Portraits de Bakounine par Nadar
Parmi les portraits les plus connus de Bakounine (dont on trouve une belle collection, et avec une bien meilleure résolution, ici) figurent ceux que le photographe français Nadar (de son vrai nom Gaspard-Félix Tournachon, 1820-1910) fit du révolutionnaire russe. De fait, il existe deux de ces portraits : celui qui figure ci-contre et celui que j’ai ajouté ci-dessous. Ils se distinguent l’un de l’autre par un léger changement de pose du modèle entre les deux clichés. La seule question qui demeure obscure est celle de savoir à quel moment la photographie fut prise. Sur Internet, j’ai trouvé les dates de 1860 (ce qui est impossible, puisqu’à l’époque, Bakounine se trouvait en Sibérie) et de 1865 (ce qui n’est pas possible non plus, pour des raisons qui apparaîtront plus loin), mais aussi celle de 1863 (hypothèse qui me semble la plus vraisemblable).
En fait, si l’on croise les biographies des deux hommes, il n’y a guère que deux hypothèses à retenir pour la date de réalisation de cette photographie : novembre-décembre 1863, ou novembre 1864. Du côté de Nadar, les choses sont assez simples, puisqu’il a passé l’essentiel de sa vie à Paris et que c’est chez lui (d’abord rue Saint-Lazare, puis dans un plus grand appartement Boulevard des Capucines à partir de 1860) qu’il a réalisé ses fameux portraits. Reste donc à savoir à quels moments, après son retour en Europe en décembre 1861, Bakounine a pu se trouver à Paris. Il s’y rendit une première fois avec sa femme vers la mi-novembre 1863. On sait par une lettre qu’il quitta Londres le 11 novembre et qu’il avait prévu de passer par Bruxelles, puis de rester deux semaines à Paris avant de passer noël en Suisse et de partir pour l’Italie, et par une autre lettre qu’à la suite du vacarme de Paris, il est tombé malade et a dû rester plus longtemps que prévu en Suisse (deux semaines, dit-il, et la lettre est datée du 5 janvier 1864). Il se peut donc que Bakounine soit demeuré à Paris davantage que les deux semaines prévues (disons que la période doit se trouver sur une fourchette entre le 15 novembre et le 15 décembre 1863). Si j’en crois la biographie de Bakounine par Madeleine Grawitz (p. 262), Bakounine y aurait rencontré Herzen et l’ancien gouverneur de Sibérie Mouraviev – et aussi Proudhon, mais je prends l’information avec des pincettes, car je me demande si elle ne confond pas avec le séjour suivant, beaucoup plus bref, de Bakounine (séjour qu’elle ne mentionne d’ailleurs pas).
En effet, interrompant son séjour en Italie en vue de grossir les rangs de son organisation secrète, Bakounine s’est rendu en Suède en septembre 1864, et il en est reparti en octobre pour Londres puis Bruxelles, et c’est de là qu’il est arrivé à Paris le 10 novembre 1864. On possède une brève lettre de lui à Proudhon dans laquelle il lui demande si, malgré l’état de santé de ce dernier (qui allait mourir deux mois plus tard, le 19 janvier 1865), il peut lui rendre visite à Passy. Le hasard veut que l’on possède également une photo de Proudhon par Nadar, datée de 1864 (voir ci-contre).
Reste maintenant à trancher entre les deux hypothèses. À vrai dire, étant donné la brièveté du second séjour parisien de Bakounine (qui sera aussi le dernier), je penche plutôt pour la fin de l’année 1863, comme d’ailleurs James Henry Rubin, dans le livre qu’il a consacré à Nadar (Paris, Bibliothèque Nationale, 2001, p. 100). Si c’est bien le cas, Bakounine a rencontré Nadar à un moment pénible de sa vie : sa femme venait d’être victime de l’accident de l’un de ses dirigeables, en Allemagne du nord, le 4 octobre, et devait rester hémiplégique toute sa vie.
Une dernière remarque : la pose adoptée par Bakounine sur ces clichés était l’une de celles qu’affectionnait Nadar. Celui-ci, lorsqu’il ne demandait pas à ses modèles de s’asseoir sur une sorte de chauffeuse, leur demandait de s’accouder à une colonne tronquée, parfois recouverte d’un tapis. On peut le voir ci-contre par exemple sur cette photo de Sarah Bernhardt.
Bon, j’ai évidemment commencé par le plus facile, car comme on le verra dans de prochains billets, il est parfois beaucoup plus ardu de dater d’autres photos de Bakounine…