Un monument à Bakounine : la statue cubo-futuriste de Korolev (1919)
[Comme promis dans un précédent billet, je donne ici la traduction de l’article de John Ellis Bowlt sur le monument érigé à Moscou en 1918-19 par Boris Korolev en l’honneur de Bakounine. L’article a initialement paru en anglais dans la revue Canadian-American Slavic Studies, vol. X, n°4, hiver 1976, p. 577-590. Le numéro de la revue dont est tiré cet article est en grande partie consacré à Bakounine. Pour éviter d’avoir à acheter en ligne chaque article à 25€, on peut se tourner vers le CIRA de Lausanne qui dispose de la revue dans sa bibliothèque. Pour les mêmes raisons, j’ai retraduit l’article depuis la version allemande qui a paru dans Bakunin ? Ein Denkmal !, Berlin, Karin Kramer Verlag, 1996, p. 47-55.]
Un monument à Bakounine : la statue cubo-futuriste de Korolev (1919)
« Les ouvriers et les membres de l’Armée rouge sont décontenancés et indignés lorsqu’ils découvrent que le monument se trouve sur le point d’être dévoilé. »1 Telle fut la réaction du public à la statue de Michel Bakounine qui fut installée en septembre 1919 à Moscou, porte Miasnitski (devenue plus tard rue Kirov). L’auteur de ce monument provocateur était le sculpteur, peintre et architecte Boris Danilovitch Korolev (1884-1963)2, un artiste qui plus tard, en Union Soviétique, fut prisé non pas pour ses sculptures abstraites, mais pour ses bustes et statues expressifs et néanmoins orthodoxes de Lénine. Comme beaucoup de représentants connus du réalisme socialiste – Alexandre Deïneka, Vera Mouchina, Youri Pimenov – Korolev commença sa carrière artistique comme « formaliste ». Jeune homme, Korolev était presque aussi radical dans le domaine de la sculpture que l’était Bakounine dans le champ de la théorie politique. Comment les chemins de l’artiste et du politique se croisèrent-ils ? Cette contribution raconte l’histoire de leur étrange rencontre.
Commande fut passée à Korolev d’une statue de Bakounine par la division des arts plastiques du commissariat du peuple à l’éducation populaire (IZO-NKP), conformément au programme de Lénine en faveur d’une propagande monumentale, que celui-ci mit en œuvre par décret le 12 avril 1918 : Sur l’enlèvement des monuments érigés en l’honneur des tsars et de leurs serviteurs et sur l’élaboration d’ébauches de monuments à la révolution socialiste russe. Pour pouvoir cerner l’importance relative d’un point de vue artistique et politique du Bakounine de Korolev, nous devons l’étudier dans le contexte le plus resserré en compagnie de ce décret. Qu’ordonnait le décret ? Si l’on se fonde sur quelques extraits, les objectifs de Lénine deviennent clairs : « 1) Les monuments qui furent érigés en l’honneur des tsars et de leurs serviteurs, et qui ne possèdent de valeur ni historique ni artistique doivent être éloignés des places et des rues et doivent être pour partie conservés dans des entrepôts, pour partie récupérés comme matériel usagé […]. 3) La même commission [le soviet du commissariat du peuple] est tenue de mobiliser les créateurs d’art et d’organiser un concours de grande envergure pour l’élaboration d’ébauches de monuments, afin d’honorer les grandes journées de la révolution socialiste russe. 4) Le conseil des commissaires du peuple exprime le souhait que pour le 1er Mai, les idoles les plus abominables soient éloignées et que les premiers modèles de nouveaux monuments soient mis en place pour être soumis au jugement des masses. 5) La même commission est chargée de préparer la décoration de la ville pour le 1er Mai et de remplacer les anciens inscriptions, emblèmes, noms de rues, armoiries, etc., par des équivalents qui doivent refléter les idées et sentiments de la Russie révolutionnaire active. »3
Dans un entretien avec Anatoli Lounatcharski, commissaire à l’éducation, Lénine avait déjà, en janvier 1918, exposé les motifs qui se trouvaient derrière son plan hautement ambitieux : « Tu te souviens que Campanella dans sa Cité du soleil parle de fresques qui se trouvaient sur les murs de sa ville socialiste imaginaire… Je pense que cela n’a rien de naïf et que cela peut, avec de petites modifications, être adopté par nous et réalisé dès maintenant… En ce moment, je ne pense pas avec des catégories comme l’éternité ou la durée… Je tiens les monuments pour plus importants encore que les inscriptions : des bustes, des compositions d’ensemble, peut-être des reliefs, des groupes… Nous devrions rassembler une liste qui englobe aussi bien les pionniers du socialisme, ses théoriciens et ses combattants que ces lumières de la philosophie, de la science, de l’art, etc. qui furent des héros de la culture, même s’ils ne possédaient aucune relation directe avec le socialisme. »4 Lénine eut sous peu une vague idée d’une série de statues sous forme de placards en trois dimensions qui devraient être inconditionnellement connues par les masses spectatrices comme des personnalités historiques. Il va de soi que Lénine avait aussi en tête une exécution réaliste ou académique, et il aurait désigné un sculpteur comme Marc Antokolski (qui était devenu célèbre pour sa représentation extrêmement dramatique d’Ivan le Terrible en 1875 [cf. ci-contre]) comme étant son idéal. Comme il le dit une fois : « Je ne peux tout simplement pas considérer les travaux de l’expressionnisme, du futurisme, du cubisme et des autres -isme comme l’expression suprême du génie artistique. Je ne les comprends pas. Ils ne me procurent aucun plaisir. »5 Le choc et la déception des attentes porteraient préjudice à la tranquille exposition esthétique.
Lors de la mise à exécution de ce programme, la branche moscovite de l’IZO-NKP se résolut à ne pas confier les commandes à des artistes choisis au hasard mais à des membres du collège moscovite des sculpteurs (dont le président était à cette époque Sergei Konenkov, dont Korolev était l’assistant). C’est de cette manière que l’IZO-NKP, qui n’était en aucune manière enchanté par les idées de Lénine, transféra une partie de sa responsabilité à un autre corps. À la fin de juillet 1918, l’IZO-NKP et le collège des sculpteurs rassemblèrent une liste détaillée de qui devait s’occuper de qui sur un plan artistique, et la transmirent à une commission spéciale pour l’éloignement et l’édification de monuments qui était affiliée au soviet de Moscou6. Le 15 août 1918, l’IZO-NKP et le collège des sculpteurs signèrent un contrat dans lequel il était convenu que les membres du collège devaient livrer à temps pour le premier anniversaire de la révolution d’octobre, c’est-à-dire pour le 7 novembre 1918, soixante-sept monuments provisoires. Dans ce contrat étaient également posées les lignes directrices essentielles : la hauteur globale du socle et de la statue ne devait pas dépasser cinq arshins (trois mètres et demie) ; le sculpteur pouvait choisir entre la statue en pied, le buste et le relief ; l’artiste devait toucher une somme s’élevant environ à sept mille roubles. Le branche de Petrograd de l’IZO-NKP préféra répartir ses commandes entre différents artistes (il y avait quarante projets), mais elle édicta des lignes directrices similaires.
Il faut retenir que déjà dans la liste provisoire établie à Moscou en juillet 1918, qui fut ensuite publiée en août 1918 avec quelques modifications, la responsabilité de Bakounine était confiée à Korolev7. La liste publiée est divisée en six catégories et contient soixante-sept noms. Comme on pouvait s’y attendre, Marx, Bakounine, Tchernichevski, Herzen, Robespierre, etc. furent choisis, mais en outre Chopin, Gogol, Garibaldi, Lermontov, Scriabine, Tiouttchev et Vroubel étaient également mentionnés ; peu après, la liste fut encore élargie à Cézanne, Lord Byron, Rimski-Korsakov et Voltaire. Mais des noms comme Dickens ou John Stuart Mill, qui se seraient présentés, manquaient bizarrement dans ce pot-pourri intellectuel. Que ce soit par appât du gain ou par altruisme, des sculpteurs professionnels aussi bien que des sculpteurs dont ça n’était pas la profession principale (et la plupart des sculpteurs russes exerçaient leur activité en parallèle de leur profession) réagirent avec empressement et commencèrent dans un enthousiasme naïf des projets exaltés et exigeants. En proportion, très peu de monuments seulement furent achevés le 7 novembre 1918, même si les statues de Marx (Alexandre Matveïev) et de Raditchev (Leonid Sherwood) à Petrograd et de Robespierre (Beatrisa Sandomirskaïa) et de Heinrich Heine (Georgi Motovilov) à Moscou furent en place à temps. Entre 1918 et 1921, vingt-cinq monuments furent dévoilés à Moscou, quinze à Petrograd, quarante-sept demeurèrent seulement des modèles ; le reste disparut dans les méandres de la bureaucratie.
Le programme de Lénine était né sous une mauvaise étoile. L’appareil de l’IZO-NKP se mouvait si pesamment que jusqu’en septembre 1918, rien n’avait été entrepris pour mettre à exécution la partie constructive du plan. Une telle inefficacité conduisit Lénine à télégraphier irrité à Lounatcharski [en photo ci-contre] le 18 septembre : « Je suis profondément indigné ; depuis des mois rien n’a été fait ; pas encore un seul buste ; que le buste de Raditchev doive être enlevé, c’est une farce. Il n’y a pas de buste de Marx à mettre dans la rue ; rien n’a été fait pour la propagande au moyen d’inscriptions dans les rues. »8 En juillet, Lénine avait nommé Nicolas Vinogradov, l’assistant de Pavel Malinovski, commissaire de la propriété de la république pour conduire la réalisation du programme. Si nous en croyons Vinogradov, Lounatcharski et ses camarades de l’IZO-NKP ne lui transmirent pas toutes les informations importantes et Vinogradov n’était pas au courant – jusqu’à une rencontre avec Lénine le 3 août 1918 – que le plan possédait une partie « constructive » à côté de la partie « destructive »9. La principale raison de ce ralentissement au sein de l’IZO-NKP était pragmatique, et non bureaucratique. Les administrateurs au sein de l’ISO-NKP qui étaient familiers de l’état de développement de la sculpture russe (Lounatcharski, David Sterenberg, Tatline, Nicolas Pounine) savaient très bien que le plan de Lénine n’étaient pas très prometteur. En Russie, la sculpture avait toujours été une forme d’art négligée, et jusqu’à la révolution, seul un très petit nombre d’ouvrage monumentaux d’importance avaient été créés. Il n’y avait tout simplement aucune tradition de grande sculpture dont les nouveaux sculpteurs soviétiques eussent pu se réclamer. Sterenberg souligna cela – déjà post factum : « En Russie, l’art de la sculpture se trouve à un niveau très bas. Seule une poignée d’artistes a fait la preuve de ce qu’ils sont capables de créer des sculptures monumentales. Et lorsque ces monuments furent érigés, nous ne voulions que trop volontiers en être à nouveau débarrassés. Ils étaient à tous égards dénués d’art et très mal exécutés. »10 Les progrès qui furent atteints peu avant et peu après la révolution dans les arts relatifs à l’espace reposaient sur les performances d’artistes d’avant-garde qui étaient peintres de formation, et non sculpteurs, comme par exemple Vladimir Baranov-Rossiné, Lioubov Popova et Vladimir Tatline. Par ailleurs, pendant l’effondrement économique général de 1918-19, il n’y avait tout simplement pas assez de matériaux ou d’ateliers, et nombre de sculpteurs n’avaient aucun accès au bronze, au marbre ou au granite. Lounatcharski connaissait ces problèmes et il espérait que le fanatisme de Lénine se calmerait du fait du ralentissement de l’exécution du plan. Mais Lénine était inflexible, et comme l’IZO-NKP était mise sous pression par des télégrammes acérés et par la toute-puissance et l’omniprésence de Vinogradov, elle se vit contrainte d’activer toutes les forces artistiques disponibles.
Il n’y avait que peu de sculpteurs de profession à Moscou et Petrograd. Quelques-uns des sculpteurs plus connus, comme Naum Aronson et Paul Troubetzkoy, vivaient à l’étranger ; d’autres comme Konenkov et Vladimir Domogatski n’avaient aucune expérience de la sculpture « de propagande » et étaient habitués à des bustes et des statues intimes qui pouvaient certes passer dans les salons bourgeois, mais pas dans la rue prolétarienne. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que la plupart des sculpteurs qui prirent part à l’exécution du plan étaient très jeunes et que dans beaucoup de cas, ils étaient encore étudiants ou fraîchement diplômés de l’institut moscovite pour la peinture, la sculpture et l’architecture (rebaptisé Svomas en 1918). Parmi eux se trouvaient aussi Korolev, Motovilov et Sandomirskaïa. Naturellement, c’étaient des avocats zélés de l’avant-garde et ils se sentaient plus étroitement liés à Alexandre Archipenko et Ossip Zadkine qu’aux épigones d’Antokolski. Que la propagande monumentale fut un échec monumental, voilà qui devint immédiatement manifeste lorsque les premières statues furent dévoilées. L’une d’entre elles fut la statue de béton en pied de Robespierre par Sandomirskaia, qui fut dévoilée le 3 novembre 1918 mais fut détruite par une grenade des « bandits blancs » dans la nuit du 611. Quelques monuments furent démontés juste après leur installation parce qu’ils étaient mal construits et menaçaient de s’effondrer, ou parce qu’ils s’écroulèrent effectivement (comme ce fut le cas pour la statue d’argile de Novikov par Moukhina). Dans quelques cas, comme pour le monument de Sergei Koltsov à Bolotnikov et pour le monument à Scriabine de Boris Ternovets, les matériaux se fendirent avec le gel du mois de novembre ou furent désagrégés et emportés par de grosses averses. Au moins un monument de bois (la statue de Lord Byron par Sergei Merkurov) fut tout simplement jeté à terre par des passants et converti en bois de chauffe. Parfois, la différence entre le bon et le mauvais positionnement du monument était peu manifeste. Le critique Nicolas Pounine, membre de la branche de Petrograd de l’IZO-NKP et adversaire acharné du programme de Lénine, écrivit : « Tous les jours, je passai devant le monument à Raditchev, mais ce n’est qu’au bout de huit jours que je remarquai qu’il était renversé. »12 Ironie du sort, la réplique moscovite du Raditchev de Sherwood fut bientôt également « décrépite » et fut alors transférée dans l’entrepôt du musée de la révolution. Bien que les projets dussent être grandeur nature, pour aucune des statues établies il n’y eut de disposition officielle relative à l’expression ou au sentiment. Lorsque les critiques demandèrent à Motovilov pour quelle raison il avait rendu Heine si maladif et si difforme, il leur donna pour réponse : « Ne savez-vous pas que Heine est mort d’un dépérissement de la moelle épinière ? »13 Enfin, dans quelques-uns des monuments, rien n’était reconnaissable, soit que l’exécution fût très mauvaise, soit qu’elle eût été accomplie d’après des principes « cubo-futuristes ». Ce fut le cas par exemple avec le monument à Sofia Perovskaïa d’Orlando Grizelli [cf. photo ci-dessus], futuriste et ami de Marinelli. Lorsqu’il fut dévoilé en décembre 1918 à Petrograd, « nous vîmes tous à la place de la révolutionnaire russe une lionne puissante avec une crinière géante et de fortes parties de visage et de nuque qui n’avait rien à voir avec l’apparence réelle de Perovskaïa. »14 Le monument de Korolev à Bakounine fut jugé encore plus controversé, l’exemple le plus extrême d’art sculptural cubo-futuriste en Russie.
Korolev était un sculpteur doué, mais un « artiste qui n’en faisait qu’à sa tête, un homme de l’extrême. »15 Dans les années 1918-19, il était l’un des membres les plus radicaux du collège moscovite des sculpteurs et se trouvait dans le contact le plus étroit avec les têtes de l’avant-garde, dont Popova et Tatline. Korolev siégeait à un poste administratif auprès de la division de l’IZO-NKP en charge de la sculpture et était également membre d’une association intéressante, connue comme Zhivskul’ptarkh (abréviation de Kollektiv zhivopisno-skul’pturno-arkhitektur – nogo sintenza). À ce groupe, qui fut actif dans les années 1919-20, appartenaient les architectes Vladimir Krinski et Nicolas Ladovski, ainsi que les peintres Popova, Alexandre Rodchenko et Nadejda Oudalsova, et comme ces noms l’annonçaient déjà, le groupe étudia les possibilités d’un regroupement des arts au travers l’exploration des propriétés formelles des matériaux. La proximité avec Ladovski, Popova et en particulier Rodchenko renforça Korolev dans ses propres expérimentations avec les formes abstraites. Au milieu de 1919, Korolev avait adopté nombre de nouvelles idées artistiques et les avaient fait fusionner dans un style « cubo-expressionniste ».
Avant la révolution (1910-13), Korolev avait fréquenté l’institut moscovite pour la peinture, la sculpture et l’architecture où il avait été principalement instruit par Sergei Volnouchine, un sculpteur conservateur qui avait évolué du « naturalisme académique » à l’ « impressionnisme naturaliste »16. Initialement, Korolev poursuivit un style impressionniste lyrique, qu’il employa par exemple en 1914 pour son buste du philosophe Fedor Stepoune. À cet égard, Korolev ne s’écartait pas de la tendance générale de son époque qui était marquée en Russie par la préférence largement répandue pour Bourdelle, Maillol et Rodin. Cependant, il commença bientôt à explorer le système esthétique de ce qu’on appelait l’art primitif (aussi bien la sculpture africaine que la sculpture russe paysanne sur bois), et aussi le cubisme sous l’influence d’Archipenko. Il expérimenta avec différentes espèces de matériaux – bronze, bois, pierre – bien qu’il obtînt alors comme plus tard ses meilleurs résultats avec le granite et le marbre. Entre 1918 et 1921-22, Korolev travailla en tant que « cubiste » ou « cubo-futuriste » et retourna ensuite soudain à un style réaliste. En 1918, l’IZO-NKP publia, en connexion avec le programme de monuments, une circulaire dans laquelle Korolev présentait sa vision de la nouvelle sculpture. Étant donné que Korolev, dans cette phase précoce de sa carrière, exprimait rarement ses idées d’une manière publique, il vaut la peine de citer en détail la circulaire :
« La nouvelle sculpture ne saurait être simplement une photographie de la réalité visible, une copie ou une imitation de la ‘vie’ ; elle ne saurait être un panoptique, une stylisation mensongère ; en bref, elle ne saurait être une fausse reproduction dont nul n’a besoin. Non, elle doit être le fruit de l’état affectif réel de l’artiste, le fruit de la grande ébullition et excitation de ses émotions. Ensuite seulement un cristal est engendré par la main de l’artiste, une main qui est dirigée par le génie de son art. Ce cristal possède un rayonnement, les êtres humains en ont besoin, comme ils ont besoin de pain, d’eau et de soleil. La langue de sa profession, de son art – la disposition de masses sculpturales, la répartition de volumes, la présence de formes abstraites, la texture, etc. – sera ensuite accessible à tous ceux qui disposent d’un esprit vivant et d’yeux vigilants. »17
Comme la plupart des artistes d’avant-garde, Korolev salua la révolution et attendait qu’une modification radicale de la structure sociale s’accompagne d’un bouleversement similaire des principes artistiques. C’était alors une idée absolument courante, et elle servait à des producteurs d’art comme El Lissitski, Kasimir Malevitch et Tatline de « justification politique » de l’art abstrait. Malevitch écrivait en 1919 : « Le cubisme et le futurisme étaient des mouvements révolutionnaires en art et anticipaient la révolution de 1917 dans la vie économique et politique. »18 Depuis sa propre participation aux manifestations de 1905, Korolev s’était réjoui de l’essor du socialisme en Russie et il suivit les différentes mesures de propagande du gouvernement avec un zèle enflammé. Avec ses collègues sculpteurs Alexis Babichev et Krivov, il aida en mai 1918 au démontage des statues du général Skobelev et d’Alexandre III. Ce furent les premières « idoles abominables » qui furent éloignées des places publiques. De concert avec de nombreux peintres et sculpteurs, il contribua à décorer des rues et des places de Moscou pour le 1er Mai et pour le premier anniversaire de la révolution en octobre 1918 avec des banderoles appropriées. Il collabora aussi avec Konenkov au façonnement du célèbre relief de celui-ci À ceux qui sont tombés dans la lutte pour la paix et pour l’amitié entre les peuples, qui fut dévoilé le 7 novembre 1918 sur les murs du Kremlin. Lorsque Korolev reçut en août 1918 la commande d’ériger un monument à Bakounine, il se mit aussitôt au travail, plein de joie, dans son appartement-atelier dans l’immeuble de la Svomas (qui n’était qu’à un jet de pierre de la porte Miasnitski) [cf. photo ci-contre]. Le fanatique Bakounine était un homme tout à fait au goût de Korolev et celui-ci était persuadé que seul un artiste révolutionnaire comme lui pouvait créer un monument digne de l’anarchiste mal famé. Korolev doit avoir été très irrité lorsqu’il apprit qu’à Petrograd, le sculpteur Sherwood, qui travaillait d’une manière extrêmement académique, avait pareillement proposé de faire un monument à Bakounine19.
L’une des conditions les plus spécifiques qui étaient jointes au programme de monuments était le fait que le jugement artistique définitif sur chaque monument (c’est-à-dire s’il devait être maintenu et réalisé dans un matériau durable ou bien déconstruit) devait venir du public. Pendant la réalisation et l’installation des projets, il n’y eut aucun jury académique, pas même de consultation artistique générale. Cela explique pourquoi Korolev et ses collègues purent développer leurs ébauches sans immixtion du gouvernement, pourquoi ils supervisèrent eux-mêmes l’installation de leurs propres œuvres – et pourquoi les premières personnes qui virent les projets réagirent souvent d’une manière déconcertée et avec exaspération. Korolev considérait Bakounine comme un homme d’une force émotionnelle énorme et il voulait pas exprimer dans son monument la ressemblance physique extérieure, mais précisément cette qualité psychologique intime : l’ « exactitude » eu égard à la construction du corps et à la physionomie possédait peu de poids pour cette conception expressionniste. Le monument original n’est pas conservé mais des photographies contemporaines et le modèle de plâtre préservé par la veuve de l’artiste nous permettent d’analyser la statue de Korolev qui fut jugée d’une manière controversée.
L’élément le plus essentiel dans la représentation de Korolev, c’était le mouvement. La statue (haute d’environ trois mètres avec son socle et moulée dans le béton) était une reproduction objective dans la mesure où elle montrait une figure dotée d’un visage schématique, figure qui se mouvait à travers l’espace, mais exactement comme dans les sculptures cubistes d’Archipenko, de Jossif Tchaïkov et de Sandomirskaïa, les formes anatomiques ne servaient que de prétexte pour une idée abstraite – dans ce cas, l’action violente. Un observateur allemand écrivit que la statue de Bakounine « sera certainement le premier monument expressionniste au monde ! »20 La construction se meut vers le haut suivant l’ordonnancement en forme de spirale de simples blocs massifs et se jette soudain à son sommet dans la forme triangulaire sous tension d’un bras formant un angle au-dessus de la tête (ce geste prométhéen de résistance fut une composante fréquemment utilisée dans les statues et les reliefs soviétiques des années 1918-21). Les critiques contemporains caractérisèrent souvent le Bakounine comme cubo-futuriste, et il ne fait aucun doute que Korolev a reçu des inspirations aussi bien du cubisme que du futurisme. D’une part, les formes géométriquement âpres revenaient sans aucun doute à l’admiration de Korolev pour Archipenko (et possiblement aussi pour Josef Čaky), d’autre part, dans sa puissance dynamique, la statue se trouvait très proche du futurisme italien, et en particulier des sculptures d’Umberto Boccioni. Les écrits théoriques de ce dernier avaient été publiés en Russie21, et ses Formes uniques dans la continuité de l’espace (1913) [cf. ci-dessus], avec lesquelles le Bakounine démontre une certaine similarité, étaient bien connues de l’avant-garde russe.
Avec son Bakounine, Korolev produisit l’impression inaccoutumée d’une parabole de tir en guidant la statue le long d’un axe acutangle (voir le monument de Tatline à la IIIe Internationale en 1919-20), de sorte qu’il semblait que Bakounine tirait à travers l’espace. En même temps, ce mouvement potentiel était freiné considérablement par la forte solidité et la compacité de la statue. À la différence de la statue de Boccioni, qui pour ainsi dire se dissout dans l’espace qui l’entoure, ou des constructions métalliques légères de Sandomirskaïa, Tchäikov et Tatline, qui interagissent en permanence avec l’espace, le monument de Korolev était assuré et massif. Korolev ne compose pas une construction à partir d’éléments singuliers différenciés, il n’élargissait pas la surface de l’image jusqu’au relief (comme le faisait Tatline), mais il attribuait au matériau qu’il avait devant lui une forme stricte et cohérente. Avec la construction rythmique et en forme de spirale du monument, Korolev conservait une intégrité de la mise en forme que seul un petit nombre de ses collègues constructivistes atteignirent jamais. C’est précisément cette entièreté, cette homogénéité de la forme qui expriment l’essence sincère de Bakounine, son idéal inébranlable. Par ailleurs, on peut constater que la sensibilité aiguisée de Korolev pour le rythme était une marque qui caractérisait tous ses travaux, qu’ils fussent abstraits ou figuratifs. C’était décelable par exemple dans ses statues cubistes comme la Figure humaine (1919) et la Salomé (1920), aussi bien que dans son Monument pour les combattants de la révolution (Saratov, 1925), d’une facture réaliste, et dans son imposante statue de Lénine (Tachkent, 1936).
Bien que ses collègues de l’IZO-NKP tinrent le Bakounine pour la « meilleure sculpture monumentale »22, ils recueillirent l’opinion du public et retardèrent continuellement le moment du dévoilement, et finirent par le décommander complètement. Quant à Korolev lui-même, il fit du concept de son Bakounine le point de départ pour de nouvelles expérimentations. D’après ce que rapportent des contemporains, sa proposition de statue de Marx qu’il présenta en mars 1919, fut considérée comme ayant « la forme d’une incroyable composition futuriste »23, et naturellement Lénine la refusa pour donner l’avantage à quelque chose de plus traditionnel. Même s’il semble pas y avoir de documents s’agissant de l’appréciation de Lénine sur le Bakounine, nous pouvons être tout à fait certains qu’il partageait la contrariété générale à propos de la déformation artistique d’un héros révolutionnaire passionnément aimé. Ce qu’il aurait vraisemblablement dit à ce propos, il l’exprima en mai 1920 lorsqu’il fut confronté à l’ébauche abstraite de Korolev pour un monuments aux Ouvriers libérés : « Anatoli Vassiliévitch [Lounatcharski] est celui qui comprend ce genre de choses. Tu [Korolev] vas le voir, et tu en parles avec lui. »24 Cela fait l’effet d’un paradoxe que la réputation de Korolev au cours des années suivantes ait dû être fondée sur des bustes et des statues de Lénine.
Le monument à Bakounine demeura au moins trois mois dans un coffrage de bois, porte Miasnitski, en attente de son dévoilement. Mais lorsque l’hiver approcha, les genres eurent l’idée d’utiliser les planches comme bois de chauffe et au début de février 1920, le monument, à part quelques barreaux, était complètement à l’air libre [cf. photo ci-dessus, à côté d’une esquisse sur papier]. Il fut le centre de discussions véhémentes et la clameur publique trouva son point culminant dans un article qui parut dans le journal de Moscou sous le titre « Faîtes disparaître l’épouvantail ! » : « La statue n’est pas précisément une misérable dalle et tout aussi peu le résidu mort d’un arbre hideux. Mais une chose est sûre – c’est un épouvantail, qui a une apparence exactement semblable à celle d’un homme. »25 Un résultat de ces attaques fut qu’on demanda à Vinogradov de démonter la statue et de la laisser en sécurité dans les entrepôts des « archives centrales ». Plus tard, elle fut détruite et partagea ainsi le destin des anciens monuments tsaristes qu’elle aurait été censée remplacer.
Au début, Korolev ne se laissa pas décourager par les réactions négatives sur son Bakounine, fabriqua en 1920 et 1921 d’autres sculptures expérimentales et joua un rôle actif au sein de l’IZO-NKP. Mais au milieu des années vingt, Korolev abandonna le cubo-futurisme au profit d’une style figuratif, quoiqu’encore expressif [un exemple ci-contre avec son buste de Léon Tolstoï, à côté duquel il pose en 1928]. Comme l’écrivit le critique Anatoli Bakouchinski en 1927, Korolev était parvenu à dissoudre l’impressionnisme par un art de gauche radicale et pouvait désormais remplacer cet art de gauche radicale par le réalisme. Tout comme si le changement de sensibilité de Korolev obéissait à sa propre conviction artistique ou à ses propres exigences politiques, ses travaux réalistes comme le buste de bois de Bakounine (1926) [cf. précédent billet à ce sujet] et le buste de marbre de Lénine (1926) lui conférèrent une reconnaissance officielle immédiate. Dans sa description du buste de Lénine, Vladimir Bontch-Bruvitch remarquait en 1926 que celui-ci était « le meilleur de ceux que j’ai vus jusqu’alors, et il devrait être conservé dans un musée pour l’éternité. »26
Dans les années 1920 et 1930, Korolev travailla dans des conditions favorables. Il soumit des ébauches pour l’architecture et la décoration intérieure du grand palais des Soviets (1930-33, non construit), façonna d’imposants monuments à Lénine et prit part à de grandes expositions dans son pays et à l’étranger. C’est une triste ironie de l’histoire que Korolev, qui souhaitait immortaliser l’anarchiste Bakounine, ait dû lui-même devenir un fidèle agent de l’État sous sa forme la plus corruptible.
1« Uberite chuchelo ! » in Vechernie izvestiia Moskovslogo Soveta rabochikh i krasnoarmeiskikh deputatov (Moscou), 10 février 1920.
2La source d’information la plus compréhensive sur Korolev demeure la monographie de L. Boubnova Boris Danilowitsch Korolev (Iskusstvo, Moscou, 1968).
3Publié dans Izvestiia VtsIK (Moscou), 14 avril 1918. Réimprimé dans I. Grabar & alii (éd.), Istoriia russkogo iskusstva, 16 vol. (Akademiia nauk SSSR, Moscou, 1953-66), XI, p. 25.
4Rapporté par A. Lounatcharski dans « ‘Monumental’ naia propaganda », Literaturnaia gazeta (Moscou), n° 4-5, 29 janvier 1933. Réimprimé dans Iskusstvo [abrégé en I. dans la suite de l’article] (Moscou/Leningrad), n° 3 (1933), p. 150.
5N. Krutikova (éd.), V. I. Lenin o kul’ture i iskusstve (Iskusstvo, Moscou, 1956), p. 250.
6Cette liste est rendue publique par V. Kuchina (éd.), Iz istorii striotel’stva sovetskoi kul’tury 1917-18 (Iskusstvo, Moscou, 1964), p. 38-44.
7Publié dans Iskusstvo (Moscou), n° 2 (6) (août 1918). Réimprimé dans I. Matsa & alii (éd.), Sovetskoe iskusstvo za 15 let (Ogiz-Izogiz, Moscou/Leningrad, 1933), p. 21.
8Cité par B. Alexejew (éd.), « Dokumenty », I., n° 1 (1939), p. 31. Le buste de Raditchev se trouvait provisoirement au mauvais endroit.
9Voir N. Winogradow, « Vospominaniia o monumental’noi propagande v Moskve », ibid., p. 34.
10D. Schterenberg, « Agitatsionnye pamiatniki i otnoshenie k nim Soiuza skul’ptorov », Izobrazitel’noe iskusstvo (Pétersbourg), n° 1 (1919), p. 71-72.
11Selon Vinogradov, op. cit. p. 36.
12N. Pounine, « O pamiatnikakh », Iskusstvo kommuny (Petrograd), n° 14, 9 mars 1919, p. 2.
13Vinogradov, op. cit., p. 37.
14 L. Sherwood, « Vospominaniia o monumental’noi propagande v Leningrade », I., n° 1 (1939), p. 51-52.
15A. Romm, « Skul’ptory starshego pokoleniia », ibid., n° 4 (1933), p. 198.
16B. Ternovets, « xv let sovetskoi skul’ptury », n° 3 (1933), p. 169.
17Cité par Ternovets, ibid., p. 175.
18K. Malevitch, O novykh sistemakh v iskusstve (Vitebsk, 1919), p. 10.
19Il n’y a aucune preuve que Sherwood ait effectivement réalisé ce monument à Bakounine.
20K. Umanskij, Neue Kunst in Russland (Kiepenheuer, Potsdam und Goltz, Munich, 1920), p. 31, note 1.
21Le manifeste Les exposants au public composé par Boccioni, Carrà, Russolo, Balla et Severini parut par exemple en traduction russe dans Soiuz molodezhi (Saint-Pétersbourg), n° 2 (1912), p. 29-35.
22Selon Vinogradov, op. cit., p. 38.
23Ibid., p. 41.
24Rapporté par Vinogradov, ibid., p. 44. Korolev rendit public sa version de cet épisode dans l’article « Stranitsky iz vospominanii » in À. Federov-Davidov & alii (éd.), Voprosy izobrazitel’nogo iskusstva (Akademiia khudozhestv, Moscou, 1961), p. 26-27.
25« Uberite chuchelo ! », op.cit.
26Cité par I. Schmidt, « Iz Leniniany B. D. Koroleva », Iskusstvo (Moscou), n° 5 (1970), p. 34.