Archive pour la catégorie ‘Philosophie’
Parution: les Considérations philosophiques de Bakounine
Les éditions Entremonde ont décidé de rééditer le texte de Bakounine intitulé Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme. Et ce n’est pas seulement parce que j’ai fait la préface de cette réédition que je vous recommande de vous la procurer, pour les fêtes ou pour autre chose. C’est aussi parce que l’éditeur n’édite que des textes de ce genre – de sorte qu’il serait d’ailleurs sans doute préférable d’acheter le livre que de le voler (je le dis d’autant plus librement que je ne touche rien dessus!) – et parce que le contenu du bouquin est diablement intéressant.
« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice! »
« La passion de la destruction est en même temps une passion créatrice » (Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust): c’est par ces mots que Bakounine conclut en 1842 son premier texte révolutionnaire, La Réaction en Allemagne – texte que l’on peut lire en allemand dans un scan du texte original, ou en français, soit dans la traduction de Jean Barrué, soit dans la mienne. A l’heure où l’on peut espérer que la population grecque (et d’autres peut-être après elle) fasse l’expérience pratique de ce que signifie cette déclaration, je souhaiterais dans ce billet en proposer un commentaire, en étudier la réception et m’attarder sur une référence en particulier qui y a été faite, chez les situationnistes.
La critique du Juste-milieu
Parmi les thèmes qui courent dans toute l’œuvre écrite de Michel Bakounine, la critique du Juste-milieu est sans doute l’un des plus intéressants en ce qu’elle exprime la radicalité de cette pensée. Exposée pour la première fois en 1842 dans l’article La Réaction en Allemagne, on la trouve encore, certes transformée, trente ans plus tard, dans les derniers écrits de Bakounine.
La notion même de Juste-milieu est héritée du contexte politique de la Monarchie de Juillet – d’où la gravure de Daumier qui illustre ce billet, et qui illustre le peu d’estime qu’inspirait à l’époque le centre de l’assemblée. Le Juste-milieu, c’est l’équivalent du Marais à l’époque révolutionnaire, c’est cette partie de l’Assemblée qui, au gré des vents (car selon une formule attribuée à Edgar Faure, ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent!), va s’allier avec la droite ou avec la gauche. Ou encore, comme l’écrit Bakounine en 1842, prétendant citer un journal français au moment de la révolution de Juillet: « le côté gauche dit: 2 fois 2 font 4, le côté droit dit: 2 fois 2 font 6, et le Juste-milieu dit: 2 fois 2 font 5 » (dans le volume Bakounine jeune hégélien, Lyon, ENS Editions, 2007, p. 121).
Nicolas Stankevitch vu par Bakounine
Trente ans après la mort de Nicolas Stankevitch, dont j’ai évoqué la figure dans le précédent billet, Bakounine, dans une note de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-71), lui rend hommage comme à son créateur. C’est à ce texte (qu’on trouve dans le volume VIII des Œuvres complètes chez Champ Libre, p. 275-277) que je souhaiterais consacrer le présent billet, car il regorge d’indications intéressantes.
C’est tout d’abord le contexte dans lequel apparaît le nom de Stankevitch qui me semble devoir être signalé. Il s’agit d’une note de plusieurs pages (comme ce manuscrit en comporte tant…), tissé de réminiscences hégéliennes, que Bakounine ajoute au corps de son texte pour rendre compte d’une thèse qu’il défend, selon laquelle « chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle se manifeste, qu’elle agit ». C’est d’ailleurs sans doute la coloration hégélienne de cette thèse qui va conduire à la convocation de la figure de Stankevitch. Ce dernier, qui n’a laissé derrière lui aucune œuvre, pourrait alors apparaître comme un contre-exemple : voilà en effet un homme dont chacun s’accorde à reconnaître la richesse intérieure, mais qui n’est pas parvenu à exprimer cette dernière dans une œuvre. Une objection semble venir aussitôt, c’est qu’il y aurait des génies méconnus, qui n’auraient pas manifesté leur richesse intérieure alors que celle-ci est pourtant bien réelle. La réponse de Bakounine est la suivante :
Bakounine et le cercle de Stankevitch
Entre 1836 et 1840, Bakounine fut membre d’un cénacle qui eut une importance particulière dans le développement des idées philosophiques en Russie. Ce cénacle est connu sous le nom de Cercle de Stankevitch, du nom de celui qui en fut le centre et l’inspirateur, avant de devenir, après sa mort en 1840 à l’âge de 27 ans, un objet de dévotion pour ses amis. On dispose sur ce cercle littéraire et philosophique d’un ouvrage de référence, celui de Edward J. Brown, Stankevich and His Moscow Circle, Stanford University Press, 1966, dont on peut lire des extraits sur Internet.
Comme on l’a rappelé dans un précédent billet, à l’époque où il participe aux activités de ce petit groupe au fonctionnement informel, qui lit pour l’essentiel de la littérature et de la philosophie allemandes, Bakounine n’est pas politisé, mais c’est le cas de tous les membres du groupe, qui ne vont mobiliser leurs lectures que pour penser les relations qu’ils entretiennent avec leur entourage, au sein du groupe et au dehors.
Thank You, Satan!
On connaît la chanson de Léo Ferré, Thank You Satan, dont le groupe Dionysos a donné il y a quelques années une version un peu plus rock and roll. Mais Ferré ne faisait lui-même que mettre en chanson un vieux thème lancé parmi les anarchistes par Proudhon et repris longuement par Bakounine: celui de Satan comme véritable héros de la liberté humaine, figure mythique à opposer à celle d’un Dieu incarnation de l’autorité théologico-politique.
J’ai analysé dans un article de la revue en ligne Astérion la manière dont Carl Schmitt avait repéré cet aspect de la pensée de Bakounine pour donner raison aux théoriciens de la contre-révolution qui voyaient dans la révolution rien moins qu’une créature du malin. Je souhaiterais ici retracer la généalogie de ce thème satanique et montrer comment il se décline chez Bakounine.
Bakounine dans les Annales allemandes
En 1841, à Leipzig, Bakounine fait la connaissance d’Arnold Ruge. Bakounine, alors âgé de 27 ans, est en Allemagne depuis 1840, date à laquelle il est venu à Berlin pour y parfaire sa culture philosophique. Il prend des cours auprès d’un hégélien de droite, Karl Werder, et, aux côtés d’Engels et de Kierkegaard notamment, commence à suivre les cours de Schelling, qui vient d’être rappelé à Berlin pour y contrer l’influence hégélienne.
Quant à Arnold Ruge, il est depuis plusieurs années installé dans le paysage intellectuel allemand. Il est notamment l’éditeur d’un journal, les Deutsche Jahrbücher für Wissenschaft und Kunst (Annales allemandes pour la science et l’art), qui ont pris la suite des Hallische Jahrbücher (Annales de Halle) interdites par la censure. Les Annales allemandes sont la principale tribune du courant jeune hégélien: dedans, y ont écrit ou y écriront les frères Edgar et Bruno Bauer, Marx, Feuerbach, Ruge lui-même, qui fait cependant davantage figure de publiciste que de théoricien.
Petit, Bakounine était-il de droite?
Les lecteurs de ce blog ne peuvent plus l’ignorer, Bakounine n’a pas toujours été anarchiste: démocrate révolutionnaire dans les années 1840, puis partisan de l’émancipation des Slaves d’Europe centrale, il ne s’est converti au socialisme libertaire et à l’anarchisme qu’à partir de 1864 – voire plus tard si l’on considère qu’il ne se déclare lui-même anarchiste qu’à partir de 1867.
Mais tout cela laisse dans l’ombre le fait que Bakounine n’a pas nécessairement toujours été révolutionnaire, en particulier lors de sa jeunesse en Russie. On dispose à ce sujet d’un texte de 1838, publié en guise d’avant-propos à une traduction de textes de Hegel, et dans lequel Bakounine semble exprimer des positions conservatrices. C’est du moins ainsi qu’il me semblait que tous les commentateurs interprétaient ce texte, jusqu’à ce que je découvre ce qu’en disait l’excellent livre de Paul McLaughlin, Bakunin – The Philosophical Basis of His Anarchism, New York, Algora, 2002, p. 68-69, lequel s’appuie lui-même sur un article de Martine Del Giudice, “Bakunin’s Preface to Hegel’s Gymnasium Lectures: The Problem of Alienation and the Reconciliation with Reality”, article paru dans la revue Canadian-American Slavic Studies, n° XVI (1982).
Bakounine: sauvage, barbare ou civilisé?
A la lecture de certains textes de Bakounine, on est frappé par les différents usages qu’il fait du mot « barbare ». Sommairement, on peut avoir l’impression qu’il utilise ce terme dans deux registres bien distincts : d’une part, d’une manière assez banale, il en use dans son acception morale, lorsqu’il s’agit de dénoncer des actes de barbarie ; d’autre part, et c’est cela qui est frappant, il en fait localement un usage positif, allant jusqu’à se présenter lui-même, en tant que Russe, ou en tant que Slave, comme un barbare. Mais si l’on y regarde de plus près, il n’est pas certain que les choses soient aussi tranchées : dans le cas de la Russie, par exemple, il n’est pas rare que Bakounine utilise l’ambiguïté de cette notion (notion morale et « ethnographique », disons) pour souligner que la barbarie du pouvoir impérial s’explique pour partie par son origine tartare – la difficulté dans ce cas précis étant que ce pouvoir est en fait un pouvoir « knouto-germanique », alliance monstrueuse de la barbarie tartare et de la civilisation de l’État germanique. Dans ce billet je me propose donc, après avoir fourni quelques repères sur l’histoire, ancienne et moderne, de la notion de barbarie, et sur la base d’un recensement systématique des usages de la notion de barbarie chez Bakounine, de dresser un tableau synthétique et de creuser l’usage positif que Bakounine en fait.
Bakounine et Schopenhauer
Né en 1814 et mort en 1876, Bakounine s’est confronté à presque tous les philosophes du siècle : d’abord fichtéen, puis hégélien, il a abondamment fait usage, dans sa maturité, des philosophies de Comte et de Feuerbach et a eu Marx pour meilleur ennemi. Mais qu’en est-il au juste de celui qu’on présente, peut-être à tort, comme le plus marginal de tous les philosophes du XIXe siècle, Arthur Schopenhauer ?
On trouve en tout trois références à Schopenhauer dans toute l’œuvre de Bakounine.