Camus et Bakounine
J’ai eu récemment à rendre compte, pour le numéro 859 (2018/12) de la revue Critique (qui sort en librairie aujourd’hui même) de la réédition d’un livre qui avait initialement paru chez les défuntes Éditions Égrégore sous le titre Camus et les libertaires, et qui s’intitule désormais Écrits libertaires, par Albert Camus, et Maurice Joyeux, Louis Lecoin, Gaston Leval, Rirette Maîtrejean, Jean-Paul Samson… (Montpellier, Indigènes Éditions, 2013, et 2016 pour cette nouvelle édition). Il y a peut-être quelque chose de discutable à attribuer principalement à Albert Camus (moyennant, sur la couverture, une plus grande police de caractères) ces « écrits libertaires », rassemblés et présentés par l’anarchiste allemand d’expression française Lou Marin. J’y reviendrai plus loin, dans la mesure où le rapport précis de Camus à Bakounine pourrait permettre d’éclairer plus généralement l’attribution à Camus d’écrits libertaires. Quoi qu’il en soit, ce fut pour moi l’occasion de me (re)plonger dans un aspect de la réception de Bakounine que je n’avais guère eu l’occasion d’évoquer jusqu’alors : celle qu’on trouve chez Albert Camus, notamment dans L’Homme révolté. Et comme ce n’était pas vraiment l’objet de mon papier pour Critique, je vais rendre compte de cet aspect bien délimité du rapport de Camus à l’anarchisme ici − sans exclure que les quelques pages où Camus mentionne Bakounine soient significatives d’un rapport plus général à l’anarchisme.
Comme le point de départ de tout cela, ce sont les mentions de Bakounine qu’on trouve dans L’Homme révolté, je partirai de là. Les étapes suivantes, ce sont les critiques que ces mentions suscitèrent de la part de Gaston Leval dans Le Libertaire en mars et avril 1952, puis la réponse de Camus à ces critiques dans le même journal en juin 1952. C’est sur le fondement de ces documents que je poserai, pour finir, la question de savoir dans quelle mesure les quelques pages où Camus mentionne Bakounine sont significatives d’un rapport plus général à l’anarchisme, comme doctrine et comme mouvement.
Bakounine dans L’Homme révolté
Le bref passage (3 pages, et une ou deux de plus si l’on compte celles qui portent sur Netchaïev) de L’Homme révolté qui évoque directement Bakounine n’est pas repris dans le volume édité par Lou Marin − qui ne cite que le passage de cet ouvrage intitulé « la pensée de midi », où il est plus généralement question de la pensée libertaire. Il est vrai que ces quelques pages ne peuvent être séparées de leur contexte, celui d’une sorte de généalogie de la violence terroriste, qui constitue pour Camus l’un des abîmes dans lesquels peut tomber la révolte. Il s’agit du chapitre sur « La révolte historique » et en son sein du paragraphe consacré à « Trois possédés » (allusion transparente à Dostoïevski − initialement, le chapitre s’intitulait d’ailleurs « Les possédés »). Ce prisme au travers duquel Camus choisit d’évoquer Bakounine constitue un véritable biais, d’autant plus regrettable que le révolutionnaire russe aurait pu être convoqué par l’écrivain français pour parler de la révolte, lui qui a donné une dimension non seulement existentielle mais naturelle à cette composante négative de la liberté humaine − et d’ailleurs Camus ne manque pas, mais en passant, de signaler que Bakounine a saisi la révolte « dans sa vérité biologique » et qu’il a été « le seul de son temps à critiquer le gouvernement des savants avec une profondeur exceptionnelle » (c’est du moins ce qui est écrit dans les éditions ultérieures de L’Homme révolté, et on doit cette version à l’intervention de Gaston Leval, cf. ci-dessous). Toujours est-il que Bakounine se retrouve coincé entre le «terrorisme intellectuel » du nihiliste Dmitri Pissarev et le premier de « la race méprisante des grands seigneurs de la révolution », Sergei Netchaiev, dans une brève histoire du nihilisme compris comme le règne d’une contradiction entre la lutte pour le triomphe de la justice et le cynisme révolutionnaire.
Pour Camus, ce qu’a apporté spécifiquement Bakounine dans cette histoire de la violence nihiliste, c’est « un germe de cynisme politique qui va se figer en doctrine chez Netchaïev et pousser à bout le mouvement révolutionnaire. » Camus est au courant d’un certain nombre d’éléments qu’on pourrait opposer à cette inclusion de Bakounine dans une histoire du terrorisme nihiliste. Il les mentionne lui-même : son désaveu des attentats individuels lors de la tentative d’assassinat du tsar Alexandre II par Karakazov en 1866 (mais il préfère retenir le respect de Bakounine pour le régicide et sa distance avec la critique ouverte formulée par Herzen), la brièveté de son « égarement » avec Netchaïev (mais il affirme qu’il a coécrit avec lui le Catéchisme du révolutionnaire) et la critique explicite qu’il formule à l’encontre de ce dernier qui en est venu à « prendre pour base la politique de Machiavel et adopter le système des jésuites » (mais il estime que Bakounine, en mettant la cause de la révolution au-dessus de tout, n’est pas en mesure de fonder cette critique).
La pensée de Bakounine, dans un mélange de récit génétique et de reconstitution doctrinale, est résumée à grands traits : son adoption puis son rejet du hégélianisme, son manichéisme présumé (la révolution c’est le bien, l’État c’est le mal), son goût sans mesure pour la destruction (qu’atteste non seulement sa fameuse phrase sur la passion de la destruction, mais aussi les pages de la Confession sur 1848, rapprochées du livre de Cœurderoy sur les Cosaques), l’ambiguïté de son rapport à la pratique de la dictature (qui serait sa contribution à la doctrine léniniste), et finalement l’inutilité complète de se battre pour quelque chose de positif (qui conduit à construire l’avenir sans fondation, d’où le recours à des formes paradoxalement autoritaires pour assurer la transition). Camus écrit ainsi :
Tout détruire, c’est se vouer à construire sans fondations ; il faut ensuite tenir les murs debout, à bout de bras. Celui qui rejette tout le passé, sans en rien garder de ce qui peut servir à vivifier la révolution, celui-là se condamne à ne trouver de justification que dans l’avenir et, en attendant, charge la police de justifier le provisoire.
Si elles ne se présentaient comme une critique de Bakounine, ces deux dernières phrases pourraient ressembler à du Gustav Landauer (que Camus ne connaissait sans doute pas), ou à ce qu’écrivaient les anarcho-syndicalistes espagnols sur la nécessité de préfigurer dans l’action la société révolutionnaire de l’avenir (et ceux-là, Camus les connaissaient bien). C’est sur ce portrait de Bakounine en apôtre de la destruction universelle que l’anarchiste français Gaston Leval, dont j’évoque la critique au paragraphe suivant, va tirer à boulets rouges. Il n’est pas certain, toutefois, qu’il s’agisse là de la partie la plus infondée de ce passage sur Bakounine. Celui-ci n’a pas manqué en effet, à plusieurs reprises (dans la Confession, mais aussi dans quelques lettres assez sombres de l’année 1864 qui précèdent immédiatement son premier socialisme libertaire), de se présenter comme appartenant à une génération dont la tâche historique était de procéder à la destruction des institutions existantes, d’autres êtres, plus jeunes et plus frais, devant se charger ensuite du versant constructif de la révolution. On a raison toutefois d’opposer à Camus sur ce point que ce n’est pas le seul son que rend Bakounine quand il est question de destruction et de création : si « la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice », c’est bien que la destruction de l’ordre existant n’advient qu’avec l’émergence d’une nouvelle configuration sociale − un peu à la manière dont les dents de lait tombent sous la poussée d’une nouvelle dentition. On ne peut manquer non plus de signaler l’attention que prêta Bakounine à l’éducation ou aux coopératives, comme parties intégrantes d’un programme révolutionnaire.
Mais il y a d’autres critiques qu’on peut adresser à ce portrait à la va-vite de Bakounine par Camus. D’abord le fait que son passage par le jeune hégélianisme n’est pas si anodin que cela dans sa formation – ce qui peut contribuer à expliquer son attachement indéfectible à une composante de négativité dans le devenir historique. Ensuite le fait que sa conception de la dictature, quelque ambiguë ou naïve qu’elle puisse demeurer par ailleurs, a toujours clairement dénoncé toute forme de dictature officielle au profit de la seule dictature de l’opinion et de la propagande (d’où son caractère « occulte »). Mais surtout, il est parfaitement erroné de faire de Bakounine un cynique politique, quelqu’un qui ne pourrait pas dénoncer le machiavélisme d’un Netchaïev parce qu’il partage son adhésion fanatique à la révolution − et accessoirement un co-auteur du Catéchisme du révolutionnaire (cf. ci-dessous à propos de la réponse de Gaston Leval). Il y a bien chez Bakounine une composante revendiquée d’idéalisme pratique, qui côtoie son matérialisme théorique (de même que pour lui, l’idéalisme théorique allait de pair avec le matérialisme pratique), par exemple lorsqu’il soutient, à la fin de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme, que « le bien n'[est] autre chose que la liberté », ou encore lorsqu’il déclare, dans son Écrit contre Marx de l’automne 1872 :
Matérialistes et déterministes comme M. Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l’enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l’histoire. Nous reconnaissons bien la nécessité, le caractère inévitable de tous les événements qui se passent, mais nous ne nous inclinons pas indifféremment devant eux et surtout nous prenons bien garde de les louer et de les admirer lorsque par leur nature ils se montrent en opposition flagrante avec le but suprême de l’histoire, avec l’idéal foncièrement humain qu’on retrouve sous des formes plus ou moins manifestes dans les instincts, dans les aspirations populaires et sous les symboles religieux de toutes les époques, parce qu’il est inhérent à la race humaine, la plus sociable de toutes les races animales sur la terre. Ce but, cet idéal aujourd’hui mieux conçus que jamais peuvent se résumer en ces mots : C’est le triomphe de l’humanité, c’est la conquête et l’accomplissement de la pleine liberté et du plein développement matériel, intellectuel et moral de chacun, par l’organisation absolument spontanée et libre de la solidarité économique et sociale aussi complète que possible entre tous les êtres humains vivant sur la terre.
Les critiques de Gaston Leval
L’un des meilleurs connaisseurs de Bakounine à cette époque, le militant anarcho-syndicaliste Gaston Leval (qu’on voit ci-contre en 1976), produisit dans une série de quatre articles pour Le Libertaire une critique longue et argumentée des erreurs commises par Camus dans les pages de L’Homme révolté consacrées à Bakounine. On trouve ces articles reproduits dans le livre édité par Lou Marin (p. 97-121). Cette série d’articles commence par une volée de bois vert : Camus est accusé de ne connaître Bakounine que de seconde main (et de surcroît au travers de commentateurs médiocres) et de confondre le Bakounine de jeunesse et celui de la maturité, afin de pouvoir plus aisément lui prêter des contradictions. On ne peut comprendre toutefois la vivacité de ton de ces articles qu’en ayant à l’esprit que Camus était considéré par nombre de libertaires comme un copain, de sorte que ce qui leur apparaissait comme une attaque contre Bakounine appelait de leur part une réponse franche et directe. Le premier thème sur lequel Leval choisit de reprendre Bakounine est celui de la destruction. Contestant l’idée selon laquelle le révolutionnaire russe serait un apôtre de la « pandestruction » (l’expression est tirée de l’ouvrage La vie de Bakounine d’Hélène Iswolsky, improprement prénommée Irène par Leval, et dont je dirai un mot un jour dans la rubrique « Mauvaise réputation »), Leval énumère les éléments qui prouvent la dimension constructrice de la pensée politique et sociale de Bakounine, passant notamment en revue ses divers programmes révolutionnaires.
Dans un second temps, et plus brièvement, Leval conteste deux autres qualificatifs accolés par Bakounine à Camus. Tout d’abord l’insertion du révolutionnaire russe dans une conception individuelle, voire individualiste de la révolte (qui contredit selon Leval la conception essentiellement collectiviste que se faisait Bakounine de la liberté humaine), et ensuite l’immoralisme que lui prête Camus sur la base du seul Catéchisme du révolutionnaire. Sur ce dernier point, on pourrait être surpris de voir Leval sembler accepter que Bakounine aurait prêté la main à ce texte (avec d’ailleurs plus d’assurance que Camus, qui évoquait une simple supposition à ce sujet), et excuser Bakounine d’une manière un peu bancale, en recourant de surcroît à un cliché éculé (« exutoire d’un de ces aspects complexes de l’âme slave qui était en Bakounine »). Mais c’est qu’à l’époque, on tenait encore ce texte pour coécrit par Bakounine et Netchaïev, ce qui est considéré désormais comme hautement improbable − notamment depuis qu’on connaît la lettre de rupture de Bakounine avec Netchaïev, dans laquelle il critique vertement et nommément le catéchisme écrit par son désormais ancien camarade. On pourrait donc aller plus loin que Leval lui-même, mais dans la même direction.
Le dernier article contient encore une mise au point qui aura un effet sur les éditions ultérieures de L’homme révolté. Dans la première édition du livre, Camus écrivait, au crédit du révolutionnaire russe : « Bakounine a été le seul de son temps à déclarer la guerre à la science, idole de ses contemporains, avec une profondeur assez exceptionnelle. » Dans le manuscrit corrigé que possédait René Char, cette phrase était suivie de la précision suivante : « La vie est une transition incessante de l’individuel à l’abstrait, et de l’abstrait à l’individuel. C’est ce deuxième mouvement qui manque à la science. Une fois dans l’abstrait, elle ne peut plus en sortir… C’est pourquoi la science a pour mission d’éclairer la vie, non de la gouverner, ce qu’elle crée ressemble toujours à l’Homonculus. » N’ayant pas connaissance de cette dernière portion de phrase, Gaston Leval accuse Camus de confondre la révolte contre le gouvernement des savants et la révolte contre la science, et il rappelle opportunément que Bakounine n’a cessé par ailleurs de faire l’éloge de la science comme émancipatrice, tout en délimitant son terrain de compétence.
La série d’articles se termine par une mise au point sur le panslavisme, Gaston Leval rappelant que cette étiquette mise sur les conceptions de Bakounine, outre qu’elle est fort discutable même pour la période qui entoure 1848, ne peut valoir que pour le Bakounine qui n’était pas encore anarchiste. Et Leval de conclure :
Mon devoir était, Albert Camus, de défendre la mémoire et la pensée d’un homme que vous connaissez mal et que vous avez présenté avec − j’aimerais me tromper − une partialité d’esprit absolument inexplicable. Je regrette d’avoir eu à le faire. Car non seulement j’estime en vous le penseur, mais j’apprécie l’homme qui, entre autres gestes, a su récemment prendre la parole pour défendre mes camarades espagnols condamnés à mort, et qui saura la prendre encore demain, si l’on doit faire appel à ses sentiments de noblesse humaine. Mais vous comprendrez vous-même que, peut-être à cause de l’estime que je vous porte, je devais défendre non seulement une personnalité que j’admire, mais se pensée pour ce qu’elle a de valable dans la recherche de nouvelles formules de vie et de sociabilité.
Car j’affirme, Albert Camus, que si vous connaissiez vraiment la pensée de Bakounine, vous vous apercevriez, en grande partie, bakouninien sans le savoir.
La réponse de Camus à Leval
Toi, lecteur du XXIe siècle qui peut-être fréquentes les prétendus réseaux sociaux, tu pourrais t’attendre à voir Camus se jeter dans la mêlée, balancer des punchlines à la pelle, cependant que la meute de ses partisans agoniraient le malheureux Leval des insultes les plus diverses… Que nenni ! Le 5 juin 1952, Le Libertaire publia la réponse d’Albert Camus à Gaston Leval, et ce qui frappe tout d’abord dans cette réponse, c’est le ton amical et modeste qui la caractérise, et qui contraste tant avec les polémiques qui, autour du même ouvrage, séparèrent durablement Camus des surréalistes et de Sartre. On trouve cette réponse p. 122-126 dans le livre édité par Lou Marin. Camus, prenant acte de l’absence d’hostilité qui anime Leval, commence par déclarer à propos des articles de ce dernier : « Ils m’ont, en somme, plus instruit que contredit. » Le ton d’ensemble de la réponse va dès lors consister pour Camus à maintenir son propos général (celui du livre, et ce propos en tant qu’on peut l’appliquer à Bakounine), tout en concédant l’essentiel à son interlocuteur sur les points qu’il soulève. L’une des difficultés est ici que Leval n’a pas contesté la collaboration de Bakounine avec Netchaïev pour l’écriture du Catéchisme du révolutionnaire, ce qui fournit un argument à Camus pour soutenir que la contradiction qui est selon lui propre à la pensée révoltée « entre le nihilisme et l’aspiration à un ordre vivant » se trouve chez Bakounine.
Néanmoins, cette réponse à Leval est l’occasion pour Camus de prononcer l’éloge de Bakounine qui manquait à L’homme révolté. Pour Camus, « Bakounine est l’un des deux ou trois hommes que la vraie révolte puisse opposer à Marx dans le XIXe siècle », il a été un pourfendeur constant du socialisme autoritaire, il est l’inspirateur des « fédérations française, jurassienne et espagnole de la 1ère Internationale » dont la conclusion du livre souligne la valeur, et Camus ajoute que « c’est parce que Bakounine est vivant en moi comme il l’est dans notre temps que je n’ai pas hésité à mettre au premier plan les préjugés nihilistes qu’il partageait avec son époque. » C’est une manière pour Camus de présenter son propos, non pas comme une critique de la pensée libertaire, mais au contraire comme une contribution interne à cette dernière, dont il souligne pour finir la fécondité et le caractère indispensable lorsqu’il s’agit d’« affermir l’espoir, et la chance, des derniers hommes libres. »
Si l’on met de côté l’erreur, partagée par Camus et Leval, à propos de la composition du Catéchisme du révolutionnaire, il est un point sur lequel on peut partiellement donner raison au premier, comme je l’ai d’ailleurs signalé plus haut : c’est celui qui concerne la composante négative de l’anarchisme bakouninien. Dans la réponse à Leval, cette composante est appréciée d’une manière nuancée : Camus soutient qu’elle a eu son utilité temporaire, et il estime qu’elle exprime un déchirement de l’homme révolté que lui-même dit avoir vécu de l’intérieur. Rien n’empêche de penser que ce déchirement, ou en tout cas cette tension entre le dégoût pour l’ordre social existant et l’aspiration à une nouvelle configuration sociale, fut parfois celui de Bakounine, en particulier dans certaines périodes de son parcours où il ne parvenait pas à discerner d’issue proprement positive à l’activité des révolutionnaires. On peut par exemple citer cette lettre du 18 mars 1864 à la comtesse Salias de Tournemir :
Que mes amis construisent, moi, je n’ai soif que de destruction, parce que je suis convaincu que construire avec des matériaux pourris sur une charogne est peine perdue, et que ce n’est qu’à partir d’une grande destruction que peuvent apparaître de nouveaux matériaux vivants et avec eux de nouveaux organismes. […] Notre siècle est sous tous les rapports un siècle de transition, un siècle de malheureux, et nous, qui nous sommes détachés de l’ancien sans être parvenus au nouveau, nous sommes des gens malheureux. Supportons donc notre malheur avec dignité, les plaintes ne nous seront d’aucun secours, et détruisons autant que nous pouvons.
Il ne s’agit assurément pas là du dernier mot de Bakounine en matière de révolution sociale. On ne peut nier néanmoins (et nul n’en était plus conscient que Camus) que dans la volonté de révolutionner l’ordre social, entre une composante de volonté de détruire. Cette passion de la destruction, on peut, comme Camus et Bakounine, l’appeler révolte.
Ce qu’enseigne le rapport de Camus à Bakounine sur son rapport à l’anarchisme
Peut-on tirer du rapport qu’il entretenait avec Bakounine des enseignements sur le rapport plus général de Camus à l’anarchisme ? Il importe d’abord de souligner que, s’agissant de ce dernier point, on ne peut pas tout déduire de son rapport à Bakounine : lorsque Camus pense à l’anarchisme, c’est surtout à l’Espagne qu’il songe. Je renvoie sur ce point à mon article dans Critique. Deux remarques s’imposent dès lors pour finir.
La première porte sur le type d’anarchisme qui a la préférence de Camus. Cet anarchisme est celui qui pense la préparation de la révolution, et qui ne voit pas cette dernière comme une fin en soi. Des révolutions se produisent, et bien peu débouchent sur une remise en cause radicale de l’ordre social qui les a vues naître. Cela n’est possible que si, au préalable, ceux qui se réclament d’une révolution sociale ont commencé à préfigurer, ici et maintenant, dans leurs organisations et dans leurs actions, la société qu’ils désiraient voir advenir. On ne peut manquer ici de songer à l’œuvre positive de l’anarcho-syndicalisme espagnol, qui n’a pu produire le « bref été de l’anarchie » en 1936 que parce que des décennies de préparation avaient permis la maturation du projet communiste libertaire. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’un des militants de la CNT qui a le plus insisté sur ce point, José Peirats, fut précisément loué par Camus comme un « militant irréprochable » (voir Écrits libertaires, p. 235 − le contexte était celui de la mise en cause de Peirats dans une attaque à main armée intervenue à Lyon en 1951, et les tortures qu’il avait subies de la police française, nihil novi sub sole). On consultera notamment le livre qui a été traduit en français sous le titre Une révolution pour horizon, Paris, Libertalia-CNT-RP, 2013.
La deuxième remarque concerne le fait que Camus n’était pas anarchiste. À plusieurs reprises, à le lire, on a le sentiment que pour lui, l’anarchisme est une composante nécessaire du mouvement révolutionnaire, celle qui prévient la prépondérance d’une direction technique ou bureaucratique. De ce point de vue, l’anarchisme semble avoir chez lui une fonction presque instrumentale, celle de contrebalancer les dérives autoritaires qui habitent à titre de potentialités tous les projets de transformation sociale. Si l’un des sens du mythe de Sisyphe est de soutenir que le combat pour la liberté ne saurait jamais prendre fin, Camus serait celui qui, contrairement à l’anarchiste, aurait conscience du caractère indéfini et inachevable de ce combat.