Nicolas Stankevitch vu par Bakounine
Trente ans après la mort de Nicolas Stankevitch, dont j’ai évoqué la figure dans le précédent billet, Bakounine, dans une note de L’empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-71), lui rend hommage comme à son créateur. C’est à ce texte (qu’on trouve dans le volume VIII des Œuvres complètes chez Champ Libre, p. 275-277) que je souhaiterais consacrer le présent billet, car il regorge d’indications intéressantes.
C’est tout d’abord le contexte dans lequel apparaît le nom de Stankevitch qui me semble devoir être signalé. Il s’agit d’une note de plusieurs pages (comme ce manuscrit en comporte tant…), tissé de réminiscences hégéliennes, que Bakounine ajoute au corps de son texte pour rendre compte d’une thèse qu’il défend, selon laquelle « chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle se manifeste, qu’elle agit ». C’est d’ailleurs sans doute la coloration hégélienne de cette thèse qui va conduire à la convocation de la figure de Stankevitch. Ce dernier, qui n’a laissé derrière lui aucune œuvre, pourrait alors apparaître comme un contre-exemple : voilà en effet un homme dont chacun s’accorde à reconnaître la richesse intérieure, mais qui n’est pas parvenu à exprimer cette dernière dans une œuvre. Une objection semble venir aussitôt, c’est qu’il y aurait des génies méconnus, qui n’auraient pas manifesté leur richesse intérieure alors que celle-ci est pourtant bien réelle. La réponse de Bakounine est la suivante :
« L’homme n’a réellement dans son intérieur que ce qu’il manifeste d’une manière quelconque dans son extérieur. Ces soi-disant génies méconnus, ces esprits vains et amoureux d’eux-mêmes qui se lamentent éternellement de ce qu’ils ne parviennent jamais à mettre au jour les trésors qu’ils disent porter en eux-mêmes, sont toujours en effet les individus les plus misérables par rapport à leur être intime : ils ne portent en eux-mêmes rien du tout. »
Bakounine se lance alors dans une digression qui lui permet d’expliquer que le génie n’est pas une notion absolue (c’est « une organisation supérieure, un instrument comparativement beaucoup plus parfait »), ni quelque chose qui renverrait à une forme d’innéité : « Aucun homme, pas même le plus puissant génie, n’a proprement aucun trésor à lui ; mais […] tous ceux qu’il distribue avec une large profusion ont été d’abord empruntés par lui à cette même société à la quelle il a l’air de les donner plus tard. » De fait, cela consiste à ajouter à la thèse que défendait le texte (ce qui ne se manifeste pas par des actions n’a pas de réalité effective) une autre thèse (le génie est une organisation supérieure, produite par la société) qui est partiellement hétérogène à la précédente, mais dans ces manuscrits rédigés au fil de la plume, Bakounine est coutumier du fait.
Dans ce contexte, il y a un exemple limite : celui du jeune homme qui serait mort alors qu’il s’apprêtait à livrer au monde une grande œuvre. Celle-ci, n’étant pas advenue, n’a aucune réalité, mais Bakounine soutient qu’en tant qu’elle a été préparée, elle s’est trouvé avoir quelque réalité qui s’est manifestée dans les actes de ce jeune homme, et dans les relations qu’il a entretenues avec d’autres. Et c’est ici qu’apparaît dans le texte la figure de Stankevitch :
« J’ai eu dans ma jeunesse un ami bien cher, Nicolas Stankevitch. C’était vraiment une nature géniale : une grande intelligence accompagnée d’un grand cœur. Et pourtant cet homme n’a rien fait ni rien écrit qui puisse conserver son nom dans l’histoire. Voilà donc un être intime qui se serait perdu sans manifestation et sans trace ? Pas du tout. Stankevitch, malgré qu’il ait été – ou peut-être précisément parce qu’il a été – l’être le moins prétentieux et le moins ambitieux du monde, fut le centre vivant d’un groupe de jeunes gens à Moscou, qui vécurent, pour ainsi dire, pendant plusieurs années, de son intelligence, de ses pensées, de son âme. Je fus de ce nombre, et je le considère en quelque sorte comme mon créateur. […] Son être intime s’était complètement manifesté dans ses rapports avec ses amis tout d’abord, et ensuite avec tous ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher ; un vrai bonheur, car il était impossible de vivre près de lui sans se sentir en quelque sorte amélioré et ennobli. En sa présence, aucune pensée lâche ou triviale, aucun instinct mauvais ne semblaient possibles ; les hommes les plus ordinaires cessaient de l’être sous son influence. Stankevitch appartenait à cette catégorie de natures à la fois riches et exquises, que M. David Strauss a si heureusement caractérisées, il y a bien plus de trente ans, dans sa brochure intitulée, je pense, Le Génie religieux (Das religiöse Genie). »
La brochure à laquelle Bakounine fait allusion est en fait un recueil, paru en 1839 à Altona, de deux articles revus et corrigés par leur auteur : « Über Justinus Kerner » et « Über Vergangliches und Bleibendes im Christentum ». C’est dans le second article (p. 109-118) que se trouve l’analyse à laquelle Bakounine fait allusion. La mention de cette brochure de Strauss est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, elle nous renseigne sur la connaissance (dont on n’a pas fini de prendre la mesure) qu’avait Bakounine de la littérature philosophique allemande lorsqu’il séjourna dans ce pays. Cette brochure est en effet loin d’être aussi connue que la Vie de Jésus (1835) du même auteur (qui, par les polémiques qu’elle suscita, engendra une scission de l’école hégélienne entre une droite et une gauche), ou même que les Écrits polémiques (1837-1838) qui suivirent. Ensuite, elle me semble un nouvel indice de ce que l’antithéologisme dont se revendique Bakounine depuis le milieu des années 1860 ne tourne pas le dos aux phénomènes religieux – je reviendrai dans un prochain billet sur la permanence, chez Bakounine, d’un usage positif de la notion de religion. Enfin, elle montre que Bakounine continue à mobiliser les analyses de Strauss pour les appliquer à l’histoire culturelle : Nicolas Stankevitch, c’est le Christ en plus petit, quelqu’un qui, du fait qu’il n’a pas laissé d’œuvre écrite, mais seulement une œuvre morale, est voué à devenir un objet de dévotion pour ceux qui l’ont fréquenté.
Si l’on remonte un peu dans le texte, la mention de l’influence que pouvait avoir Nicolas Stankevitch sur son entourage me semble également intéressante, parce qu’elle est émaillé, selon moi, de souvenirs qui sont, cette fois, plus fichtéens que proprement hégéliens (mais n’a-t-on pas dit que c’était le propre de ceux qui étaient passé par le jeune hégélianisme que d’avoir en fait oscillé entre Hegel et Fichte ?). Cela n’a rien d’étonnant, puisque le cercle de Stankevitch fut d’abord dominé par des lectures fichtéennes (1836-1837) avant de se prendre de passion pour Hegel. Un texte que Bakounine connaît, puisqu’il semble qu’il l’ait traduit lorsqu’il était en Russie, présente ainsi l’influence que peut avoir l’être libre sur ceux qui l’entourent : « seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure, et le rend libre en fait par une certaine influence dont on n’a pas toujours remarqué l’origine. Sous son regard, nous respirons plus librement ; nous ne sentons rien qui nous opprime. » (Fichte, Conférences sur la destination du savant, Vrin, p. 52). J’aurai l’occasion de revenir sur l’importance qu’a pu avoir la lecture de Fichte pour la philosophie bakouninienne de l’émancipation.
Sur le fond, enfin, l’exemple convoqué par Bakounine apparaît en parfaite homogénéité avec les deux versants de la thèse qu’il défend : celle de la nature sociale et de la manifestation nécessaire du génie. Non seulement, la vie de Stankevitch a bien donné lieu à quelque chose comme une œuvre, mais de surcroît cette œuvre a consisté à donner forme à d’autres pensées – celle de Bakounine, mais aussi celle de Vissarion Belinski, à qui Bakounine rend hommage dans ces mêmes pages. Il y a sans doute aussi quelque malice de la part de Bakounine à défendre cette thèse sur la nécessaire manifestation de l’intériorité dans des pages dont il savait peut-être qu’elles ne seraient publiées qu’après sa mort. Cette homogénéité entre la thèse défendue et l’exemple qui l’illustre se manifeste encore d’une autre manière : pour illustrer une thèse hégélienne, Bakounine choisit en effet de convoquer la figure de celui qui fut son initiateur dans la philosophie allemande, et il en propose une analyse qui doit beaucoup aux deux auteurs qui ont dominé son parcours proprement philosophique, Fichte et Hegel.