Le statut de la philosophie chez le dernier Bakounine
Je livre ici le contenu de la communication que j’avais lue en mai 2011 lors du colloque Philosophie de l’anarchie, organisé à Lyon (ENS et Cedrats). Le texte a été publié avec les actes du colloque, dans un volume édité à l’ACL et coordonné par Daniel Colson, Mimmo Pucciarelli et moi (toutes les références utiles sur ce livre à cette adresse, avec notamment la table des matières et quelques captations vidéos du colloque). Bonne lecture (ou pas) !
Le statut de la philosophie chez le dernier Bakounine
J’ai choisi d’évoquer le statut de la philosophie chez le dernier Bakounine. Cela signifie trois choses. 1) Par dernier Bakounine, j’entends celui qui recommence à composer des manuscrits expressément philosophiques à partir de 1865, ce qui coïncide à peu près avec ses premières positions politiques qui peuvent être qualifiées d’anarchistes, ou de socialistes libertaires1. Ce choix se justifie par le fait que les conceptions philosophiques développées par Bakounine entre le milieu des années 1860 et la fin de sa vie demeurent relativement homogènes (certains textes étant littéralement repris à plusieurs années de distance dans divers manuscrits). 2) Par philosophie, j’entendrai ce que Bakounine entend lui-même par là, par exemple lorsqu’il choisit de regrouper sous le titre de Considérations philosophiques un certain nombre de vues touchant au système du monde, à la religion, à la science et à la liberté humaine. Il ne s’agira donc pas de tirer de Bakounine une philosophie que lui-même ne reconnaîtrait pas comme telle, ni donc de discuter de ce qu’il faut entendre par philosophie en général, mais de rendre compte de ce que Bakounine lui-même entend par philosophie et du statut qui lui revient. 3) Je m’intéresserai moins au contenu de ce que Bakounine propose sous le nom de philosophie (même si, bien entendu, j’en dirai quelques mots) qu’au statut qui revient à ce que le dernier Bakounine développe sur un terrain qu’il reconnaît lui-même comme philosophique. La question est en somme celle-ci : pourquoi Bakounine revient-il à la philosophie lors de ses dernières années d’activité alors qu’il avait explicitement quitté ce terrain plus de deux décennies auparavant ?
Cette question me semble importante à au moins trois titres, que je vais présenter par ordre croissant d’importance et de proximité avec l’objet de ce colloque. Elle est d’abord importante du point de vue de la connaissance de l’œuvre de Bakounine. Le parcours intellectuel du révolutionnaire russe (qui a commencé par se passionner pour la philosophie allemande, avant de penser expressément son abandon de la philosophie au début des années 1840, puis d’y revenir au milieu des années 1860 au moment même où il formulait son anarchisme théorique) soulève plusieurs questions : pourquoi la philosophie fait-elle retour chez Bakounine à partir du milieu des années 1860 ? Ce retour a-t-il un lien (et dès lors lequel) avec l’adoption d’un nouveau credo politique, socialiste, révolutionnaire et anarchiste ? La philosophie qu’il pratique explicitement dans cette dernière période est-elle la même que celle qu’il avait quittée deux décennies plus tôt ?
En second lieu, interroger le statut de la philosophie chez le dernier Bakounine, c’est statuer sur quelque chose qui a été assez largement laissé de côté par le peu d’ouvrages de littérature secondaire qui se sont intéressé à Bakounine – qu’ils aient d’ailleurs cherché à disqualifier sa pensée ou à la revaloriser. D’un côté en effet, la dimension philosophique des écrits du dernier Bakounine a été écartée d’un revers de main par tout un ensemble de commentateurs hostiles – et même par des auteurs réputés plus favorables. On ne compte plus les sentences à l’emporte-pièce d’auteurs qui ont préféré formuler des jugements de valeur que d’entrer dans le détail des conceptions philosophiques présentées par Bakounine2. Cette attitude est représentative de l’attitude de l’écrasante majorité du monde académique vis-à-vis de l’anarchisme en général, attitude qui combine, selon un dosage variable, une méconnaissance et un mépris qui s’entretiennent réciproquement : ce qui est méprisable ne mérite pas d’être connu, mais ce qui est méconnu ne peut pas l’être injustement (sauf à remettre en cause les œillères du monde académique et le sentiment qu’il a de sa propre excellence), et se trouve donc méprisé.
Du côté des rares auteurs qui, dans le monde académique, ont pris la peine de lire Bakounine au lieu de le juger, la question du statut qui revenait chez lui à la philosophie au cours de sa période anarchiste n’a guère été abordée3. L’exemple le plus parlant me semble ici être celui de Paul McLaughlin, auteur du meilleur livre à ce jour sur les conceptions philosophiques de Bakounine4, et qui pourtant véhicule, dès le titre de son ouvrage, un préjugé proprement philosophique à propos des théories développées par le révolutionnaire russe. En évoquant la « base philosophique » de l’anarchisme bakouninien, l’ouvrage de Paul McLaughlin défend implicitement une thèse qui n’est jamais justifiée, à savoir précisément que l’anarchisme de Bakounine aurait une base philosophique. Cette thèse est à nouveau véhiculée dans l’introduction de l’ouvrage, qui annonce le projet d’étudier « les fondations philosophiques de la pensée sociale de Bakounine » et s’intéresse moins à la position anarchiste de Bakounine qu’à la philosophie qui est réputée la sous-tendre5. C’est notamment cette thèse que je souhaiterais discuter. En somme, on trouve dans la littérature secondaire une esquisse de réponse à notre question de départ, ou bien plutôt une double réponse : d’un côté, est soutenue l’inconsistance théorique de la pensée de Bakounine, inconsistance qui disqualifierait également sa pratique politique ; d’un autre côté, lorsque une consistance théorique lui est reconnue, on considère que la philosophie est chez lui présente pour fonder une pensée politique et sociale.
Or précisément, et c’est le troisième titre auquel il me semble important d’aborder cette question du statut de la philosophie chez le dernier Bakounine, on peut tirer de cette question un enseignement plus général sur les rapports entre philosophie et anarchisme. La réponse qui est apportée, dans les faits, par le statut que Bakounine accorde à la philosophie dans ses dernières années, me paraît illustrer, d’une manière plus générale, les rapports qu’entretiennent anarchisme et philosophie. Autrement dit, la manière dont le Bakounine anarchiste revient à la philosophie (ou la manière dont il convie la philosophie à faire retour dans ses écrits) nous dit quelque chose sur les rapports entre anarchisme et philosophie en général. C’est donc sur ce point que je conclurai cette contribution. Mais auparavant, je souhaiterais montrer trois choses. Je proposerai d’abord une délimitation de ce que Bakounine entend par philosophie au cours de sa dernière décennie d’activité, en prenant en compte les textes qu’il place explicitement sous une bannière philosophique. Ensuite, en critiquant une lecture théoriciste, qui consisterait à soutenir une prééminence de la théorie sur la pratique, je montrerai que la philosophie chez Bakounine n’est pas séparable d’une pratique politique qu’elle seconde et dans laquelle elle s’inscrit. Enfin, en critiquant une lecture fondationnaliste, qui placerait la philosophie au fondement de la pensée politique et sociale de Bakounine, je montrerai, à la lumière de l’antithéologisme de Bakounine, quel rôle plus précis revient à la philosophie dans le cadre même de la pratique politique de Bakounine.
- Qu’est-ce que la philosophie pour le dernier Bakounine ?
Pour tenter, tout d’abord, de proposer une définition de la philosophie chez le dernier Bakounine, on dispose d’un élément important avec un texte dans lequel le révolutionnaire russe présente ses conceptions philosophiques. Le titre même des Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme, rédigées au cours de l’hiver 1870-1871, indique que Bakounine a tenté d’y présenter au moins une partie de ce qu’il rassemble sous le nom de philosophie6. Toutefois, le texte des Considérations reprend des passages entiers de textes antérieurs, qui doivent donc, à leur tour, être considérés comme philosophiques : d’abord des passages de cet ensemble de manuscrits de 1865 que les éditeurs de l’Institut International d’Histoire Sociale ont intitulé « Fragments sur la franc-maçonnerie », passages qui avaient également été repris dans la dernière partie de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867-68), où les conceptions philosophiques de Bakounine sont désormais résumées en un « antithéologisme » ; et les développements que contiennent les Considérations seront prolongés dans l’ensemble de manuscrits qui constituent la polémique avec le patriote italien Mazzini (1871-72) et qu’on connaît souvent comme La Théologie politique de Mazzini. Avec cet ensemble de textes, on a le corpus philosophique du Bakounine de la maturité, à condition d’y ajouter un texte de 1868, écrit en russe et destiné à la Russie, La science et le peuple, qui est cependant d’un usage difficile pour un non russophone en raison des errements de la traduction française7.
Ce que développe Bakounine au sein de ce corpus philosophique peut être rassemblé sous quatre rubriques.
La première, c’est ce que Bakounine qualifie lui-même comme un « système du monde »8, qui consiste pour l’essentiel en une philosophie naturaliste, matérialiste et nécessitariste, qui soutient que l’unité de l’univers n’est rien d’autre que l’éternelle transformation selon des lois nécessaires (ce qui exclut l’existence de Dieu), transformation éternelle à laquelle l’homme n’échappe pas, même lorsqu’il entreprend de s’en libérer, car alors il fait simplement prévaloir les lois de sa nature interne sur celles de la nature qui lui est extérieure. Les sources de ce système du monde sont assez bien connues : il s’agit d’un côté du positivisme d’Auguste Comte, dont Bakounine fournit une interprétation matérialiste en considérant comme relevant de la science des questions que Comte en excluait et en s’adjoignant pour cela les développements proposés par un certain nombre de matérialistes allemands comme Carl Vogt, Jakob Moleschott et Ludwig Büchner9.
On trouve en second lieu dans ce corpus une philosophie de la religion, qui cherche à rendre compte, sur un mode historique et génétique, de la croyance en l’existence de Dieu et de ses transformations jusqu’aux développements de la métaphysique moderne. Les sources de cette philosophie de la religion sont encore doubles. D’une part, Bakounine reprend la description, proposée par Comte dans la première leçon du Cours de philosophie positive, d’un état théologique qui verrait se succéder le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme, mais il y apporte deux inflexions décisives. En premier lieu, il rompt avec la valorisation du fétichisme qui, il est vrai, était davantage affirmée dans le Système de politique positive, que Bakounine ne semble pas avoir connu – en tout cas, il ne le mentionne jamais10. En second lieu, contrairement à Comte, il n’impute pas la décomposition progressive de l’état théologique (fétichisme, polythéisme et monothéisme) à une action souterraine de la métaphysique, ce qui n’a rien d’étonnant : une partie de ce que Bakounine reprend positivement à son compte comme philosophie aurait pu être dénoncé par Comte comme de la métaphysique. D’autre part en effet, Bakounine tire de L’Essence du christianisme de Ludwig Feuerbach11 une explication du fait religieux, qui prétend aller au-delà de la seule description comtienne, et qui consiste à faire de Dieu une projection anthropomorphique, explication qu’il transforme et radicalise en affirmant le caractère misanthrope de la théologie. Qu’il s’agisse donc de sa philosophie naturaliste ou de sa philosophie de la religion, on voit que Bakounine insère dans un cadre descriptif comtien des éléments explicatifs empruntés au matérialisme au sens large (naturaliste et humaniste).
Cette démarche se trouve justifiée par la conception de la science que défendent les Considérations, la science étant comprise comme compréhension (et appropriation intellectuelle) par l’homme du monde qui l’entoure, ce qui va déboucher sur une analyse des rapports entre la science et la vie. Lorsqu’il évoque la science, Bakounine récuse en effet les limitations apportées par la tradition positiviste au questionnement scientifique, limitations qu’il identifie au refus kantien de se prononcer sur la chose en soi – ce qui conduit à récuser d’un même mouvement, en les identifiant, la distinction comtienne entre décrire et expliquer (les lois scientifiques décrivent des relations constantes entre des phénomènes, alors que c’est la métaphysique qui prétend rechercher des causes derrière les phénomènes) et la distinction kantienne entre phénomènes et noumènes12, au profit d’une conception de la science comme se prononçant réellement sur ce que sont les choses, la philosophie venant généraliser et prolonger les enseignements de la science. Parallèlement, Bakounine développe cependant une conception concurrente des limites de la connaissance scientifique : si l’on peut résumer sous la notion de vie l’ensemble de ce que la science connaît, cela ne signifie pas pour autant que la science doive gouverner la vie. Et c’est encore, au moins partiellement, contre Comte et la perspective d’un gouvernement des savants que s’énonce la fameuse formule de Bakounine en faveur d’une révolte de la vie « contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science »13, qui nous conduit tout droit à sa philosophie de la liberté.
On trouve en effet pour finir dans les Considérations une philosophie de la liberté, adossée à la critique de la théologie, proposant d’une part une preuve morale de l’inexistence de Dieu (si l’homme est libre, Dieu n’est pas14), et affirmant d’autre part une conception de la liberté alternative au dogme du libre arbitre. Ce dernier pan des conceptions philosophiques de Bakounine en constitue sans doute la part la plus originale, tout du moins si on tient compte du fait qu’il s’inscrit expressément dans un contexte matérialiste. Les formules qu’emploie Bakounine pour définir la liberté humaine (non pas « ma liberté s’arrête où commence celle d’autrui », mais la liberté d’autrui est la condition du développement de ma propre liberté15) peuvent en effet être rapprochés de formules qu’on trouve chez le Fichte des années 1793-1794 (dans des textes que Bakounine a lus, et même pour partie traduits dans sa jeunesse16), et elles sont une constante chez Bakounine, en-deçà même du retour à la philosophie dans les années 186017.
Dans ce bref panorama de ce que Bakounine met sous la rubrique philosophique, j’ai volontairement insisté sur les sources scientifiques et philosophiques auxquelles le révolutionnaire russe avait puisé. Il me semble en effet qu’on peut suivre Paul McLaughlin lorsqu’il suspend son jugement quant à l’originalité des développements philosophiques proposés par Bakounine18, mais qu’il s’agit bien plutôt d’un mélange original de choses qui ne le sont pas : Bakounine construit une vision du monde cohérente en s’inspirant de Fichte, de Hegel, de Feuerbach, de Fichte, Comte, de Marx et des matérialistes allemands19. Cela contribue, sous au moins deux rapports, à faire de Bakounine autre chose qu’un philosophe : d’une part en effet, on observe chez lui une position d’extériorité vis-à-vis de la philosophie qui le conduit à y emprunter des matériaux relativement hétéroclites pour bâtir une vision du monde qui est néanmoins cohérente ; d’autre part, le souci de bâtir une philosophie qui lui soit propre, caractéristique des processus de distinction à l’œuvre dans le champ philosophique, semble lui être tout à fait étrangère. Cela n’enlève pourtant pas à ses considérations philosophiques tout intérêt, loin de là, et cela pour au moins trois raisons : d’abord parce que les textes philosophiques du dernier Bakounine constituent un lieu de rencontre à peu près unique entre des traditions de pensée qui se sont développées indépendamment les unes des autres (l’idéalisme allemand, le positivisme et les matérialismes sensualiste, scientifique et historique) ; ensuite parce qu’il est intéressant de voir à l’œuvre, au XIXe siècle, la reprise du projet, propre à l’Aufklärung, d’une philosophie émancipatrice ; enfin parce que ce faisant, Bakounine construit un rapport tout à fait original, j’y reviendrai, avec la tradition philosophique.
En résumé, la philosophie semble tenir trois rôles : 1) proposer une conception du monde à partir de la logique de la science contemporaine, c’est-à-dire prolonger, dans le sens d’une plus grande généralité, ce que la science nous apprend, parce que celle-ci connaît des bornes, qu’elle repousse sans cesse (en revanche, Bakounine exclut qu’on lui fixe pour limite la connaissance des causes ou des choses telles qu’elles sont en soi) ; 2) s’intéresser plus particulièrement à l’homme, c’est-à-dire constituer un savoir réflexif général sur la liberté humaine qui soit compatible avec la vision du monde que l’on peut dégager des sciences ; 3) constituer un discours sur les sciences, non seulement comme une sorte d’épistémologie20, mais aussi en déterminant les rapports entre théorie et pratique, ou entre science et vie. Étant entendu que Bakounine n’a pas une conception vitaliste de la vie, mais qu’il entend par là la transformation et la causalité universelle, conformément à la « circulation de la vie » mise en valeur à la même époque par Jakob Moleschott21. Quant aux fins de ce recours à la philosophie, elles sont entièrement pratiques : la « philosophie de Bakounine » vise à l’émancipation humaine dans sa composante théorique, ou intellectuelle, et elle est l’expression d’un monde débarrassé en pratique de la tutelle divine. On notera ainsi que le « système du monde » des Considérations est présenté comme une conception forgée par un homme libre22.
L’unité de cette philosophie peut dès lors être résumée sous la notion d’antithéologisme, que Bakounine forge dans la lignée de l’antithéisme de Proudhon : il s’agit d’une philosophie tout entière orientée contre la théologie, celle-ci étant elle-même vue comme l’expression de l’autorité politique. Le système du monde proposé par Bakounine est une vision du monde dont le divin est exclu. Sa philosophie de la religion montre que ce que l’homme conquiert, il le reprend à Dieu. Sa philosophie des sciences légitime un questionnement qui porte sur les causes et sur l’essence des choses, afin de pouvoir en exclure le divin. Enfin sa philosophie de la liberté s’affirme à la fois contre une théologie qui fait de l’homme un esclave et contre le dogme théologique du libre arbitre.
- Sortie de la philosophie et retour de la philosophie : les rapports entre théorie et pratique
Ce système cohérent suffit-il à faire de Bakounine un philosophe, alors même qu’il avait lui-même pris ses distances avec l’activité philosophique deux décennies auparavant ? Parmi les auteurs qui voient en Bakounine un philosophe, l’argument qui est mobilisé consiste à dire que la philosophie qu’a quittée Bakounine en 1842-43 n’est pas celle à laquelle il revient à partir du milieu des années 1860, en d’autres termes que Bakounine critiquerait, non pas la philosophie en tant que telle, mais un certain type de philosophie, ce qui laisserait la porte ouverte pour le retour d’une autre philosophie. Cette lecture impose de revenir un peu en arrière sur l’évolution des rapports de Bakounine à la philosophie, sur sa sortie de la philosophie, afin d’apprécier la signification de ce retour de la philosophie à partir des années 1860.
Pour Bakounine, la philosophie est d’abord une passion de jeunesse, à laquelle il s’est initié au sein d’un groupe d’autodidactes, le cercle de Stankevitch, à la fin des années 1830. Lorsqu’il quitte la Russie pour Berlin en 1840, c’est d’abord pour y poursuivre son initiation à la philosophie allemande, en particulier à Hegel, dont il est devenu un adepte après avoir été fichtéen. Toutefois, comme il le dira en 1851 dans la Confession, l’Allemagne l’a « guéri de la passion métaphysique qui y prédominait »23 : il y fréquente les milieux libéraux et démocrates, et parmi eux les membres de la gauche hégélienne, et c’est en tant que membre de ce courant qu’il signe, en 1842, un article dans les Annales allemandes d’Arnold Ruge, « La Réaction en Allemagne », article qui est à la fois une tentative d’interprétation de la réalité allemande et européenne au moyen de la Logique de Hegel et un congé donné à la philosophie.
Celle-ci, purement théorique, atteint sa propre limite lorsqu’elle reconnaît que s’ouvre au-delà d’elle un monde de la pratique, qui est celui des contradictions historiques et politiques, lesquelles ne peuvent être résolues que par l’action révolutionnaire, et en aucune manière par quelque tentative de médiation théorique qui viendrait concilier les termes en contradiction (réaction et révolution) de l’extérieur. Dans le contexte particulier de la gauche hégélienne, cette délimitation s’énonce ainsi : dans la philosophie de Hegel, qui représente le sommet de toute philosophie, il est possible de repérer une porte de sortie vers la pratique, porte que constitue la théorie de l’opposition et de la contradiction développée dans la deuxième partie de la Logique (Doctrine de l’essence). Cette place est assignée à la catégorie de la contradiction parce que cette dernière représente le point d’aboutissement d’une décomposition de l’identité en différence, de la différence en opposition, et de l’opposition en contradiction, laquelle, si l’on suit la lecture proposée par Bakounine du texte de Hegel, ne peut se résoudre qu’en un affrontement pratique des termes contradictoires pour donner naissance à une unité nouvelle, de sorte qu’avec la catégorie de la contradiction, la théorie pointe quelque chose qui ne peut être résolu que dans la pratique. Les catégories de l’opposition et de la contradiction sont alors décrites par Bakounine comme l’achèvement de la théorie, mais « l’achèvement de cette dernière est son auto-dissolution dans un monde pratique originel et nouveau – dans le présent effectif de la liberté »24. Et dans son article sur « Le Communisme » de juin 1843, il explique que la philosophie est connaissance de la vérité, qu’elle libère les hommes de l’esclavage spirituel et que son point d’aboutissement consiste à reconnaître sa propre nature pratique : « sans doute […] la théorie et la pratique sont-elles en dernière instance une seule et même essence inséparable ; sans doute le plus grand mérite de la philosophie moderne consiste-t-il à avoir conçu et connu cette unité, mais avec cette connaissance elle parvient à une limite, une limite qu’elle ne peut franchir en tant que philosophie »25.
Le thème d’une réalisation, puis d’un abandon de la philosophie sera également repris dans les années suivantes par plusieurs des auteurs gravitant autour de la gauche hégélienne (notamment par Hess et par Marx), mais c’est sans doute chez Bakounine qu’il reçoit sa formulation la plus radicale, et c’est aussi chez lui qu’il aboutit à une traduction effective puisqu’après l’article de 1843, Bakounine cesse effectivement d’écrire de la philosophie et cherche à se consacrer entièrement à la pratique révolutionnaire (savoir s’il y parvient est une autre question). Ce n’est, on l’a vu, qu’à partir de 1865 qu’on retrouve sous sa plume des développements qui se rattachent expressément à la philosophie.
Deux interprétations semblent possibles pour penser ce retour en philosophie : 1) Bakounine revient sur les délimitations qu’il avait proposées dans les années 1840 et reconsidère l’opportunité de se risquer sur le terrain de la philosophie ; 2) la philosophie critiquée en 1842-43 n’est pas celle à laquelle il revient après 186526. Mais ces deux interprétations partagent un même présupposé, celui d’un Bakounine philosophe s’adonnant à nouveau à une activité purement théorique.
Contre la première interprétation, je soutiens qu’il est possible de voir dans les formules tardives sur la révolte de la vie contre le gouvernement de la science une réactivation des délimitations entre théorie et pratique des années 1840 et du refus de voir dans la pratique une simple « application de théories toutes prêtes »27. Cette dernière formule, dans l’article de 1842, permettait peut-être déjà une critique du socialisme utopique. Dans les attaques récurrentes qu’on trouve chez le dernier Bakounine contre les doctrinaires et le gouvernement des savants, ce sont les positivistes, les socialistes utopiques, mais aussi le socialisme à prétention scientifique, que Bakounine repère chez le Marx du Manifeste communiste, qui sont ciblés. Tous ces courants de pensée ont pour point commun de prétendre gouverner la vie par la science, c’est-à-dire finalement de légitimer un gouvernement de savants, source d’une nouvelle autorité s’appuyant sur la détention d’un savoir, réel ou supposé. Dans les polémiques contre Marx, cet aspect de l’antithéoricisme, ou plus exactement de l’antidoctrinarisme de Bakounine est particulièrement présent. L’histoire, aussi bien pour le jeune Bakounine que pour celui de la maturité, est un développement nécessaire, mais en même temps libre, qui ne saurait être mis sous la tutelle de la science qui n’en peut proposer qu’une connaissance, c’est-à-dire une appropriation intellectuelle, laquelle à son tour ne peut être libératrice qu’à condition d’être un savoir collectif. Il me semble donc que les délimitations entre théorie et pratique mises en place au début des années 1840 constituent l’un des éléments de continuité les plus marquants de la pensée de Bakounine. S’il y a une philosophie bakouninienne, elle réside dans cette délimitation, mais on voit bien aussi ce qu’une telle philosophie a de paradoxal, puisqu’elle postule précisément le caractère nécessairement second de toute philosophie, eu égard aux exigences de l’émancipation.
La seconde interprétation, qui consiste à dire qu’en 1842-43, Bakounine rompt avec la métaphysique, mais pas avec la philosophie, peut s’appuyer par exemple sur La Science et le peuple : Bakounine y affirme que le début des années 1840, en Allemagne, a consisté en un véritable suicide de la métaphysique allemande, de sorte qu’il est tentant d’identifier ce suicide à la sortie de la philosophie opérée à la même époque par le révolutionnaire russe, ce qui réserverait une place pour un Bakounine philosophe, mais tenant d’une philosophie non métaphysique. Mais il est frappant que Bakounine reconduise, à un quart de siècle de distance, ce qu’il disait déjà de la philosophie hégélienne. C’est en effet Hegel, dans La Science et le peuple, qui est désigné comme celui qui a poussé la métaphysique allemande au suicide : « c’est précisément à Hegel qu’appartient le grand et incontestable honneur d’avoir conduit la méthode métaphysique au suicide ; il a porté de la sorte un dernier coup décisif à ces idées en montrant leur origine naturelle historique, psychologique et sociologiques. »28 Hegel constitue le point d’aboutissement, mais aussi la porte de sortie d’une certaine philosophie, qu’on qualifiera de métaphysique ou d’idéaliste. Il est indéniable que pour le Bakounine de la maturité, la philosophie ne se résume pas à la métaphysique, et qu’il est possible de développer des considérations philosophiques après la mort de la métaphysique. On peut toutefois avancer que c’était déjà le cas dans les textes jeunes hégéliens de Bakounine, où l’on trouve moins une invalidation de la philosophie comme métaphysique que la reconnaissance de son caractère strictement théorique. De sorte que s’il est vrai que la philosophie que quitte Bakounine en 1842 n’est pas la même que celle qu’il convoque à nouveau à partir du milieu des années 1860, il est tout aussi vrai qu’en 1842 comme dans sa dernière période, il en valide le contenu théorique. On observera au demeurant la place très particulière qu’occupe Hegel chez le révolutionnaire russe, puisque dans ses textes tardifs, celui-ci continue à mettre le philosophe allemand à contribution, et notamment des éléments de sa Logique à laquelle il continue d’adhérer29.
Quoi qu’il en soit, il serait pour le moins incohérent que Bakounine fasse d’une doctrine, quelle qu’elle soit, le fondement de la pratique, alors qu’il ne cesse de souligner le primat du fait sur la pensée. La théorie ne gouverne pas la pratique, elle en est l’expression, l’accompagnement, voire elle s’inscrit dans une pratique. C’est une méprise fréquente lorsqu’on lit Bakounine que de l’envisager comme un théoricien, en détachant ses textes théoriques de sa pratique sociale et politique.
3) En quel sens la philosophie est pratique
À partir de là, il est possible de critiquer la conception fondationnaliste du rôle de la philosophie chez le dernier Bakounine. Cette conception ne peut être rabattue immédiatement sur une lecture théoriciste, consistant à faire de la pratique une simple application de la théorie. Elle consiste bien plutôt, à l’intérieur de la théorie (ou, si l’on veut, à l’intérieur de la composante théorique de la pratique, s’il n’y a que de la pratique) à énoncer une thèse sur les rapports entre philosophie et pensée sociale et politique, thèse selon laquelle c’est un rôle fondateur qui reviendrait à la philosophie. Le problème, c’est qu’on ne trouve nulle part affirmée chez Bakounine une semblable conception architectonique des rapports entre philosophie et anarchisme. En première analyse, il semblerait bien plutôt que Bakounine s’en tienne à une conception beaucoup plus modeste et localisée de la philosophie. Celle-ci, on l’a vue, peut être résumée sous la notion d’antithéologisme, et elle n’est rien d’autre de ce point de vue qu’une philosophie négative consistant à évacuer toutes les fictions théologiques et métaphysiques, non seulement de la connaissance, mais aussi de la vie (en tant que la vie a une composante théorique), et à concurrencer la vision théologique du monde par une vision antithéologique (avec un autre système du monde, une autre conception de la liberté, etc.).
En effet, vis-à-vis de l’autorité politique, la théologie spéculative joue un rôle de légitimation idéologique, elle fournit un enracinement théorique à l’existence d’autorités instituées. La théologie fournit son schème à l’autorité politique. C’est en ce sens que Bakounine attaque la « théologie politique » de Mazzini. En somme, les autorités politiques ne se présentent pas seulement comme sanctifiées par le fait ou par l’histoire, elles étayent leur domination sur des raisons théoriques, et ce sont précisément ces raisons théoriques qui nécessitent le détour par la philosophie. L’antithéologisme critique en effet dans la théologie la tentative théorique de construire un schème de l’autorité. Mais le fait que l’autorité politique se présente comme fondée sur un système métaphysique et théologique ne signifie pas que, symétriquement, la critique de cette métaphysique soit à son tour le fondement d’une théorie sociale. De sorte qu’il importe de tenir ensemble les deux versants de la critique bakouninienne : son contenu antithéologique, et son statut antidoctrinaire.
Cela étant, on ne peut qu’être frappé par un certain nombre de thèmes qui structurent la vision du monde bakouninienne, au rebours du scientisme auquel on a été tenté de l’identifier, ou de l’irrationalisme qui n’en serait que le pendant. J’en retiendrai deux : celui de la solidarité et celui de la spontanéité. Ces deux thèmes ont très clairement une origine comtienne : chez Comte, on trouve l’idée d’une solidarité des différents ordres de lois (notamment dans la deuxième leçon du Cours), ainsi qu’une distinction entre le spontané et le systématique. Mais Bakounine les détourne pour penser d’une part une continuité entre solidarité naturelle et solidarité sociale (de sorte que sa conception de la liberté est une conception solidariste30), et d’autre part un mouvement spontané de libération qui s’ancre dans chaque individu, et qui tient à l’expression de sa nature interne31. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de fonder une position politique et sociale sur une philosophie, mais de soutenir un ancrage naturaliste de l’anarchie.
Conclusion : anarchisme et philosophie
Confronté à la méconnaissance et au mépris que le monde académique réserve le plus souvent aux théories anarchistes et aux pratiques qu’elles accompagnent, la tentation est grande, lorsqu’on est soi-même universitaire, de parer ces théories de l’onction académique qu’elles ne réclament pourtant pas. Il me semble que c’est à une semblable revendication de reconnaissance que s’apparente la tentative de faire de Bakounine un philosophe. On peut contester l’assertion selon laquelle « si Bakounine s’était réellement pensé lui-même comme un non-philosophe, il est curieux que l’un de plus importants écrits de la fin de sa vie se soit intitulé Considérations philosophiques… »32, ou encore que le fait qu’il se définisse lui-même comme « un chercheur passionné de la vérité »33 fasse de lui un philosophe. Chercher passionnément la vérité, c’est tout simplement, pour Bakounine, être épris de liberté, parce que la connaissance libère. Bakounine est sorti de la philosophie en 1842, et il n’y fait retour que par de brèves incursions (des sorties, à nouveau !) qui consistent bien plus à mettre la philosophie au service d’une pratique politique qu’à fonder philosophiquement une pensée sociale et politique. Il me semble que cette question fait signe vers une difficulté plus générale qui se pose à tous ceux qui étudient la pensée anarchiste. En revalorisant la dimension théorique de l’anarchisme, le risque est grand de ne pas apercevoir que cette pensée n’est jamais isolée d’une pratique, qu’elle est la pensée d’une pratique (au double sens du génitif), et qu’elle ne se laisse pas enfermer dans les cadres académiques de la spécialisation, qu’elle soit philosophique ou autre. Bien plutôt, elle questionne l’autonomie proclamée du discours philosophique, et les conditions sociales de constitution d’un champ philosophique. De même que le jeune Bakounine reconnaissait un achèvement de la philosophie dans la reconnaissance de ses propres limites, de même le discours académique sur l’anarchisme me semble toucher sa limite dans la reconnaissance de son propre statut de discours théorique, qui établit que les doctrines anarchistes, les théories anarchistes, ne peuvent être séparées d’une pratique politique qu’elles expriment, au service de laquelle elles sont mises ou encore qu’elles cherchent à penser rétrospectivement. Ces trois manières qu’a l’anarchisme de se rapporter à la philosophie (en faire usage dans une perspective d’émancipation intellectuelle, construire une théorie qui soit l’expression d’une pratique, analyser rétrospectivement une pratique politique au moyen d’outils conceptuels) me semblent dessiner un fossé infranchissable entre deux registres de discours. Ce qui intéresse un anarchiste en tant que tel dans la philosophie, comme dans la connaissance en général, ce n’est pas que le savoir constitue une fin en soi, mais le fait que la connaissance libère, en dissipant les fantômes religieux, en produisant une connaissance qui augmente notre puissance d’agir et en nous permettant de mieux comprendre ce qui nous gouverne. Produire un discours philosophique sur Bakounine, ce n’est donc pas réclamer son intronisation dans le panthéon philosophique. Cela implique certes que soit reconnue la consistance et la cohérence d’une pensée, mais aussi la manière dont elle est met en crise à la fois le mode d’énonciation du discours philosophique et les concepts qu’il mobilise.
1Rappelons que dans l’itinéraire de Bakounine, c’est l’année 1864 qui le voit quitter le terrain de lutte des nationalités opprimées (dans lequel il voyait depuis vingt ans le sol le plus fécond pour que progresse la cause de la liberté) pour celui d’un socialisme fédéraliste qu’on peut qualifier de libertaire. Et c’est en 1867, dans un article sur la question slave, qu’il se déclare expressément anarchiste, en se référant au sens que Proudhon a donné à ce mot.
2Isaiah Berlin déclare ainsi : « Ce n’est pas un penseur sérieux. Il n’est ni un moraliste, ni un psychologue. Il ne faut chercher chez lui ni théorie sociale, ni doctrine politique, mais une façon de voir et un tempérament. Point d’idées cohérentes à extraire de ses écrits, en aucune de ses périodes. » (Les Penseurs russes, Paris, Albin Michel, 1984, p. 152). Pour Tchijevski, auteur d’une monographie en russe sur Hegel en Russie (Paris, 1939), « le nihilisme anti-philosophique de la dernière période de Bakounine n’a pas de rapport avec l’histoire de la philosophie. » Enfin, Basile Zenkovski, auteur d’une Histoire de la philosophie russe (Paris, Gallimard, 1953), qualifie les développements philosophiques qu’on trouve chez le dernier Bakounine de « médiocre programme d’Aufklärung » (t. 1, p. 286).
3Entre ces deux positions extrêmes, il faudrait également signaler celle d’Henri Arvon qui, tout en se présentant comme plus favorable à Bakounine, et plus attentif aux textes, n’en a pas moins préféré développer une philosophie à propos de Bakounine, le tirant vers une forme de révolte contre Dieu d’un homme anxieux de sa libération, que s’intéresser à ce que Bakounine disait effectivement (voir notamment Bakounine, absolu et révolution, Paris, Cerf, 1972).
4P. McLaughlin, Mikhail Bakunin. The Philosophical Basis of His Anarchism, New York, Algora, 2002.
5P. McLaughlin, Mikhail Bakunin, ouvrage cité, p. 1 : « The primary purpose of this essay, as the title indicates, is to examine the philosophical foundations of Mikhail Bakunin’s social thought. Thus it is concerned not so much with the explication of the anarchist position of Bakunin as such as with the basic philosophy which underpins it. »
6M. Bakounine, Considérations sur le fantôme divin, le monde réel et l’homme, in Œuvres complètes, vol. VIII, Paris, Champ Libre, 1982, p. 193-287 (c’est à cette édition que je me réfère par la suite). Ce manuscrit avait initialement été conçu par Bakounine comme un appendice à L’Empire knouto-germanique et la révolution sociale. Voir mon introduction à la réédition du texte : M. Bakounine, Considérations philosophiques, Genève, Entremonde, p. 5-9.
7Les Fragments sur la franc-maçonnerie et La Science et le peuple sont disponibles sur le CD-ROM des Œuvres complètes, Amsterdam, IISG, 2002, qui contient également une version mieux établie de Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (dont l’édition de référence demeure celle des Œuvres, t. 1, Paris, Stock, 1980). Pour la polémique avec Mazzini, voir Œuvres complètes, vol. I & II, Paris, Champ Libre, 1973-74.
8Bakounine, Considérations, édition citée, p. 193.
9Dans les Considérations, Comte est massivement cité, utilisé et critiqué. En revanche, les trois représentants du matérialisme allemand ne sont cités que dans l’article de 1868 La Science et le peuple (même si la traduction française les présente comme « Bruckner, Fogt et Moleschott ».
10Cela n’est guère étonnant si l’on songe que le contenu du Système, rédigé entre 1851 et 1854 (alors que les premières leçons du Cours datent de 1829) et propre à la deuxième phase d’élaboration du positivisme, était rejeté par nombre des premiers disciples de Comte, dont Littré.
11Même si Bakounine a eu une connaissance directe des écrits de Feuerbach au début des années 1840 en Allemagne, il semble qu’il ait redécouvert son grand ouvrage à l’occasion de sa traduction en français par Joseph Roy en 1864.
12La Science et le peuple explique ainsi (p. 2) que Comte « a fondé son système philosophique positiviste sur la théorie connue d’Emmanuel Kant qui suppose que l’intelligence humaine est incapable de pénétrer l’essence des choses. » Les Considérations proposent un parallèle similaire, mais entre Littré et Kant (édition citée, p. 267).
13M. Bakounine, L’Empire knouto-germanique, édition citée, p. 125.
14Ibid., p. 99. Ces pages de L’Empire knouto-germanique (1870-71) reprennent presque littéralement des passages des Fragments sur la franc-maçonnerie (1865), qui avaient déjà été utilisés dans Fédéralisme, socialisme et antithéologisme (1867-68).
15Voir cette déclaration de L’Empire knouto-germanique : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. » (édition citée, p. 173).
16Il s’agit notamment des Conférences sur la destination du savant.
17Cette déclaration de la Confession (1851) mérite ainsi d’être rapprochée de ces conceptions : « Chercher mon bonheur dans le bonheur d’autrui, ma dignité personnelle dans la dignité de tous ceux qui m’entouraient, être libre dans la liberté des autres, voilà tout mon credo, l’aspiration de toute ma vie. » (M. Bakounine, Confession, Paris, PUF, 1974, p. 125).
18P. McLaughlin, Mikhail Bakunin, ouvrage cité, p. 10.
19P. McLaughlin (ibid., p. 23 et suivantes) me semble toutefois minimiser l’importance de Fichte dans l’itinéraire intellectuel de Bakounine. Il est vrai qu’à cette date, le seul ouvrage qui valorisât le rôle de Fichte dans la formation de Bakounine était celui d’Aileen Kelly (Mikhail Bakunin : A Study in the Psychology and Politics of Utopianism, Oxford, Clarendon Press, 1982), qui par ailleurs propose une lecture psychologisante et caricaturale de Bakounine.
20Ainsi, la 5ème partie des Considérations philosophiques, qui s’intitule « Philosophie et science », ne suggère pas tant une identification de la philosophie à la science qu’une l’existence d’un discours proprement philosophique sur la science.
21Jakob Moleschott, La Circulation de la vie [Kreislauf des Lebens, 1852], Paris, 1866.
22M. Bakounine, Considérations philosophiques, édition citée, p. 198 : l’homme qui considère que « l’unité réelle de l’univers » n’est rien d’autre que « l’éternelle transformation », c’est « l’homme pensant, l’homme actif, l’homme conscient de son humaine destinée, [qui] reste calme et fier dans le sentiment de sa liberté, qu’il conquiert en s’émancipant lui-même par le travail, par la science, et en émancipant, en révoltant au besoin, autour de lui les hommes, ses semblables, ses frères. »
23Bakounine, Confession, édition citée, p. 55.
24M. Bakounine, « La Réaction en Allemagne », in J.-C. Angaut, Bakounine jeune hégélien. La philosophie et son dehors, Lyon, ENS Éditions, 2007, p. 123.
25M. Bakounine, « Le communisme », in J.-C. Angaut, ouvrage cité, p. 154.
26C’est celle que défend P. McLaughlin, ouvrage, cité, p. 13-14.
27M. Bakounine, « La Réaction en Allemagne », édition citée, p. 123.
28M. Bakounine, La Science et le peuple, édition citée, p. 4. Bakounine évoque ici les « idées infinies » dont la métaphysique allemande cherchait à déduire l’objectivité.
29Je m’éloigne ici de la lecture proposée par Irène Pereira dans son article « Bakounine : la révolte de la vie contre le gouvernement de la science », note 11 (http://raforum.info/article.php3?id_article=2912, consulté la dernière fois le 29 août 2011).
30Il y aurait tout un travail à mener sur la manière dont un certain nombre de thématiques anarchistes ont pu s’exprimer en détournant les thèses solidaristes qui fleurissaient à l’époque de la IIIe République.
31Lorsqu’il prône « la révolte de la vie contre le gouvernement de la science », Bakounine affirme que la tâche de la seconde consiste à « éclairer le développement spontané » de la première (Considérations philosophiques, édition citée, p. 280).
32P. McLaughlin, ouvrage cité, p. 13 : « if Bakunin really thought of himself as a non- philosopher, it is curious that one of his most important later writings should be entitled Considérations philosophiques ».
33Ibid., p. 14. L’auteur se réfère ici à un passage de La Commune de Paris et la notion de l’État, texte qui devait servir de préambule pour une deuxième livraison de L’Empire knouto-germanique (Œuvres complètes, vol. VIII, édition citée, p. 291).