Question nationale, question sociale
L’activité révolutionnaire de Bakounine peut être sommairement partagée entre deux périodes: l’une au cours de laquelle il s’occupe essentiellement de la question des nationalités en Europe, en particulièrement de la question slave (1845-1863), l’autre, bien mieux connue, où il est actif sur le terrain de la révolution sociale (1864-1874). Toutefois, l’originalité de Bakounine parmi les révolutionnaires du XIXe siècle consiste à avoir toujours eu en tête ces deux questions, à l’articulation desquelles je souhaiterais consacrer les billets de cette rubrique. En somme, quels sont les problèmes politiques et historiques concrets (au XIXe siècle, on parlait alors de la question des nationalités et de la question sociale) sur lesquels l’activité théorique et pratique de Bakounine a tenté d’avoir prise?
Ce qui distingue tout particulièrement Bakounine des autres révolutionnaires de son temps, mais ce qui rend aussi parfois ses textes problématiques, c’est sa prise en compte du fait national. Plus que tout autre, Bakounine a été sensible au fait que la question révolutionnaire se posait d’une manière singulière dans chaque pays européen. Bakounine est avant tout un révolutionnaire, qui à ce titre cherche en chaque lieu, à chaque moment, à quelles conditions une révolution est possible. C’est ce qui l’a conduit à se faire le champion de l’amitié russo-polonaise contre le régime des tsars avant 1848; c’est ensuite ce qui l’a poussé à investir la cause slave à partir de 1848; c’est également ce qui l’a amené régulièrement à réfléchir aux spécificités sociales, nationales et politiques de la Russie. Mais l’impact du fait national sur la pensée de Bakounine ne s’arrête pas là. D’une part, Bakounine a cherché à penser les conditions de la révolution à l’échelle de l’Europe, mais en posant la question de l’initiative révolutionnaire, et dans ce cadre, il a été amené à prendre parti pour la France contre l’Allemagne de Bismarck en 1870. D’autre part, dans la polémique qui l’a opposé à Marx et à une partie de la social-démocratie allemande, Bakounine ne s’est pas privé d’avoir recours à des stigmatisations nationales. C’est dans le cadre de son appréhension du fait national que j’évoquerai également les textes antisémites de Bakounine, qui à mon avis s’inscrivent dans son appréhension de la question germano-slave.
L’autre thématique qui a fourni à Bakounine la matière de ses projets révolutionnaires, c’est évidemment la question sociale, qui ne devient vraiment pour lui une question révolutionnaire qu’à partir du milieu des années 1860, au moment où il peut vraiment être qualifié d’anarchiste, ou de socialiste libertaire. Mais quelle est la pensée sociale de Bakounine? J’y reviendrai à propos de son rapport à Proudhon et à Marx, Bakounine n’a pas vraiment de pensée sociale originale. Ce qui l’intéresse surtout, ce sont les potentialités révolutionnaires des conflits de classes. Il existe à ce sujet un texte très éclairant: c’est ce qu’il écrit dans l’un de ses premiers programmes anarchistes, le Catéchisme révolutionnaire qu’il rédige en Italie en 1866. Il y explique notamment que les membres de la société secrète qu’il tente alors de rassembler autour de lui doivent être convaincus que la question nationale a désormais épuisé tout son potentiel révolutionnaire et que seule la question sociale est à même d’enflammer les masses.
Reste que question sociale et question nationale se rejoignent sur la question de l’Etat. Chercher à résoudre la question nationale, c’est en effet s’opposer aux empires au nom de la défense des nationalités opprimées et du droit de chaque peuple à disposer de lui-même; c’est aussi promouvoir la libre association entre les peuples, le fédéralisme. Or la thématique fédéraliste se retrouve aussi dans les textes socialistes libertaires de Bakounine, où il s’agit cette fois de promouvoir la libre association des coopératives de producteurs contre l’institution coercitive de l’Etat. Affinités économiques et sociales et affinités nationales entrent alors en concurrence pour constituer le critère permettant de penser une alternative à la centralisation étatique.