française de la liberté est une thématique qui ne cesse de parcourir les textes de la gauche hégélienne puis du jeune hégélianisme à partir du milieu des années 1830. On la trouve notamment développée par Heinrich Heine, et prolongée ensuite par Moses Hess dans deux articles écrits à la fin de l’année 1842 (« Philosophie de l’action » et « Socialisme et communisme »), textes dans lesquels l’auteur de la Triarchie européenne cherche à établir des parallèles stricts entre les développements de la philosophie allemande et l’histoire politique et sociale de la France. Le thème du Juste-Milieu témoigne donc d’un déplacement des polémiques philosophiques vers la politique, d’un intérêt pour l’actualité française et d’un refus des positions conciliatrices. Mais cela ne signifie pas qu’il s’applique exclusivement à la politique française, bien au contraire : il s’agit d’un concept d’importation, mais qui subit une altération dans cette importation, dès lors qu’il sert à penser une réalité proprement allemande, qui est précisément celle des accommodations du libéralisme, ou du moins à proposer aux libéraux une alternative radicale : choisir entre le camp de la Réaction et celui de la réforme, voire de la révolution, ou entre la monarchie absolue et la démocratie. De sorte que l’usage de ce terme peut aussi aller de pair avec une logique d’exclusion.
Edgar Bauer ou la démocratie radicale contre le Juste-Milieu
Edgar Bauer (1820-1886) est moins connu que son grand frère Bruno (1809-1882), dont il est le cadet de onze ans. Il n’a pas la formation universitaire et l’activité académique de son aîné, et surtout, il appartient à cette génération qui a compris, avec la révocation de Bruno, qu’elle n’avait aucun avenir à court ou moyen terme dans l’Université, de sorte qu’il se tourne très vite vers le journalisme. Lorsqu’il publie sa série de cinq articles (les 5 juin, 16, 18, 21 et 23 août 1842) dans la Gazette rhénane, Edgar Bauer, âgé d’à peine 22 ans, est l’un de plus jeunes membres du groupe des jeunes hégéliens berlinois, qu’on désigne parfois sous le nom de « Die Freien ». S’il est intéressant d’aborder les critiques jeunes hégéliennes du Juste-Milieu par ces textes, c’est d’abord en tant que ceux-ci prennent pleinement acte du caractère politique de cette notion, dont ils livrent une longue analyse critique. J’en profite pour signaler que mon propos est ici tributaire de la traduction réalisée et annotée par Paulin Clochec en guise d’annexe au volume de la GEME consacré aux textes jeunes hégéliens d’Engels, à paraître en octobre.
Cette analyse est toutefois précédée d’un préambule substantiel qui doit retenir notre attention. Edgar Bauer y dit en effet pour l’essentiel quatre choses. 1) Il affirme d’abord sorte d’axiome général (qui sera d’ailleurs répété au début du deuxième article, deux mois plus tard), à savoir que « tout principe est extrême » (ce qui revient d’emblée à dire que le Juste-Milieu, qui cherche un moyen terme entre des extrêmes, est en fait dénué de principe (plus loin, le jeune Bauer ira jusqu’à dire que le Juste-Milieu ne peut même pas être fidèle au principe du Juste-Milieu, c’est-à-dire du moyen terme, car c’est déjà un principe, et qu’il est condamné à osciller entre les deux principes extrêmes). 2) Edgar Bauer souligne en outre l’absence de positivité du Juste-Milieu : cette formule pourrait surprendre, alors que, quelques mois après la polémique déclenchée par l’appel de Schelling à Berlin et l’exposition de sa philosophie positive, la notion même de « positif » est en général associé à tout ce qui est hostile à la philosophie hégélienne. Il est possible que Bauer veuille dire par là que le Juste-Milieu se situe en fait à un moindre degré d’existence que les nostalgiques de l’ancien régime qui se réclament de la positivité – à moins qu’il ne s’agisse d’une tentative de réappropriation polémique du terme. 3) Ensuite, le Juste-Milieu est dit être l’ennemi de l’histoire, précisément parce que c’est dans l’histoire que tout principe va jusqu’au bout de ses conséquences. Cette attaque, qui consiste à accuser le Juste-Milieu de vouloir arrêter l’histoire, va constituer le point d’accroche de l’attaque politique dont il va faire l’objet. 4) Enfin, d’une manière très intéressante, le Juste-Milieu est rapproché du libéralisme, ou plus exactement, Bauer souligne que les membres du Juste-Milieu sont aujourd’hui ceux qui se disent libéraux (et il conteste la vérité de cette revendication).
Cette même introduction annonce une attaque contre le Juste-Milieu en trois moments, dont seuls les deux premiers seront effectivement développés. Il s’agit en effet d’exposer le rapport qu’entretient le Juste-Milieu avec la Révolution française et sa signification historique, puis d’examiner d’une manière critique les institutions dont se réclame le Juste-Milieu, et enfin d’analyser la manière dont le Juste-Milieu se rapporte à la philosophie et à la religion. Ce dernier aspect n’est pas abordé dans la série d’articles pour la Gazette rhénane, de sorte que l’article est essentiellement politique et très proche de la réalité française à laquelle renvoie ce syntagme de Juste-Milieu, mais il est possible que cela contribue à masquer le rôle que jouent là-dedans la théorie et le modèle de la radicalisation antireligieuse.
De fait, l’essentiel de cette série d’articles est dirigé contre le juriste Karl von Rotteck (1775-1840), figure éminente du libéralisme disparue deux ans plus tôt : d’abord le Rotteck de l’Histoire universelle, lorsqu’il est question du rapport à la Révolution ; ensuite celui du Staatskexikon, lorsqu’il est question du rapport aux institutions. Rotteck est en effet d’abord emblématique, selon Bauer, de la manière dont les tenants du Juste-Milieu se rapportent à la Révolution française : ce parti aimerait en effet n’en conserver que les premiers temps, et tout particulièrement la période de la Constituante. Cette attitude vis-à-vis de l’histoire constitue pour Bauer une vision faible de cette dernière, et il ne cesse d’insister sur le fait que dans la mesure où l’histoire se développe suivant un cours nécessaire et organique, prétendre ainsi en figer le mouvement dans un moment particulier, c’est faire preuve d’un manque flagrant de conséquence. Au contraire, il est fait crédit aux adversaires de la Révolution dans son ensemble (comme d’ailleurs chez Bakounine à la même époque) d’une forme de conséquence – qui n’implique pas pour autant qu’une discussion s’engage avec ces derniers. Mais précisément, quel est le principe de cette histoire dont le développement est à la fois nécessaire et organique ? Ce principe, ce n’est rien d’autre que celui du Moi – Edgar Bauer est sans doute tributaire, ici, des tentatives de son frère aîné pour intégrer des thématiques fichtéennes au jeune hégélianisme. C’est l’extension de ce principe du Moi qui est censée fournir la clé d’intelligibilité de l’histoire depuis le moyen-âge, en particulier sur un plan politique – il faut souligner en effet que la lecture de l’histoire que propose Bauer est entièrement axée sur les transformations politiques intervenues depuis l’époque des traités de Westphalie : ceux-ci auraient en effet donné le coup d’envoi d’une dissolution des entités politiques médiévales en mettant au premier plan les exigences des monarques absolus, qui représentent précisément la première application de ce principe d’affirmation du Moi dans l’histoire. Comme le souligne Bauer, le monarque absolu, c’est celui qui dit « l’État c’est moi », et l’histoire moderne ne serait rien d’autre que la reprise de cette formule par un nombre croissant d’individus, jusqu’au peuple tout entier.
Or s’arrêter, comme le fait Rotteck, au moment de la Constituante, c’est s’arrêter en cours de route, et ne pas aller jusqu’aux dernières conséquences (c’est cela que signifie être conséquent) du principe qui est à l’œuvre. C’est ce qui motive chez lui une défense de la Convention – et même, bien que ce soit plus délicat, de Napoléon (celui-ci substituant « la révolution, c’est moi », à la formule de Louis XIV). Ce point de vue sur l’histoire, qui consiste à en isoler un moment pour en faire le terme de tout le processus, et qui est précisément celui du Juste-Milieu, Bauer le qualifie de « point de vue pratique », ce qui, à ce moment de l’article, n’a pas encore une signification très claire.
Elle trouve toutefois à s’éclairer avec le préambule de l’article par lequel Bauer amorce ce qui constitue les trois-quarts de sa série d’articles, à savoir l’examen des institutions prônées par le Juste-Milieu. Cette partie est encore dirigée contre Rotteck, non plus celui de l’Histoire universelle, mais celui qui fut l’un des initiateurs du Staatslexikon. Le préambule qui l’ouvre a donc l’intérêt de poser la question des rapports entre théorie et pratique de la manière suivante : le principe est de l’ordre de la théorie, et la théorie n’est en faute qu’en tant qu’elle cherche à s’appliquer à la vie, ce qui la contraint à une forme d’accommodation avec le réel, phénomène qui appelle une correction fondée sur le retour au principe. En somme, la pratique n’est jamais à la hauteur de la théorie :
« Chaque principe est extrême. Nous répétons cette proposition car toute notre discussion repose sur elle. Notre présentation se restreint à la pure théorie, c’est-à-dire à la théorie dans son innocence. Elle ne sera coupable que pour autant qu’elle veut s’appliquer à la vie, aux existants donnés, car elle ne peut du même coup pas entrer en scène dans sa parfaite pureté, elle doit d’abord surmonter ce qui est antérieur, l’ancien qui s’est enraciné dans les cœurs et s’est environné d’une auréole. Mais pour vaincre, elle doit lutter, et pour lutter, elle ne peut pas rester dans sa hauteur abstraite, elle doit s’abaisser elle-même. Les temps sont révolus où nous pensions que la vérité n’avait qu’à entrer en scène dans tout son éclat et sa dignité rayonnante pour anéantir toute résistance. »
Le Juste-Milieu apparaît ainsi comme cette position qui prend le passage temporaire par des formes pratiques de compromis pour la vérité du principe. On comprend dès lors pourquoi il était dit un peu plus haut qu’il se rapportait à l’histoire en partant du point de vue pratique : pour le dire dans des termes de stratégie politique, Bauer serait sans doute d’accord pour dire que l’un des objectifs immédiats consiste à conquérir un régime constitutionnel, mais l’erreur du Juste-Milieu est précisément de concevoir cet objectif immédiat comme l’objectif final de la lutte politique, et pour corriger cette erreur, qui est peut-être un produit inévitable de la pratique, il est nécessaire de rappeler la vérité du principe. Autrement dit, la vérité théorique est radicale, mais la pratique est conciliatrice. Je laisse ce point en pierre d’attente pour ce qu’on trouvera quelques mois plus tard chez Bakounine.
Venons-en maintenant à l’attaque contre le Staatslexikon, en tant qu’elle s’inscrit dans cette dénonciation du Juste-Milieu. Le grief qui lui est adressé consiste à souligner qu’il n’a pas compris que l’État rationnel était le seul État de droit, que la dignité de l’humanité résidait dans la pensée et son droit suprême dans la liberté de pensée. C’est à partir de cette critique générale que Bauer entame une critique de détail de la pensée constitutionnelle des libéraux, en commençant par le début, c’est-à-dire par une discussion sur l’origine contractuelle de l’État. Bauer rejette cette idée en reprenant à Hegel sa critique du jus-naturalisme. À cette époque, Bauer défend encore l’idée que la société se libère dans l’histoire en devenant un État, idée qu’il critiquera l’année suivante dans Le conflit de la critique avec l’Église et l’État, qui a une tournure plus anarchisante et l’enverra d’ailleurs en prison – mais le jeune Bauer est déjà sur cette voie à l’époque en critiquant le principe même de la représentation et même la possibilité de la garder sous contrôle au moyen de ce qu’on appellera plus tard le mandat impératif. L’État possède donc une origine historique, et non contractuelle, et s’inscrit dans un processus de libération progressive.
La théorie de la division des pouvoirs, attribuée à Montesquieu, est également critiquée comme l’expression du Juste-Milieu, mais ce qui lui est opposé, ce n’est pas la critique qu’on en trouvait par exemple dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel, mais plutôt le point de vue de Rousseau (selon lequel le peuple est seul législateur, exécuteur et juge), qui est construit sur un point de vue conséquent, comme celui du despotisme. Edgar Bauer est sans doute celui qui va le plus loin, à cette époque, dans la direction d’un démocratisme radical. Lui-même souligne à ce sujet un parallèle qui doit retenir notre attention : la position du juste-milieu serait l’équivalent en matière politique du déisme en matière théologique – où la position conséquente est l’athéisme. Cette remarque est importante parce qu’elle signifie que c’est la radicalisation de la critique religieuse qui sert ici de modèle à la radicalisation de la critique politique. Je laisse de côté, dans cet article, tout ce qui touche à la critique particulière des différents pouvoirs – le mode opératoire étant toujours, chez Edgar Bauer, de mettre face à face deux principes extrêmes, celui de l’absolutisme et celui de la démocratie, c’est-à-dire celui du prince et celui du peuple, pour montrer que toute tentative de Juste-Milieu entre les deux est vouée à l’échec. C’est à cette occasion que Bauer fait un usage intéressant de la notion de contradiction : celle-ci ne désigne pas un affrontement entre deux principes, mais plutôt ce qui rend inconsistante la position du juste-milieu, en ce sens qu’il y a une contradiction interne à ce parti, contradiction qui consiste à vouloir tenir ensemble deux principes contradictoires qui sont nécessairement voués à entrer en conflit l’un avec l’autre – de sorte que ce parti est même qualifié comme une lutte à lui tout seul, ou comme une oscillation permanente entre ces deux pôles consistant. Finalement, c’est à l’histoire qu’est renvoyée la critique en acte de cette orientation, Bauer semblant ainsi suggérer que le Juste-Milieu est voué à s’effacer devant la radicalité des principes.
C’est à cette présentation du Juste-Milieu que je me propose maintenant de confronter deux critiques exactement contemporaines (et peut-être écrites partiellement en réponse à ces articles d’Edgar Bauer), celles de Moses Hess (1812-1875) et de Michel Bakounine (1814-1876). Pour le dire sommairement, il semble que le texte de Bauer puisse faire l’objet de deux critiques : la première, qu’on trouvera chez Moses Hess, consiste à déplacer le terrain de la critique du politique vers le social ; la seconde, qu’on trouvera chez Bakounine, consiste à reconfigurer les rapports entre théorie et pratique de manière à proposer une critique de la théorie, et non une théorie critique.
Hess : le Juste-Milieu dans la cartographie des partis allemands
Pour introduire au texte de Hess sur les partis (texte également publié dans la Gazette rhénane), mais beaucoup plus bref, et dans lequel, de surcroît, une petite partie seulement est consacrée au thème du Juste-Milieu, il peut être intéressant de repartir des rapports entre le Juste-Milieu et la Révolution française tels qu’ils étaient analysés par Edgar Bauer. Dans son article, Hess identifie en effet le Juste-Milieu, non pas à un moment de la Révolution française (celui de la Constituante), qu’on chercherait à restaurer contre toute conséquence historique, mais à la Révolution française tout entière. Dans l’article de Hess, qui répertorie les différents partis allemands, en s’attardant tout particulièrement sur les libéraux, le diagnostic historique proposé au sujet de la révolution française est donc bien différent de celui qu’on trouve chez Bauer :
« La Révolution de Juillet a fourni la preuve la plus frappante de ce que la Révolution française avait achevé sa course et de ce que le futur a besoin d’un nouveau principe. Cette révolution, expression la plus pure et en même temps terme de celle de 1789, devait nécessairement faire naître le Juste-Milieu. Elle a transmis le pouvoir entre les mains de ces classes moyennes que la révolution de 1789 appelait à exercer la domination. » (PSS, p. 191).
On trouve dans cette déclaration un premier élément de réponse aux articles d’Edgar Bauer : ce qui représente purement les principes de la révolution française, c’est bien le Juste-Milieu. Autrement dit, le Juste-Milieu n’est pas inconséquent lorsqu’il se rapporte à la Révolution française car il représente l’accomplissement conséquent de son principe, qui était celui de l’émancipation des classes moyennes. Pour poursuivre l’histoire en direction du futur (et sans doute, on ne verra, réaliser un principe de plus grande généralité), il est besoin d’un autre principe. Le Juste-Milieu, ce n’est donc pas une tentative vaine pour arrêter le cours de l’histoire sur une réalisation temporaire du principe, qui va poursuivre sa course jusqu’à ses dernières conséquences, lesquelles sont nécessairement extrêmes. Bien plutôt, c’est le symptôme de ce qu’un principe historique est épuisé, qu’il ne produit plus rien. Certains passages de l’article « Les partis politiques en Allemagne » (publié, rappelons-le, deux semaines après la fin de la série d’articles de Bauer sur le Juste-Milieu, et dans le même journal) donnent l’impression d’avoir été écrits en réponse au texte du plus jeune des frères Bauer :
« Ce sont non pas le terrorisme de la Convention et de l’Empire, mais la pondération de la Constituante et de la révolution de Juillet, non pas Robespierre et Napoléon, mais Mirabeau et Lafayette, non pas les Sans-culottes (les prolétaires), mais le Tiers-état (le Juste-Milieu), qui sont les représentants de la révolution française dans sa pureté et dans la fidélité à ses principes. » (ibid.)
Plusieurs éléments sont à retenir dans cette déclaration. Tout d’abord, l’idée selon laquelle tout, dans le mouvement déclenché par la Révolution française, n’est pas reconductible au principe qui l’a animé : la mention de la Convention et de l’Empire, les deux périodes que les tenants du Juste-Milieu identifiaient comme une perversion de la Révolution française et que Bauer, a contrario, entendait défendre au nom du passage du principe à la pratique, semble directement dirigée contre Edgar Bauer, tout autant que l’idée selon laquelle la Constituante, le régime issus des Trois-Glorieuses et le Juste-Milieu constituent en quelque sorte la vérité de la Révolution française. Dès lors, la critique du Juste-Milieu par Hess revêt cette allure paradoxale qu’elle consiste à reconnaître une consistance à ce courant, que Bauer au contraire considérait comme miné par des contradictions indépassables. Le Juste-Milieu est simplement le représentant d’un principe qui a produit son œuvre dans l’histoire. De ce point de vue, l’article de Hess semble plutôt se rapprocher de la conceptualité mise en place près de deux ans plus tôt dans sa Triarchie européenne, dans laquelle il tentait de montrer que l’histoire européenne, depuis la Réforme, avait vu se succéder trois principes, incarnés par trois capitales, Berlin, Paris et Londres, correspondant respectivement aux principes de la liberté théorique, de la liberté morale et de la liberté socio-politique (chacun de ces deux derniers principes reprenant et élargissant le principe antérieur). Pourtant, à l’époque où il publie cet article, Hess a sans doute déjà, sinon abandonné, du moins complexifié le schéma qui lui permet de rendre compte de l’histoire moderne. Au lieu, ou en plus, de ce schéma triarchique, Hess, notamment dans les articles des 21 feuilles, met en place un système reposant sur un principe unique, désigné comme celui de la modernité et comme celui de l’unité de toute vie, et donc de la théorie et de la pratique, principe dont la composante négative aurait donné lieu à une critique d’une forme de religion et d’une forme d’État, et non de toute servitude, qu’elle soit religieuse ou politique, de sorte que le XVIIIe siècle s’en est tenu à une religion dans les limites de la simple raison et à la fondation de l’État de droit. Je laisse ce point, à nouveau, comme une pierre d’attente pour ce qu’on trouvera dans le texte de Bakounine.
Le dernier aspect remarquable de la déclaration citée plus haut réside dans l’identification du Juste-Milieu au tiers-état, et de ce dernier avec les classes moyennes – ce qui, historiquement, pourrait être discuté, puisque le tiers-état est censé être constitué par tout ce qui n’entre pas dans les deux autres ordres (clergé et noblesse). On peut penser ici que Hess a en tête la restriction censitaire du suffrage à l’époque de la Constituante, qui conduit à réduire le tiers-état à ceux de ses membres qui sont propriétaires, et donc à exclure les sans-culottes, ici identifiés aux prolétaires.
Rien d’étonnant dès lors à ce que Hess estime que ce nouveau principe se manifeste d’abord dans la lutte contre le paupérisme, qui est au principe d’une nouvelle réforme. D’où une orientation qui est moins politique que sociale – d’ailleurs, à la même époque, la perspective de Hess est explicitement antipolitique : la politique vise à perpétuer les oppositions sur lesquelles elle est construite, et tout particulièrement celle des dominés et des dominants, lit-on dans les articles des 21 feuilles : « toute politique, qu’elle soit absolutiste, aristocratique ou démocratique, doit nécessairement, aux fins de son auto-conservation, maintenir l’opposition de la domination et de la servitude ; elle a intérêt aux oppositions puisqu’elle leur doit l’existence » (PSS, p. 198). Le Juste-Milieu, c’est le résultat d’une tentative d’émancipation seulement politique, qui ne prenne pas en considération la question sociale, dont la résolution, souligne Hess, appartient au XIXe siècle – mais cette tentative, elle a évidemment pour résultat une émancipation politique qui n’est que partielle, et qui n’est pas une émancipation du politique, les inégalités sociales étant vouées à se transcrire en inégalités politiques. L’effet paradoxal de cette stratégie de radicalisation, c’est qu’elle conduit à ne pas aller jusqu’à la révolution politique, mais à préférer une réforme sociale qui aurait pour horizon la résorption pure et simple du politique : les textes d’Edgar Bauer ont une allure démocratique radicale, voire politiquement anarchisante, ceux de Hess résonne parfois d’une tonalité d’anarchisme social et réformateur.
Bakounine et la critique de la médiation
J’en viens maintenant au cadre dans lequel Bakounine, en 1842, aborde la thématique du Juste-Milieu. Comme l’indique le titre de l’article dans lequel cette critique intervient, « La Réaction en Allemagne », le Juste-Milieu est d’emblée abordé comme l’une des deux composantes de la Réaction, au sein de laquelle Bakounine distingue deux composantes : conséquente (celle des réactionnaires fanatiques, nostalgiques de l’ordre social et politique hérité du moyen-âge) et médiatrice (celle des conservateurs qui cherchent à maintenir le statu quo en équilibrant les principes de la révolution et de la réaction). L’essentiel de l’article de Bakounine est consacré à une discussion avec ces derniers, les premiers ne pouvant qu’être combattus en pratique. Plus précisément encore, la discussion va porter sur ce qui constitue, selon Bakounine, le noyau argumentatif des tenants du Juste-Milieu, à savoir que deux unilatéralités sont nécessairement extrêmes et fausses, et que la vérité réside dans la médiation entre les deux, argument que les médiateurs, comme les appelle encore Bakounine, affirment pouvoir tirer de la Logique de Hegel. Ce dernier point est intéressant, parce qu’il suggère que la critique du Juste-Milieu pourrait bien constituer une tentative d’établir une démarcation au sein de l’école hégélienne, peut-être entre vieux et jeunes d’ailleurs plus qu’entre gauche et droite.
Je ne vais pas rendre compte du détail de l’argumentation de Bakounine sur le terrain de la Logique, dans la mesure où elle nous entraînerait dans les méandres de la Doctrine de l’essence, et j’en retiendrai simplement les points suivants. Tout d’abord, Bakounine estime que c’est la catégorie de l’opposition, en tant qu’elle met aux prises un pôle positif et un pôle négatif, qui constitue la catégorie dominante de l’époque, mais aussi celle sur laquelle se méprennent les tenants du Juste-Milieu. Toute l’argumentation de Bakounine va consister à montrer, d’une part, que l’opposition ne consiste pas en une égalité du positif et du négatif, mais dans une prépondérance de ce dernier (puisque le positif n’existe que comme négation du négatif), et d’autre part que c’est le destin de l’opposition, telle qu’elle est reconnue théoriquement dans la Logique de Hegel, que de déboucher sur une contradiction pratique, c’est-à-dire un affrontement, une lutte. Cette lutte constitue, selon le jeune Bakounine, la seule médiation possible entre le positif et le négatif – ce qui signifie aussi que Bakounine s’en prend moins à la médiation en tant que telle qu’à la tentative de médiatiser, de l’extérieur, ou d’une manière transcendante aux termes de l’opposition, les termes en opposition.
Le deuxième élément à souligner dans cette appropriation polémique de la catégorie d’opposition pour saper les fondements (supposés) de la position médiatrice réside dans le rôle, finalement assez curieux, qui est dévolu à la philosophie de Hegel et dans les rapports entre théorie et pratique qui en ressortent. Bakounine estime en effet que le traitement de la catégorie de l’opposition constitue l’un des points nodaux de tout le système hégélien, et qu’à travers cette catégorie, ce dernier à la fois est en affinité avec une époque qui est décrite comme le temps de la réflexion dissolvante et trouve sa limite dans cette reconnaissance du fonctionnement propre à l’opposition. Il ne s’agit pas, en effet, dans l’article de Bakounine, d’affirmer que la théorie est révolutionnaire et que seul le recours normatif à la théorie, comme c’était le cas chez Edgar Bauer, peut prémunir contre l’affadissement que ne manque de provoquer le passage à la pratique. Pour Bakounine, au contraire, avec la reconnaissance de ce que l’opposition ne peut se résoudre que dans une contradiction et une affrontement pratique, la théorie atteint son sommet et sa limite, celui où elle est contrainte de postuler un monde qui lui est extérieur, celui de la pratique – monde dont l’invocation par Bakounine a parfois des aspects incantatoires, et que lui-même éprouvera quelques difficultés à rallier au cours des années suivantes. On comprend dès lors pourquoi, chez Bakounine, les tenants du Juste-Milieu sont désignés comme « les théoriciens par excellence », alors que chez le jeune Bauer, le Juste-Milieu représente la théorie asservie à la pratique, ou plus exactement la théorie en habit de serviteur qui ne parvient plus à se souvenir qu’elle a enfilé cet habit pour mieux triompher de ses ennemis. Les médiateurs sont moins ceux qui reculent devant les dernières conséquences d’un principe que ceux qui cherchent à s’en tenir à une conciliation théorique de termes pratiques en opposition. Quelques mois plus tard, Bakounine dénoncera l’orgueil théorique des philosophes, ce qui ne peut pas ne pas être lu comme une attaque contre les frères Bauer. On soulignera notamment que si, pour Edgar Bauer, la pratique est le lieu des compromis et de formes temporaires de conciliation, elle est au contraire pour Bakounine le lieu de l’affrontement contradictoires entre des unilatéralités, inconciliables parce qu’elles sont les représentantes de deux principes historiques radicalement hétérogènes.
Cette conception très délimitative des rapports entre théorie et pratique a dès lors des conséquences sur la manière de se rapporter à l’histoire, aux principes qui la sous-tendent, et plus particulièrement à la révolution française. On trouve en effet dans l’article de Bakounine l’esquisse d’une lecture de l’histoire comme succession de principes sous-tendant des époques dotées d’une consistance organique, l’articulation décisive étant à saisir entre le monde du moyen-âge et celui de la modernité, qui a émergé d’abord sous une forme théorique avec la Réforme. Il n’est pas du tout certain que, pour le révolutionnaire russe, le principe soit quelque chose de théorique – c’est tout au plus sa reconnaissance qui l’est, mais le principe est avant tout une force motrice et organisatrice, celle qui sous-tend la manière dont un monde est organisé, qu’il s’agisse du monde médiéval, en voie de disparition, ou du monde nouveau, en train d’éclore.
Du point de vue du rapport à la révolution française, enfin, Bakounine semble occuper une place intermédiaire entre Bauer et Hess : on trouve bien chez lui l’idée que la Révolution française n’a reconnu qu’en principe des droits au peuple, et qu’il s’agit maintenant de les transcrire dans la pratique, mais il conserve l’idée d’une unité de principe qui va s’approfondissant, les droits reconnus simplement en théorie étant désormais réclamés en pratique.
Conclusion :
De cette rapide confrontation se dégagent ainsi trois modèles de radicalisation, dont il n’est pas certain qu’ils soient les seuls : par radicalité théorique (affirmation du principe du moi, de la pureté et de l’innocence de la théorie : Bauer), par déplacement du politique vers le social (Hess) ; par sortie de la théorie pour passer à une pratique (qui est tout uniment politique et sociale : Bakounine).