Colifichets bakouniniens (1) : Boris Korolev et Bakounine
Je commence ici une nouvelle série de billets consacrée à tout un tas de petits objets à l’effigie de Bakounine. Celui-ci n’ayant pas connu un glorieux destin se prêtant au culte de la personnalité, ils sont plus délicats à dénicher que quantité de petits objets portant la fière moustache du petit père des peuples, et il s’agit en général de second degré. Bref, il n’y en a pas un sur cent, et pourtant ils existent, et à mesure que je les croiserai ou les collectionnerai, j’en ferai part ici, en essayant autant que possible, de raconter l’histoire qui leur est attachée. Après tout c’est toujours plus drôle que de rendre compte de tous ces mauvais livres tartinés sur le dos de Mikhail Alexandrovitch.
Je commencerai par la copie d’un buste (imaginaire) de Bakounine réalisé en 1926 par Boris Danilovitch Korolev. On peut lire ici une courte biographie en anglais de ce sculpteur russe, puis soviétique. Cette copie m’a été ramenée de Russie par Misha Tsovma, que les lecteurs et lectrices de blog connaissent déjà un peu. Réalisé 50 ans après la mort du révolutionnaire russe, dans un style réaliste, ce buste ne lui ressemble pourtant en rien (une simple confrontation avec des photographies de Bakounine suffit à s’en convaincre). On peut penser qu’il s’agit d’une démarche délibérée de la part de l’auteur, dans la mesure où les photographies du révolutionnaire russe ne manquaient pas – l’une des plus célèbres restant celle que réalisa Nadar en 1863 à l’occasion du passage de Bakounine à Paris. Sur la reproduction qui m’a été offerte, on peut lire sur le socle le nom de Bakounine, manuscrit en russe, ainsi qu’une abréviation de son prénom.
Cependant, l’histoire de cette œuvre est intéressante. Korolev fut en effet sollicité, après la révolution russe, pour réaliser un monument en l’honneur de Bakounine à Moscou. Il proposa une œuvre d’inspiration à la fois cubiste et futuriste qui n’eut pas l’heur de plaire à ses commanditaire, à tel point que l’œuvre fut retirée puis sans doute détruite. Il y a toutefois une incertitude à ce sujet : la page wikipedia consacrée à Korolev mentionne une exposition suivie d’un retrait ; en revanche, le livre Bakunin ? Ein Denkmal !, publié en 1996 par Karin Kramer Verlag à Berlin (livre dont je redirai un mot dans un prochain billet) signale que l’œuvre a ensuite été détruite. J’ai trouvé à cette adresse une photo sans doute d’époque, mais qui n’est pas de très bonne qualité. On en trouve pourtant des photos récentes sur Internet, mais il semble qu’il s’agisse de photos de miniatures en métal (sans doute du bronze). On en a ci-contre un exemple. Si j’en ai le temps, peut-être traduirai-je les pages consacrées à Korolev dans le livre que je viens de citer, car elles semblent contenir l’essentiel des sources sur ses deux bustes de Bakounine.
Toujours est-il qu’ayant dû renoncer à sa tentative cubo-futuriste, Korolev ne renonça pas pour autant à faire un portrait de Bakounine, mais dans un tout autre style, plus adapté au raidissement de la nouvelle esthétique soviétique. Et c’est ainsi qu’il en vint à faire cette sculpture sur bois, dont j’ai chez moi une reproduction de plâtre, en 1926, juste avant d’en proposer une de Lénine en 1927. Visiblement, cela ne lui attira pas d’ennuis, puisqu’il devint professeur de sculpture et produisit notamment nombre de statues de Lénine, dont une monumentale qui trôna de 1936 à 1991 sur la place de l’indépendance à Tachkent (Ouzbékistan).
Ci-contre une photo de l’original en bois du buste de Bakounine, tirée de l’ouvrage paru chez Karin Kramer Verlag en 1996.
Tout cela me ramène au premier alinéa de ce billet. Les représentations de ce type de Bakounine ne sont pas légion (le catalogue d’exposition de 1996 que j’ai mentionné en contient plusieurs dizaines d’autres, mais réalisées en grande partie dans un esprit d’auto-dérision), et visiblement, on doit celles qui existent à la période soviétique, ce qui traduit la tentative des nouvelles autorités de reprendre à leur compte, au moins dans un premier temps, toutes les figures révolutionnaires passées de la Russie sans discrimination – chose qui deviendra impensable dès la fin des années 1920. Mais bien évidemment, cette récupération se fait dans le langage esthétique de l’époque, langage qui a une signification politique. Le buste de 1926 est à cet égard intéressant, parce qu’il marque en quelque sorte une limite : il s’agit des dernières années où une représentation de Bakounine était encore possible dans une Russie de plus en plus monolithique, et le passage d’une tentative cubo-futuriste à un « réalisme » qui ne se dit pas encore socialiste trahit en même temps l’uniformisation artistique progressive du pays (qui sera parachevée à la fin des années 1920). Pour le dire autrement, ce buste est ce qui se rapproche le plus d’une appropriation soviétique de la figure de Bakounine, pour autant qu’une telle appropriation soit possible autrement que dans le domaine de la représentation.
Jolie rubrique ! Une photo du monument de Korolev figure dans René Fülöp-Miller, /Geist und Gesicht des Bolschewismus/, Zurich-Leipzig-Vienne 1926, ht après la p. 133 (reproduite dans le /Bulletin du CIRA/ 33-34, 1977). Selon l’auteur, les autorités n’osèrent pas ôter les échafaudages entourant ce monument « ultramoderne », mais le firent démolir après que ces échafaudages furent utilisés comme bois à brûler par la population et que la vue de la statue provoqua « eine wahre Revolte der Massen »… J’envoie la photo séparément.
J’ai corrigé le lien sur le monument de Korolev (merci à René de m’avoir signalé qu’il ne fonctionnait pas!). Tu me diras, Marianne, s’il s’agit de la même photo que celle à laquelle tu fais référence… Ajout: j’ai également corrigé le lien sur la biographie en anglais de Korolev (et là, c’est merci Marianne)
Marianne, je viens de voir ton message, ce n’est pas la même photo. Merci pour le texte également, que je vais m’empresser de traduire pour un prochain billet!