Le parapluie de Bakounine
A l’origine de ce billet, il y a la question posée par un aimable lecteur de ce blog dans un commentaire à un autre billet, et à l’origine de cette question, il y a le livre de Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994 (publié en Folio en 1996). Dans ce livre, un chapitre s’intitule « Le parapluie de Bakounine » et le lecteur en question voulait que je me renseigne sur le parapluie en question : « dans quel contexte, par qui et comment est-il cité, autre que Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie ? ».
J’avais promis de me renseigner, ce que j’ai fait en commençant par lire le livre de Semprun et en suivant les pistes qu’il indique. A la vérité, je ne suis pas arrivé à répondre à la question posée par mon lecteur – sinon qu’à ma connaissance personne n’avait mentionné ce parapluie auparavant.
Pour les amateurs qui seraient tentés de poursuivre l’enquête, je m’en vais rappeler dans quel contexte, historique et narratif, il est fait mention de ce fameux parapluie chez Semprun.L’écriture ou la vie raconte l’impossibilité où s’est trouvé Jorge Semprun, après sa libération du camp de concentration de Buchenwald le 12 avril 1945, de faire le récit écrit de cette expérience. Plus précisément, le livre raconte comment, dans un premier temps, la décision de ne pas entreprendre ce récit est apparue à l’auteur comme une question de vie ou de mort: il fallait ou vivre, ou écrire sur ce vécu de la mort en lequel avait consisté Buchenwald. Dans l’itinéraire qui mène le jeune Jorge Semprun à prendre la décision de ne pas écrire, le parapluie de Bakounine va jouer son petit rôle. En Suisse, en décembre 1945, dans un train, Semprun fait la connaissance d’une jeune femme, Lorène, dont la famille possède une maison à Locarno. En entendant mentionner Locarno, Semprun lui demande si elle a entendu parler de Bakounine, ce à quoi la jeune femme répond qu’il y a même le parapluie de Bakounine dans cette maison. Bien qu’incidente, la mention de cet objet énigmatique joue néanmoins un rôle important dans l’économie générale du récit de Semprun. C’est en effet par son entremise que le narrateur va entrer en relation avec cette jeune femme, avec qui il va par la suite entretenir une liaison, brève mais décisive pour la suite de son existence. De ce fait, il entre dans la série d’objets, ou de morceaux de musique, auxquels s’accroche la mémoire du narrateur au moment où celui-ci cherche à retranscrire cette période de sa vie.
Voici les circonstances qui ont mené le parapluie de Bakounine dans cette maison. De novembre 1869 à août 1873, Bakounine vit à Locarno avec sa famille dans une maison qu’il loue à Teresa Pedrazzini, veuve de son état. Selon Semprun, cette dernière aurait eu une cousine travaillant à la même époque chez les arrières-grands-parents de Lorène. Un soir de pluie, celle-ci « revenant d’une course chez sa cousine, avait emprunté pour se protéger de l’averse un grand parapluie noir, notable par la poignée ouvragée de son manche, dont elle ignorait qu’il appartînt à Mikhail Alexandrovitch, ce Russe barbu et polyglotte réfugié en Suisse italienne et qui louait chez la Pedrazzini un appartement meublé. » Le parapluie serait ainsi demeuré dans la maison jusqu’à ce qu’après plusieurs mois, peut-être plusieurs années, Bakounine se présente chez les ancêtres de Lorène pour récupérer son parapluie, se heurtant cependant au refus de l’arrière-grand-père qui aurait utilisé comme argument ultime, selon la légende familiale, qu’un adversaire de la propriété privée comme l’était Bakounine ne pouvait se prévaloir d’un quelconque droit de propriété sur ce parapluie – argument qui se serait avéré décisif en provoquant l’hilarité du révolutionnaire russe.
Quelle est la véracité de cette anecdote? Je ne sais si c’est cela qu’avait en vue le lecteur de ce blog en posant la question, mais la question mérite d’être posée, moins d’ailleurs pour connaître le sort exact du parapluie de Bakounine que pour savoir si Semprun a respecté le pacte autobiographique qu’il a noué avec son lecteur dans L’écriture ou la vie, pacte qu’atteste notamment le fait que l’auteur s’y présente sous son propre nom, signale l’ancrage biographique de certains passages de ses précédents romans, et aille jusqu’à indiquer quels personnages il a inventés dans ces mêmes romans. Par conséquent, l’anecdote doit être tenue pour véridique, c’est du moins ce que l’auteur veut que nous pensions. Par ailleurs, l’intérêt de cette anecdote, c’est qu’il est à peu près impossible d’en vérifier la véracité, de sorte qu’elle pourrait aussi bien, indifféremment, se trouver dans un roman ou dans un récit autobiographique, d’autant qu’elle a déjà fait l’objet d’une première mise en forme: elle est en effet rapportée à l’auteur par quelqu’un qui ne cache pas que s’y mêle sans doute une part de légende familiale.
Dans la mesure où, à ma connaissance, le destin du parapluie de Bakounine n’est mentionné par personne d’autre, dans la mesure aussi où Bakounine lui-même ne le mentionne pas dans sa correspondance, la seule solution serait de demander au principal intéressé, Jorge Semprun, et éventuellement à celle dont il fit la connaissance dans le train entre Berne et Locarno, cette Lorène qui possède sans doute un autre nom dans la vie. Avis aux amateurs!