Bakounine et Schelling (3) : discussion de la lecture de Manfred Frank
Rappel des épisodes précédents, nécessaire à la compréhension de celui-ci : j’ai d’abord exposé les éléments qui permettent de comprendre la nature du rapport que Bakounine a entretenu avec la philosophie de Schelling, notamment lorsqu’il a assisté à ses cours à Berlin en 1841-42, puis j’ai proposé une traduction de l’introduction de Manfred Frank à son édition du cours de Schelling Philosophie de la révélation. Il me faut également rappeler que lorsque, travaillant sur le jeune Engels avec mes collègues Emmanuel Renault, Pauline Clochec et Jean-Michel Buée, j’ai découvert l’édition par Manfred Frank du cours de Schelling sur la philosophie de la révélation, j’ai d’emblée eu le sentiment d’avoir raté quelque chose une dizaine d’années plus tôt en n’allant pas explorer plus avant ce qui s’était écrit sur ce cours de Schelling. J’en étais en effet resté à l’erreur d’un certain nombre de spécialistes de Bakounine (Dragomanov, Nettlau), à la suite de Ruge, sur la paternité de Schelling et la révélation et, à l’instar des commentateurs dont parle M. Frank dans son introduction, la mise au point des éditeurs d’Engels (auquel ce pamphlet, qui est aussi un compte-rendu détaillé des leçons de Schelling, est désormais attribué) avait suffi à me faire refermer le dossier. Les hypothèses formulées par M. Frank, quelque hasardeuses et forcées qu’elles m’apparaissent au final, ont donc le mérite d’inciter à reconsidérer ce moment d’un œil neuf. Lire la suite de cette entrée »
Bakounine et Schelling (2) : la lecture de Manfred Frank
Comme annoncé dans le précédent billet, je traduis ici, avec quelques annotations complémentaires, un passage de l’introduction de Manfred Frank à Schelling, Philosophie der Offenbarung 1841/42, Francfort, Suhrkamp, 1993, p. 30-39 (la première édition date de 1977, mais celle que j’ai utilisée a manifestement été actualisée). J’en proposerai un commentaire dans le prochain billet. Quoique je n’en partage pas le propos, cette lecture par M. Frank du rapport de Bakounine à Schelling me semble représenter une tentative osée et stimulante de remettre en cause un certain nombre d’idées reçues. Bref, ça ne fonctionne pas, mais c’est intéressant! On ne saurait en outre trop souligner l’importance du travail éditorial sur ce cours de Schelling, qui vaut au moins autant pour son contenu que pour la masse de documents rassemblés par Manfred Frank pour reconstituer le contexte dans lequel celui-ci a été prononcé.
Quelques mots pour situer le passage traduit ci-dessous : auparavant dans son introduction, Manfred Frank est revenu sur le contexte qui a amené Schelling à venir enseigner à Berlin, puis sur l’attente qui a entouré ses cours, notamment chez August von Cieszkowski (l’auteur des Prolégomènes à l’historiosophie, dont on fait, à mon avis à tort, un texte emblématique du jeune hégélianisme) et Søren Kierkegaard. Il a également signalé que la philosophie de Schelling trouva à l’époque, parmi les socialistes français, un adepte en la personne de Pierre Leroux, et il n’hésite pas, quelque pages avant le passage qui nous intéresse (p. 25), à proposer ce raccourci historique: « Peut-être les hégéliens auraient-ils mieux fait de s’approprier le potentiel critique de cette réception de Schelling. Ils étaient voués à faire l’expérience de ce que, face à leur divinisation de l’État, dont l’«illibéralisme» avait déjà été attaqué par Schelling à Munich, une opposition socialiste surgirait, qui mènerait à la scission de l’Internationale. » Le rapport à Schelling, clé du conflit entre Marx et Bakounine dans l’Internationale trente ans plus tard ? Il fallait oser… Lire la suite de cette entrée »
Bakounine et Schelling (1) : les données du problème
Cela fait plusieurs années maintenant que je dois m’attaquer à cette série de billets sur le rapport de Bakounine à Schelling – après avoir un peu évoqué les rapports avec Fichte et avant peut-être de m’attaquer à la question des rapports entre Bakounine et Hegel, si toutefois j’ai quelque chose de nouveau à dire par rapport à ce que j’ai déjà publié à ce sujet. Il se trouve en effet que ce que j’ai pu écrire à ce propos dans mes travaux était singulièrement lacunaire et ne tenait pas compte d’un certain nombre de lectures proposées, notamment en Allemagne, des écrits du jeune Bakounine, mis en relation avec le fait qu’il assista aux cours de Schelling à Berlin au cours de l’hiver 1841-42.
Avant donc de présenter à partir du prochain billet quelques pièces intéressantes (parental advisory: philosophical content!), il m’a semblé important pour commencer de rappeler quelles sont les données du problème s’agissant des rapports entre Bakounine et Schelling, si toutefois problème il y a, et aussi de présenter quel fut mon cheminement jusqu’à elles. Lire la suite de cette entrée »
Il s’en passe de drôles, à Priamoukhino
J’avais rendu compte dans de précédents billets de la conférence organisée tous les ans dans le village natal de Bakounine à Priamoukhino – et en particulier de celle qui s’était tenue à l’occasion du bicentenaire de la naissance du révolutionnaire russe. Cette année, les conférenciers ont eu la désagréable surprise de subir une descente de police, avec arrestation et expulsion à la clé. Avec beaucoup de retard, je traduis ci-dessous un communiqué émanant du comité d’organisation de la conférence annuelle. S’il y a des erreurs, ce sont les miennes. Le texte anglais (traduit du russe) se trouve ici.
Commentaire personnel : il y a évidemment une couleur locale bien particulière à ces manœuvres d’intimidation. N’oublions pas toutefois que nous vivons dans un pays où l’on peut condamner quelqu’un pour refus de prélèvement d’ADN, où les libertés publiques sont régulièrement suspendues sous divers prétextes (attentats, sommets internationaux), et où la législation antiterroriste, en constante évolution, permet bien des choses que nous ignorons tant qu’elles ne s’appliquent pas à nous. Lire la suite de cette entrée »
Déclassement et révolution chez Bakounine
Mon précédent billet sur le livre de Claire Auzias m’a fait prendre conscience que je n’avais pas encore mis en ligne ma contribution au volume coordonné par le collectif d’animation du CIRA (Centre International de Recherches sur l’Anarchisme) de Lausanne intitulé Refuser de parvenir. Idées et pratique (Paris, Nada, 2016). Je répare cet oubli, en incitant les lecteurs et lectrices de ce blog à acquérir cet ouvrage, qui comprend nombre d’excellentes contributions de toutes natures. Et surtout, jamais ne parvenez!
(Certains passages de cette contribution sont très proches de la version française de ma conférence à Priamoukhino en 2014, qui n’a été publiée qu’en russe, donc si vous trouvez des ressemblances, c’est tout à fait normal!). Lire la suite de cette entrée »
Bakounine et l’éducation à Liège le 30 mai
Les 30 et 31 mai, je serai à l’Université de Liège dans le cadre d’un colloque international intitulé « Il faut éduquer les enfants: ambivalences de l’idéologie de l’éducation, conjonctures critiques, expérimentations ».
J’y interviendrai à 15h le premier jour sur Bakounine (ben oui, sinon je n’en parlerais pas ici!), et le titre de mon intervention sera: « Bakounine: de l’instruction intégrale à l’éducation libertaire? ». J’y aborderai évidemment les articles de Bakounine relatifs à la question de l’instruction, mais je poserai aussi la question de la place de considérations plus larges sur l’éducation, et des rapports entre instruction et éducation chez le révolutionnaire russe. Le programme est consultable en ligne. Avis donc aux Liégeois et voisins, on peut se voir chez vous cette semaine!
Lumpenproletariat, canaille et révolution selon Bakounine
Je livre ici le texte de ma petite contribution au livre de Claire Auzias, Trimards. « Pègre » et mauvais garçons de Mai 68, Lyon, Atelier de Création Libertaire, 2017. Et j’en profite pour recommander chaudement la lecture de ce livre (qu’on peut se procurer directement auprès de l’éditeur), qui est à la fois une histoire du Mai lyonnais dans ses aspects les plus oubliés, un recueil de documents (notamment ceux rassemblés par Françoise Routhier, à qui Claire rend justement hommage) qui donne à entendre la voix des trimards, mais aussi une réflexion sur la place dans les mouvements révolutionnaires de celles et ceux que le marxisme a eu tôt fait de ranger dans la catégorie honnie de Lumpenproletariat pour en faire, au choix, des alliés objectifs de la contre-révolution, des anarchistes ou des indicateurs de police (mais n’est-ce pas la même chose, mon bon monsieur, ma bonne dame?). Lisez ce livre, ne serait-ce que pour savoir pourquoi ce billet est publié le 24 mai 2018! À la demande de Claire, j’ai rédigé la petite mise au point qui suit sur la place qu’occupe (ou pas!) la catégorie de Lumpenproletariat chez Bakounine. Le texte est proche, par les thématiques qu’il aborde, de ceux que j’ai pu rédiger pour la conférence de Priamoukhino en 2014 et pour le volume Refuser de parvenir en 2016 (dont je donnerai aussi le texte sous peu sur ce blog). Lire la suite de cette entrée »
Le Bréviaire Bakounine d’Hugo Ball
Mais comment ai-je pu passer à côté du Bréviaire Bakounine d’Hugo Ball ? C’est un ami (qu’il soit ici remercié!) qui a récemment attiré mon attention sur ce texte inachevé commencé en 1915 par le poète allemand qui deviendrait l’année suivante l’un des fondateurs du mouvement Dada à Zurich. Édité pour la première fois en 2008, Michael Bakunin. Ein Brevier constitue la matière du quatrième volume des Sämtliche Werke und Briefe (Œuvres et correspondance complètes) d’Hugo Ball (10 volumes sont prévus, le dernier se composant de trois tomes de lettres, et trois sont encore à paraître, à en croire le site de la Hugo Ball Gesellschaft). Dix ans après la première édition de ce Bréviaire Bakounine en allemand, et un siècle après l’abandon de ce projet par Hugo Ball, j’ai donc décidé de réparer l’oubli, mais comme on va le voir, c’est une décision qui peut entraîner assez loin. Car se plonger dans ce texte, ce n’est pas seulement ouvrir une porte donnant sur les rapports entre Dada en général ou Hugo Ball en particulier et l’anarchisme, c’est aussi et peut-être surtout avoir à replacer cette réception singulière de Bakounine dans un contexte, celui de l’Allemagne des années 1914-1925. Lire la suite de cette entrée »
Roman Rosdolsky, Engels et Bakounine
Pour apporter une première conclusion à cette série de billets sur l’engagement de Bakounine dans les révolutions de 1848 (dont on célèbre cette année les 170 ans), je vais évoquer quelque chose dont je n’avais pas parlé dans mon livre publié à l’ACL en 2009, La liberté des peuples: Bakounine et les révolutions de 1848, à savoir la manière dont il a été rendu compte dans la littérature marxiste de la polémique d’Engels contre l’Appel aux Slaves de Bakounine. J’en ai déjà dit un mot lors de mon intervention à l’EHESS le 9 février, mais je voudrais ici y revenir plus en détail, et partir pour cela de l’ouvrage de Roman Rosdolsky, dont je n’avais pas pris connaissance lorsque j’ai travaillé sur ce sujet il y a maintenant une quinzaine d’années. C’est Edward Castleton qui, en traduisant ma contribution à l’ouvrage collectif The 1848 Revolutions and European Political Thought, a attiré mon attention sur les travaux de Rosdolsky. C’est aussi l’occasion de dire que, parmi les recherches de ces dernières décennies sur les révolutions de 1848, on doit bien souvent à des chercheurs marxistes les informations dont on dispose sur l’implication de Bakounine dans ces événements. En témoigne un autre ouvrage, dont je parlerai prochainement: Fragmente zu internationalen demokratischen Aktivitäten um 1848 (M. Bakunin, F. Engels, F. Mellinet u. a.), coordonné par Helmut Elsner, Jacques Grandjonc, Elisabeth Neu et Hans Pelger, Trier, Schriften aus dem Karl-Marx-Haus, n° 48, 2000. Lire la suite de cette entrée »
L’Appel aux Slaves de Bakounine et Engels
Comme annoncé précédemment, je livre ci-dessous le texte de mon intervention à l’EHESS du 9 février dernier dans le cadre du séminaire « Révolutions de XIXe siècle et sciences sociales ». Je reviendrai dans un prochain billet sur les débats qui ont entouré les travaux de Roman Rosdolsky sur Engels et ses rapports aux « peuples sans histoire », notamment en tant que cela refait surgir des débats autour de Bakounine.
Comme pour le billet consacré à mon intervention à l’EHESS, l’image qui illustre celui-ci est tirée de ce site Internet, qui propose une version fac-similé de tous les articles de la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette Rhénane), le journal édité par Marx et Engels au cours des révolutions de 1848 et qui accueillit, dans ses n°221 et 222 (datés des 14 et 15 février 1849) la polémique d’Engels contre l’Appel aux Slaves de Bakounine. Lire la suite de cette entrée »