Lumpenproletariat, canaille et révolution selon Bakounine
Je livre ici le texte de ma petite contribution au livre de Claire Auzias, Trimards. « Pègre » et mauvais garçons de Mai 68, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2017. Et j’en profite pour recommander chaudement la lecture de ce livre (qu’on peut se procurer directement auprès de l’éditeur), qui est à la fois une histoire du Mai lyonnais dans ses aspects les plus oubliés, un recueil de documents (notamment ceux rassemblés par Françoise Routhier, à qui Claire rend justement hommage) qui donne à entendre la voix des trimards, mais aussi une réflexion sur la place dans les mouvements révolutionnaires de celles et ceux que le marxisme a eu tôt fait de ranger dans la catégorie honnie de Lumpenproletariat pour en faire, au choix, des alliés objectifs de la contre-révolution, des anarchistes ou des indicateurs de police (mais n’est-ce pas la même chose, mon bon monsieur, ma bonne dame?). Lisez ce livre, ne serait-ce que pour savoir pourquoi ce billet est publié le 24 mai 2018! À la demande de Claire, j’ai rédigé la petite mise au point qui suit sur la place qu’occupe (ou pas!) la catégorie de Lumpenproletariat chez Bakounine. Le texte est proche, par les thématiques qu’il aborde, de ceux que j’ai pu rédiger pour la conférence de Priamoukhino en 2014 et pour le volume Refuser de parvenir en 2016 (dont je donnerai aussi le texte sous peu sur ce blog).
Le différend entre marxisme et anarchisme sur le rôle social et politique du sous-prolétariat ou prolétariat en haillons (Lumpenproletariat, selon l’expression péjorative qu’emploient Marx et Engels dès la deuxième moitié des années 1840) est aussi ancien que ces deux courants et remonte même à leur préhistoire. Si on en examine les termes, on se rend compte qu’ils sont déjà présents au moment du conflit entre Marx et Bakounine au sein de l’Association Internationale des Travailleurs. Dès cette époque, Marx et son entourage suggèrent que c’est l’un des défauts de Bakounine et de ses amis que de s’appuyer sur le Lumpenproletariat (alors que pour eux, celui-ci est particulièrement enclin à jouer un rôle contre-révolutionnaire), tandis qu’à l’inverse ceux-ci s’en prennent à la relégation dont cette catégorie fait l’objet et à la focalisation exclusive de leurs adversaires sur le rôle révolutionnaire du prolétariat industriel (qui préfigurerait la future dictature d’une élite ouvrière sur le reste de la population). Il n’est pas inutile de revenir sur cette divergence majeure, notamment pour en éclaircir les termes.
L’idée selon laquelle Bakounine, à la différence de Marx, aurait insisté sur le rôle révolutionnaire du Lumpenproletariat, allant jusqu’à accuser les ouvriers intégrés dans le monde capitaliste d’embourgeoisement et à prôner une alliance avec des éléments criminels, est un lieu commun de la littérature marxiste. Elle est souvent associée à cette suspicion d’infiltration du mouvement anarchiste par toutes sortes d’éléments louches, d’agents provocateurs, d’espions et de flics. Mais que dit au juste Bakounine du Lumpenproletariat, et est-il justifié de mettre sous cette catégorie les éléments dont l’anarchiste russe pensait qu’ils pouvaient être impliqués un processus révolutionnaire ?
À reprendre les choses par le début, c’est-à-dire par ce que Bakounine dit effectivement de cette catégorie, l’attribution à l’auteur d’Étatisme et anarchie de quelque chose comme une théorie du rôle révolutionnaire du Lumpenproletariat peut sembler tout à fait forcée. On peut même avoir le sentiment que la place qu’a pu prendre ce thème dans ce qui s’écrit à propos de l’activité et des textes de Bakounine est à la mesure de sa discrétion. Dans l’abondant, foisonnant et anarchique corpus bakouninien, on ne trouve en tout et pour tout qu’une seule occurrence du terme Lumpenproletariat. Celle-ci intervient de surcroît dans un manuscrit inachevé, non publié du vivant du révolutionnaire russe, et dont on ne possède même pas le début : il s’agit du texte que les éditeurs des Œuvres complètes de Bakounine ont choisi d’intituler Écrit contre Marx, rédigé à l’automne 1872, dans les semaines qui ont suivi l’exclusion de Bakounine et de ses amis hors de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) à l’instigation de Marx et de ses alliés. Dans ce texte, Bakounine écrit :
« Par fleur du prolétariat j’entends surtout et précisément cette grande masse, ces millions de non-civilisés, de déshérités, de misérables et d’analphabètes que M. Engels et M. Marx prétendent soumettre au régime paternel d’un gouvernement très fort1, sans doute pour leur propre salut, comme tous les gouvernements n’ont été établis, on le sait, que dans le propre intérêt des masses. Par fleur du prolétariat j’entends précisément cette chair à gouvernement éternelle, cette grande canaille populaire2 qui, étant à peu près vierge de toute civilisation bourgeoise, porte en son sein, dans ses passions, dans ses instincts, dans ses aspirations, dans toutes les nécessités et misères de sa position collective, tous les germes du socialisme de l’avenir, et qui seule est assez puissante aujourd’hui pour inaugurer et pour faire triompher la révolution sociale. »3
Ce n’est donc que dans une note de ce texte que Bakounine relève l’usage du terme Lumpenproletariat par Marx et Engels. Il avait probablement rencontré ce terme dans le Manifeste communiste (dans la première partie duquel il apparaît) qui était l’un des rares textes publiés des deux compères et dont Bakounine tirait l’essentiel de sa connaissance des positions de Marx et Engels (bien que celles-ci eussent évolué depuis la rédaction du Manifeste en 1847). Il est probable néanmoins que Bakounine ait eu vent de ce que ce terme était couramment utilisé dans l’entourage de Marx comme une épithète stigmatisante, voire qu’il ait eu connaissance de l’élargissement considérable que cette catégorie avait fini par prendre chez Marx lui-même, où elle en vient, à l’époque même où Bakounine écrit ce texte, à désigner toute forme de déclassement. Est-ce à dire pour autant qu’on pourrait s’appuyer sur ce texte pour repérer un accord fondamental de Marx et de Bakounine sur l’existence d’un Lumpenproletariat et un désaccord tout aussi fondamental sur son rôle social et politique ? Dans cette hypothèse, Marx aurait cerné d’une manière pertinente un groupe social qu’il aurait stigmatisé, et Bakounine se serait contenté de reprendre cette identification mais pour en inverser l’appréciation. Mais précisément, quels sont les contours de la population recouverte par cette appellation, et peut-on vraiment dire que Bakounine accepte la catégorisation marxienne ?
Plutôt que d’aller chercher chez Bakounine l’envers de l’introuvable doctrine marxienne du Lumpenproletariat, il est plus intéressant de souligner que, dans le texte qu’on vient de citer, Bakounine se livre à deux opérations. La première consiste à décoder et traduire les mots de Marx et Engels, c’est-à-dire à souligner d’emblée la connotation infamante de ce qualificatif, puis à l’associer à des termes français correspondants, la canaille et les gueux. La seconde consiste, dans une opération typique d’une forme de retournement du stigmate, à renverser les termes de l’appréciation : qualifier cette catégorie de « fleur du prolétariat ». Revenons un moment sur ces deux opérations. La traduction de Lumpenproletariat par « gueux » et « canaille populaire » vise à signifier l’identification du peuple à sa partie considérée comme la plus vile : c’est le bas peuple. Or dans la culture ouvrière de l’époque, notamment en France, on a coutume de renverser les termes : n’oublions pas que la chanson « La canaille », qui contient la fameuse antiparastase « c’est la canaille, hé bien j’en suis ! », fut écrite par Alexis Bouvier en 1865 et connut un grand succès. Mais on trouve un semblable retournement du stigmate quelques années auparavant chez Joseph Déjacque. Dans le contexte de la polémique, traduire Lumpenproletariat par « canaille » permet à Bakounine d’assimiler la catégorisation marxienne à un regard sur le peuple empreint de respectabilité bourgeoise.
Dès lors, au-delà des nécessités de la polémique, peut-on considérer que le terme de Lumpenproletariat conserve une pertinence chez Bakounine ? Autrement dit, pour le révolutionnaire russe, un rôle spécifique revient-il aux différentes populations qui sont ainsi rangées par Marx sous cette appellation ? C’est l’opinion d’un certain nombre de spécialistes de Marx, et notamment de ceux qui se sont occupés de mettre en rapport ce que le penseur allemand écrivait du Lumpenproletariat avec la valorisation par Bakounine du rôle révolutionnaire des déclassés4. Ainsi, dans un article qui a pour principal mérite de situer l’opposition entre marxisme et anarchisme non seulement sur le plan de l’opposition à l’État mais aussi sur celui de la conception du processus révolutionnaire et de son agent, Nicholas Thoburn peut écrire : « Bakounine considère l’intégration des ouvriers dans le capital comme destructeur de forces révolutionnaires plus primaires. Pour Bakounine, le modèle du révolutionnaire se trouve dans le milieu paysan (présenté comme doté d’anciennes traditions insurrectionnelles et d’un modèle communiste dans sa forme actuelle d’action – la commune paysanne), et parmi la jeunesse éduquée sans emploi, dans diverses sortes de ‘marginaux’ issus de toutes classes, brigands, voleurs, masses paupérisées, et ceux qui se trouvent dans les marges de la société et ont échappé au travail industriel, en ont été exclus ou n’ont pas encore été soumis à sa discipline – en bref, tout ce que Marx chercha à inclure dans la catégorie de Lumpenproletariat »5.
Au-delà des approximations qu’il contient à propos de Bakounine, cet article voit peut-être juste en tant qu’il cible la question de l’intégration. L’une des ambiguïtés majeures du terme de Lumpenproletariat chez Marx (et qui empêche d’ailleurs qu’on puisse parler de concept proprement dit), c’est qu’il sert à désigner aussi bien un défaut d’intégration dans la société capitaliste qu’une désintégration produite par cette même société. Or ces deux composantes semblent bien se retrouver chez Bakounine. Ce qui est contesté fondamentalement par le révolutionnaire russe, c’est l’idée typiquement marxienne selon laquelle l’évolution immanente du capitalisme conduirait à sa destruction et à son dépassement. Le mode de production capitaliste, au travers d’une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et organisée, est ainsi censé produire ses propres fossoyeurs, mais aussi favoriser, au travers de la concentration de l’industrie, la propriété collective des moyens de production6. Le rôle que Bakounine reconnaît aux éléments non intégrés au mode de production capitaliste est le signe que pour lui, la révolution ne saurait venir de l’intérieur du système, elle réclame un élément d’extériorité. Les germes du socialisme ne sont pas présents dans le capitalisme, mais dans ce qui lui résiste. Pour le dire en des termes plus contemporains, il faut bien que certaines populations, mais aussi que certains secteurs de nos vies n’aient pas été colonisés par le capitalisme pour que puisse naître en nous le désir de le renverser.
Toutefois, un examen plus attentif du passage de l’Écrit contre Marx dans lequel Bakounine fait l’éloge du Lumpenproletariat, mais aussi la prise en compte de sa pratique militante conduisent à préciser encore les choses. En effet, dans l’extrait en question, Bakounine ne considère pas du tout la « canaille » comme une population marginale – en tout cas numériquement parlant puisqu’il est question de plusieurs millions de personnes. Il serait d’ailleurs étonnant que Bakounine eût insisté dans ses écrits sur le rôle essentiel des marginaux, alors même qu’en tant que militant révolutionnaire, il était entouré d’ouvriers, souvent très qualifiés – par exemple les horlogers du Jura. Si l’on prête attention aux autres écrits dans lesquels Bakounine fait l’éloge de la « canaille », on se rend compte que celle-ci signifie tout simplement pour lui « le peuple » en tant qu’il n’est pas civilisé, c’est-à-dire apprivoisé par les mœurs bourgeoises7.
Dès lors, dans la citation de l’Écrit contre Marx, ce qui est tout aussi important que la mention du Lumpenproletariat, c’est l’opposition à la civilisation bourgeoise. Il y a sur ce point dans l’itinéraire de Bakounine une continuité remarquable, puisque dès ses premiers textes révolutionnaires, dans les années 1840, Bakounine insiste sur l’existence de populations vierges de toute civilisation, des populations qu’il qualifie encore de barbares. Sur un plan national, ce sont notamment les peuples slaves qui sont ainsi qualifiés, mais Bakounine n’hésite pas à qualifier le prolétariat de « barbares de l’intérieur »8. Le modèle retenu pour penser le passage d’une civilisation à une autre est ici celui des invasions barbares qui ont abattu l’empire romain. Ce que redoute dès lors Bakounine, notamment lorsqu’il évoque un possible embourgeoisement d’une partie de la classe ouvrière, c’est que cet élément barbare qui se trouve dans le prolétariat se trouve proprement civilisé – ce que l’on peut décrire par le terme d’intégration. Mais dès lors, le Lumpenproletariat, si ce terme garde encore un sens hors de la polémique avec Marx, n’est pas tant composé d’éléments qui se sont détachés du prolétariat pour se tenir éventuellement à la disposition de la réaction qu’il ne représente cette partie du prolétariat qui est rétive à la civilisation bourgeoise – celle qui séquestre son patron au lieu de s’asseoir sagement à la table des négociations. Pour le dire autrement, Bakounine n’établit pas de coupure entre prolétariat et sous-prolétariat et il ne se contente pas d’inverser les termes de la dépréciation marxienne – comme si, ainsi qu’on le lit parfois, il faisait d’une catégorie sociale considérée par Marx comme contre-révolutionnaire une avant-garde révolutionnaire.
Il reste néanmoins, et c’est bien ce qui nous intéresse ici, que si Bakounine cherche à combler le fossé entre prolétariat et sous-prolétariat, cela implique que soit pensé le rapport que les révolutionnaires entretiennent avec les marges sociales. On trouve bien chez Bakounine une mention du rôle révolutionnaire que peut jouer « le monde des vagabonds, des brigands et des voleurs », mais c’est à propos de la Russie qu’il a insisté sur ce point, notamment parce qu’il estimait que ce monde était « profondément enraciné dans notre vie populaire et constitua[it] un de ses principaux phénomènes »9. Dans la longue lettre de rupture qu’il adresse à Netchaïev le 2 juin 1870, et qui est un document capital pour comprendre la conception que se faisait Bakounine du processus révolutionnaire, celui-ci l’admet : « utiliser le monde des brigands comme instrument de la révolution populaire […] est une tâche difficile », et il avoue que les hommes de sa génération « en sont incapables » en raison de leur éducation. Mais plus loin, il explique ce que signifie cette utilisation révolutionnaire des brigands :
« Aller vers les brigands ne signifie pas devenir soi-même un brigand et rien qu’un brigand ; cela ne signifie pas partager leurs passions, leurs misères, leurs mobiles souvent odieux, leurs sentiments et leurs actes ; cela signifie leur donner une âme nouvelle et éveiller en eux le besoin d’un but différent, d’un but populaire ; ces hommes farouches et durs jusqu’à la cruauté ont une nature vierge, intacte et pleine de vitalité, et par conséquent accessible à une propagande vivante, si tant est qu’une propagande bien entendu vivante et non doctrinale ose et puisse les approcher. »10
En tant qu’il est question de mobiliser des éléments criminels au service de la révolution, on semble ici se trouver au plus près d’une valorisation par Bakounine de ce que Marx et Engels qualifient de Lumpenproletariat. Toutefois, avant d’annexer Bakounine à un imaginaire romantique de la marge révolutionnaire – que ce soit d’ailleurs pour lui en faire crédit ou grief – on ne doit pas perdre de vue que cette prise en compte du « monde des vagabonds, des brigands et des voleurs » se fait sur le fond de l’enracinement de cette population dans la vie populaire russe. Or de Stenka Razine à Pougatchev, l’histoire russe est parsemée d’épisodes au cours desquels des entreprises plus ou moins criminelles se sont transformées en insurrections populaires et en sont venues à menacer le pouvoir – mais on pourrait sans doute en dire autant des soulèvements autour de Mandrin ou de Cartouche dans la France du XVIIIe siècle11. On remarquera que dans la description qu’en fait Bakounine, on retrouve un certain nombre de traits qu’il attribue à une nature populaire non encore domestiquée, « nature vierge, intacte, et pleine de vitalité ». C’est donc en tant qu’elle est une composante de la vie populaire, et non en tant qu’elle se situe en marge de la société, que Bakounine considère cette population criminelle comme pouvant constituer une force d’appoint pour les révolutionnaires.
Au rebours de ces deux attitudes symétriques consistant à valoriser ou à stigmatiser les marges, Bakounine insiste donc sur le rôle de ce qui est communément disqualifié par la civilisation bourgeoise comme « canaille populaire. » Dès 1868, il s’oppose alors à ces révolutionnaires « qui ont une si grande habitude de l’ordre créé par une autorité quelconque d’en haut et une si grande horreur de ce qui leur paraît les désordres et qui n’est autre chose que la franche et naturelle expression de la vie populaire, qu’avant même qu’un bon et salutaire désordre se soit produit par la révolution, [ils rêvent] déjà la fin et le musellement par l’action d’une autorité quelconque qui n’aura de révolutionnaire que le nom. » La révolution doit au contraire se définir comme « le déchaînement de ce qu’on appelle aujourd’hui les mauvaises passions » et comme « la destruction de ce qui dans la même langue s’appelle ‘‘l’ordre public’’. »12
Revenons une dernière fois sur ce que nous enseigne cette préhistoire du marxisme et de l’anarchisme sur les différends entre les deux courants touchant à l’appréciation du rôle révolutionnaire de telle ou telle composante de la population. Même s’il est sans doute important de ne pas réduire le conflit entre Marx et Bakounine à l’opposition entre étatisme et anarchie, même s’il est nécessaire de prendre en compte leurs conceptions respectives du processus révolutionnaire et des agents qui y sont impliqués, il faut surtout considérer que les termes dans lesquels le problème est posé par les deux auteurs (mais peut-être aussi par les deux courants qui émergeront par la suite) ne sont pas les mêmes. Dire qu’il existe un différend entre Marx et Bakounine sur l’identification du sujet révolutionnaire n’est pas exact, car cette question ne se pose en fait que pour le marxisme. On ne trouve pas dans l’anarchisme cette méditation recuite sur l’identité du sujet révolutionnaire, sur sa position objective de classe, distinguée de sa conscience subjective, sur la manière dont la conscience révolutionnaire lui vient (du dedans ou du dehors?). Plus profondément encore, on peut considérer qu’au moins toute une partie du mouvement anarchiste se distingue d’une analyse des processus révolutionnaires en termes de classes, si on entend par là qu’il faudrait attendre d’une classe formée au sein du mode de production capitaliste le renversement de ce même mode de production. L’insistance sur le peuple, sur la vie populaire, que les marxistes ont longtemps raillée chez Bakounine comme l’expression théorique, au choix, des petits-bourgeois, des déclassés ou du Lumpenproletariat, doit être reconsidérée : dans un processus révolutionnaire, on assiste souvent à une levée au moins temporaire des barrières de classe, à une dissolution dans le mouvement des identités de classe : c’est parce qu’on cesse, au moins pour un moment, d’être un ouvrier, un étudiant, un chômeur ou un cireur de chaussures que l’on devient un révolutionnaire. Et c’est dans ces moments de fraternisation inattendue entre étudiants et trimards, entre chercheurs précaires et femmes de ménage, que se donne à voir dans le présent l’éclat du monde sans classes qui pourrait être.
L’anarchiste allemand Gustav Landauer est sans doute l’un de ceux qui prolongent le plus explicitement cette tradition anarchiste, lui qui, dans son livre La révolution, soulignait que ce ne serait pas le prolétariat en tant que tel qui ferait la révolution : le prolétariat n’était pas la solution du problème, mais une partie du problème, précisément parce qu’il était engendré par la division en classes de la société capitaliste, entre propriétaires de moyens de production et ceux qui étaient réduits à la vente de leur force de travail. Il faut être autre chose qu’une force de travail marchandable pour renverser la société bourgeoise, et cette autre chose, cela s’appelle l’esprit de révolte et le désir de liberté, le refus de l’ordre hiérarchique et la volonté de se liguer librement avec d’autres. Pour Landauer, ce n’était d’ailleurs pas des révolutionnaires désignés comme tels par leur position objective et leur conscience subjective de classe qui faisaient la révolution, c’était bien plutôt les révolutions qui, en défaisant des prolétaires, faisaient des révolutionnaires.
Il n’y a donc pas lieu de chercher dans l’anarchisme une théorie qui, prenant le marxisme à rebrousse-poil, ferait l’éloge du Lumpenproletariat comme force révolutionnaire par excellence. Bien plutôt, on trouve dans ce mouvement une remise en cause fondamentale des catégories par lesquelles le marxisme appréhende la réalité sociale et sa possible transformation révolutionnaire. Qu’on me permette pour conclure une hypothèse : lorsque les marxistes prétendent restituer le rôle que jouerait le Lumpenproletariat chez les anarchistes en général et Bakounine en particulier, on peut avoir parfois l’étrange impression qu’ils évoquent en fait ce qu’un certain Karl Marx écrivait, au début de l’année 1844, dans une Introduction à la critique du droit politique hégélien à propos du prolétariat comme dissolution de la société dans l’une de ses composantes. Dans ce texte, Marx suggérait en effet que la seule possibilité d’une émancipation radicale résidait désormais dans l’émancipation d’une classe qui soit en même temps une non-classe, dont les membres soient victimes d’une injustice qui n’est pas particulière mais universelle, et se trouvent dès lors réduits à leur simple statut d’êtres humains – de sorte que leur émancipation signifierait en même temps l’émancipation de l’humanité tout entière. Quelqu’inconsistante qu’elle soit par ailleurs13, cette théorie pourrait bien illustrer une valorisation du sous-prolétariat comme élément de dissolution immanent à la société capitaliste. Or ce n’est pas du tout ce que défend quelqu’un comme Bakounine dans les textes où il fait l’éloge de la canaille ouvrière : il n’y a rien à attendre de l’auto-dissolution de la société capitaliste, il y a à fédérer ce qui lui résiste et ce qui lui échappe.
1Note de Bakounine : « Ce sont les propres termes dont M. Engels s’est servi dans une lettre fort instructive qu’il a adressée à notre ami Cafiero ». La lettre en question, dont on sait par le Bulletin de la fédération jurassienne qu’elle fut écrite à l’automne 1871, est perdue. On sait que pour la période correspondante, il existe deux lettres d’Engels à Cafiero : les 10 octobre et 2 novembre (voir Marx et Engels, Correspondance, vol. XII, Éditions Sociales, 1989, p. 138, note).
2Note de Bakounine : « MM. Marx et Engels la désignent ordinairement par ce mot à la fois méprisant et pittoresque, –Lumpen-Proletariat, le ‘prolétariat déguenillé’, les gueux. »
3Bakounine, Écrit contre Marx, in Œuvres complètes, vol. III, Paris, Champ Libre, 1975, p. 177-178. Ce texte est également édité par Georges Ribeill dans Marx / Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, vol. 2, Paris, UGE, 1975, p. 19. Il fut édité pour la première fois par James Guillaume sous le titre Fragment formant une suite de L’empire knouto-germanique dans Bakounine, Œuvres, vol. IV, Paris, Stock, 1910, p. 414..
4Sur ce rôle, je renvoie à ma contribution ((« Déclassement et révolution chez Bakounine ») au recueil édité par le CIRA de Lausanne, Refuser de parvenir, Paris, Nada, 2015.
5Nicolas Thoburn, « Difference in Marx : the lumpenproletariat and the proletariat unnamable », Economy and Society, vol. 31, n° 3, août 2002, p. 445 (nous traduisons).
6C’est notamment ce qu’explique Marx dans la section de l’avant-dernier chapitre du premier livre du Capital consacrée à la « tendance historique de l’accumulation capitaliste ».
7Ainsi en 1869 dans une série d’articles sur la « Politique de l’Internationale », Bakounine explique que par « peuple », il entend « le bas peuple, la canaille ouvrière » (in Bakounine, Le socialisme libertaire, Paris, Denoël, 1973).
8Cette insistante sur le rôle des barbares dans la révolution sociale rapproche incidemment Bakounine d’un auteur comme Ernest Cœurderoy dans Hurrah ou la révolution par les cosaques (1854). Dans Bakounine et le panslavisme révolutionnaire (Paris, Marcel Rivière, 1948, p. 249), Benoît P. Hepner signale un article de Marx de décembre 1848 dans lequel celui-ci fait expressément des slaves le Lumpenproletariat des nations, en raison de l’usage par la monarchie autrichienne de bataillons slaves (notamment croates) pour écraser les soulèvements ouvriers et démocratiques en Europe centrale.
9Bakounine, Œuvres complètes, Paris, vol. V, Champ Libre, 1975, p. 229.
10Ibid., p. 234.
11Sur les liens entre brigandage et soulèvements à caractère politique, voir Valérie Sottocasa (dir.), Les brigands. Criminalité et protestation politique (1750-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
12. Programme et objet de l’organisation révolutionnaire des Frères internationaux (automne 1868), p. 4.
13Sur l’extrême instabilité du propos marxien à cette période de jeunesse, voir Emmanuel Renault, « Réaliser et transformer la philosophie », in Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014.