La critique du Juste-milieu
Parmi les thèmes qui courent dans toute l’œuvre écrite de Michel Bakounine, la critique du Juste-milieu est sans doute l’un des plus intéressants en ce qu’elle exprime la radicalité de cette pensée. Exposée pour la première fois en 1842 dans l’article La Réaction en Allemagne, on la trouve encore, certes transformée, trente ans plus tard, dans les derniers écrits de Bakounine.
La notion même de Juste-milieu est héritée du contexte politique de la Monarchie de Juillet – d’où la gravure de Daumier qui illustre ce billet, et qui illustre le peu d’estime qu’inspirait à l’époque le centre de l’assemblée. Le Juste-milieu, c’est l’équivalent du Marais à l’époque révolutionnaire, c’est cette partie de l’Assemblée qui, au gré des vents (car selon une formule attribuée à Edgar Faure, ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent!), va s’allier avec la droite ou avec la gauche. Ou encore, comme l’écrit Bakounine en 1842, prétendant citer un journal français au moment de la révolution de Juillet: « le côté gauche dit: 2 fois 2 font 4, le côté droit dit: 2 fois 2 font 6, et le Juste-milieu dit: 2 fois 2 font 5 » (dans le volume Bakounine jeune hégélien, Lyon, ENS Editions, 2007, p. 121).
En 1842, la critique du Juste-milieu mène à une discussion sur le statut de la médiation dans la philosophie de Hegel. Dans cet article, il s’agit pour Bakounine de penser la manière dont s’aiguisent et se résolvent les contradictions politiques et sociales, et Bakounine se confronte à l’opinion selon laquelle entre deux camps qui s’opposent, et qui constituent des extrêmes, la vérité se trouverait quelque part au milieu, de telle sorte qu’il suffirait de procéder à la médiation des deux termes en présence pour parvenir à la vérité de l’évolution politique et sociale. C’est cette position que Bakounine qualifie comme position du Juste-milieu, ou encore comme la position des médiateurs. Il n’est pas impossible que soit visée à travers sa critique la droite de l’école hégélienne, qui tentait précisément de se situer au milieu entre les adversaires de l’école hégélienne (par exemple Heinrich Leo) et la gauche de cette même école (apparue dans le sillage des polémiques autour de La vie de Jésus de Strauss). Toutefois l’originalité de Bakounine dans ce texte consiste à transposer ce débat semi-académique en des termes politiques et sociaux et à en faire la manifestation d’une lutte de plus grande envergure entre révolution et réaction, entre un état social en voie de dissolution et un qui commence à peine à émerger des ruines du vieux monde. Sur ce point, Bakounine se distingue clairement de quelqu’un comme Bruno Bauer, pour qui la négativité philosophique est d’emblée révolutionnaire, et ne réclame aucun saut dans la pratique effective des luttes politiques et sociales.
Pour autant, Bakounine ne rejette pas en tant que telle la catégorie de la médiation mais seulement une médiation qui viendrait tenter de concilier les termes de l’opposition pour éviter qu’on parvienne à une contradiction explosive. La thèse que défend Bakounine, à partir d’une lecture particulière de la Doctrine de l’essence de Hegel, c’est que toute différence se développe nécessairement en une opposition du positif (chez Bakounine: la réaction) et du négatif (la révolution), opposition qui ne peut manquer d’aboutir dans une contradiction, c’est-à-dire dans un conflit ouvert qui fera s’engloutir la positivité du vieux monde dans la destruction révolutionnaire, laquelle est en même temps créatrice. En somme, il n’y a pour Bakounine de médiation qu’immanente, ou encore la lutte entre les opposés constitue la seule médiation possible pour que le monde politique et social ne soit pas noyé dans la grisaille.
Cette thématique, Bakounine ne va cesser de la reprendre, de la déplacer et de l’appliquer au cours des trois décennies suivantes, et elle apparaît de ce fait comme un des thèmes dominants de ce qu’il y a de philosophique dans sa pensée. En 1842, elle est encore exposé sur un mode très abstrait, susceptibles des concrétions les plus diverses. Deux applications vont dominer chez Bakounine, correspondant aux deux temps que l’on peut distinguer dans l’évolution de son activité politique.
Tout d’abord, en cherchant à faire triompher la cause de la liberté au sein des luttes d’émancipation nationale des Slaves, Bakounine va reconduire son opposition entre révolution et réaction et fournir une incarnation temporaire aux médiateurs (Vermittler) dont il était question en 1842. En effet, dans l’Appel aux Slaves, que Bakounine rédige à l’automne 1848, on trouve l’idée que les politiciens tchèques, qui cherchent à faire avancer la cause nationale de leur peuple indépendamment de celle des autres et en s’attirant les bonnes grâces du pouvoir impérial austro-hongrois sont « ou trompés ou trompeurs. Trompés s’ils ajoutent foi à ce mensonge que l’on peut se glisser le plus sûrement jusqu’au but en accordant quelque petite chose à chacun des grands partis en lutte afin de les adoucir tous deux et d’empêcher ainsi l’explosion de la bataille inévitable, nécessaire. Trompeurs s’ils cherchent à vous persuader que, selon l’art des diplomates, vous devez vous tenir neutre quelque temps, et vous ranger ensuite du côté du plus fort, afin de faire heureusement vos propres affaires, grâce à son secours. » Cette formule, « trompés ou trompeurs », est récurrente chez Bakounine, on la retrouve par exemple pour caractériser Mazzini au début des années 1870. Elle caractérise assez bien le statut des médiateurs, ou des conciliateurs, selon Bakounine: ici les politiciens tchèques sont trompés (ils se trompent) en ce qu’ils pensent possible de trouver une troisième voie entre réaction impériale et révolution démocratique et sociale; mais ils sont aussi trompeurs en ce qu’ils tiennent au peuple un discours attentiste, leur promettant des concessions nationales en échange de leur neutralité. Cela signifie que la voie médiane est équivalente au choix de la médiation externe, décrit en 1842 à propos des hégéliens de droite. Pour Bakounine, le choix d’une telle voix revient de facto au choix de la réaction.
A partir du milieu des années 1860, alors qu’il s’oriente vers le socialisme libertaire, puis explicitement vers l’anarchisme, Bakounine étend à l’ensemble de ceux qui voient dans la cause de l’émancipation nationale un terrain d’action approprié sa critique des politiciens tchèques de 1848. Ainsi, dans une lettre d’août 1866, il tance Carlo Gambuzzi, transfuge mazzinien tenté par les aventures garibaldiennes, de la manière suivante: « Tu nous as longuement parlé de tes tentatives de démarches auprès de certains officiers supérieurs et hommes politiques du camp de Garibaldi et de leur manque de réussite totale. Nous sommes […] contents que cette expérience t’ait fait toucher du doigt ce que nous, grâce à l’Histoire et à la Logique, avions deviné par anticipation et a priori, et que cette expérience, en t’arrachant de la tête toute idée de ce genre pour l’avenir, te lie à nous d’une manière indissoluble. » L’histoire et la logique dont il est question ici ont indiscutablement une tonalité hégélienne: ce qu’apprend la logique, et ce que développe l’histoire, c’est qu’entre deux principes, l’un ascendant (celui de la révolution sociale), l’autre en déclin (celui du vieux monde), aucune conciliation n’est possible, fût-ce celle du romantisme national et républicain d’un Garibaldi. A partir du milieu des années 1860, pour Bakounine, il n’y a rien à attendre de luttes d’émancipation nationale qui seraient coupées de la perspective de la révolution sociale.
De même, lorsqu’il attaque Mazzini en 1871, Bakounine le fait partiellement au nom de la logique, en soulignant notamment que Mazzini cherche à concilier « les choses les plus inconciliables, […] la foi et la science, […], l’autorité et la liberté, la propriété héréditaire et l’égalité, l’Etat et le peuple, Dieu et le monde » et il souligne que « ce qui lui manque, c’est précisément le respect de la logique inhérente aux idées, aux faits et aux choses. » (ce passage est extrait d’un fragment de la Théologie politique de Mazzini resté inédit à l’époque: voir dans les Œuvres [dites] complètes chez Champ Libre, vol. I, p. 153 et 162). Cette logique inhérente aux choses, c’est celle qui consiste dans le plein développement des contradictions, dans l’impossibilité qu’il y a de les concilier de l’extérieur, dans la nécessité où l’on se trouve d’opter pour l’un des termes et d’entrer dans la lutte.
A mon avis, cette position théorique n’exprime pas seulement le rejet par Bakounine de toute forme de concession, elle a partie liée avec une logique de l’immanence qui est l’une des facettes les plus importantes de son anarchisme philosophique. On pourrait en effet soutenir que c’est également au nom de ce refus d’une intervention externe aux parties en lutte que Bakounine considère comme vain et nuisible l’effort consistant à faire intervenir l’État pour résoudre, par exemple, la question sociale. Le syndicalisme d’action directe s’inscrira dans la lignée de ce refus. Une action directe, c’est précisément une action entreprise par les acteurs eux-mêmes en vue de réaliser ici et maintenant l’abolition de la société de classes, et elle signifie qu’il n’y a pas d’autre médiation entre l’ancien monde et le nouveau que l’immanence de la lutte.