Comme un porte-avion

Le mouvement contre la réforme des retraites s’est appuyé sur différentes bases arrières, la librairie la Gryffe en fait partie. Cette librairie installée depuis 1978 dans le quartier de la Guillotière dispose d’une salle où elle organise régulièrement des débats. Dernier de nos outils en mouvement, ce texte raconte comment l’arrière-boutique s’est transformée en lieu de convergence. Un lieu ouvert à un réseau de camarades pour tenter des formes d’organisation horizontales. Ce texte se base sur l’expérience concrète d’une réunion de coordination pour aborder des considérations politiques plus larges sur l’ensemble du mouvement.

Ce texte à été rédigé par un individu à partir des réflexions de camarades s’étant impliqué-e-s ensemble dans les événements évoqués. Il ne prétend pas représenter l’analyse de l’ensemble du collectif de la Gryffe. Une arrière-garde.

Sur une liste de diffusion Internet utilisée par les militants et les militantes antiautoritaires de Lyon, un message anonyme avait proposé une réunion de coordination des réseaux et individu-e-s solidaires de cette mobilisation, déjà investi-e-s, de façon solitaire ou par le biais de syndicats où ils et elles ne trouvaient pas une entière satisfaction. Un petit groupe de membres du collectif animant la librairie et des proches se sont concertés dans le but d’organiser cette réunion. Notre groupe partageait ce besoin, à mi-parcours, dans un moment stratégique et délicat pour l’ensemble de cette lutte. « Que faire ? », comme disait l’autre, « avant de déraper sur le verglas »… Une rencontre rapide, directe et physique… Au moins trois éléments fondamentaux expliquent l’accueil favorable de cette requête.

Nous avions conscience d’un tempo propre à cette lutte, d’un contre-la-montre alors que les vacances scolaires débutaient avec une grande incertitude concernant la pérennité de l’offensive lycéenne. De plus, faire exister la mobilisation de façon manifeste sans les lycéen-ne-s permettait d’exercer une pression hypothétique sur l’indécision des étudiant-e-s et des enseignant-e-s, qui avaient dans l’ensemble brillé par leur absence sur le terrain. On misait sur une réaction à la hauteur de leur part à la rentrée. Au-delà d’un échec ou d’une victoire à propos des retraites, il y avait un consensus clair en faveur d’un mouvement le plus long possible : parce qu’il permettait des expériences et des rencontres, brusquement à portée de la main, et dont nous réalisions la nécessité, voire l’urgence ; et que ces connivences fragiles demandaient du temps pour être consolidées, ne serait-ce que comme un investissement à plus long terme puisque nous n’avions que peu d’illusions concernant le retrait de la réforme, le recul de l’État.

Nous avions conscience de la nécessité de s’organiser pratiquement, bien qu’indépendamment des organisations. Leur critique est prégnante historiquement à Lyon (et à la Gryffe…), ce qui donne une configuration particulière aux réseaux libertaires ou anarchistes… Quelques camarades qui en sont membres étaient présent-e-s lors de cette réunion. Mais y compris chez eux et elles, la critique des organisations reste importante. En particulier, dans le contexte du moment, des organisations syndicales. Cependant, si en tant qu’hôtes de cette assemblée nous étions de celles et ceux qui partagent cette critique, souvent virulente, nous avons honnêtement constaté que rien n’était venu la remplacer à son terme, au-delà d’un activisme galopant, éparpillé et vertigineux. La librairie la Gryffe avait déjà accueilli par le passé une coordination de luttes, mais permanente celle-ci. Il s’agissait d’une tentative pour résoudre les problèmes inhérents à l’organisation en dehors des organisations. Qui cessent peu à peu d’être des outils pour parvenir quelque part ou obtenir quelque chose, des moyens… Et finissent par ériger leur existence (leur survie…) en nécessité en soi, en finalité. Caractéristique qui les rapproche de n’importe quelle institution et justifie peu à peu une avalanche de compromissions.

Nous avions conscience des limites d’Internet ou de la simple communication sur l’actualité, à une époque où sa facilitation a peut-être éclipsé le reste. Localement là encore, développer et coordonner de solides médias alternatifs a été (et reste…) un long et difficile travail. Aujourd’hui, il s’agit de l’un de nos atouts contre le pouvoir. Mais il absorbe une énergie considérable. Et peut-être que parfois nous oublions que pour communiquer sur quelque chose, encore faut-il que quelque chose se passe. à tombeau ouvert sur les autoroutes de l’information, l’impression d’instantanéité, de succession et de masse qu’Internet procure peut provoquer un sentiment d’impuissance : s’informer, soit. Mais dans quel but ? Que faire de cette information ? Comment faire en sorte que notre attention ne soit pas captée entièrement par la facilité (relative) à s’informer, par l’actualité et sa vitesse, derrière un écran entre nous et la situation, seul-e-s avec notre indignation ou notre enthousiasme et désarmé-e-s face à la réalité ? L’étape concernant une information autonome était réussie au moins partiellement. Que faire de cette information pour qu’elle ne demeure pas, à l’image d’une émeute, un tsunami qui nous submerge : énorme par son volume, qui passe en vous tétanisant ou vous entraînant (c’est selon)… Puis se retire ?

Cette réunion est justement intervenue à l’issue de l’occupation et de l’attaque d’un quartier bourgeois et marchand, et de la répression déployée par la suite pour obtenir le retour à l’ordre. Le type et l’ampleur de cette répression étaient directement importé-e-s vers le centre-ville depuis deux types de terrains : les quartiers périphériques, ou tout du moins populaires, dont nombre d’habitant-e-s sont originaires des colonies, où des flicards non conviés s’invitent dans la vie sociale (à quelque centaines de mètres à l’est, la place du Pont près de laquelle se situe la Gryffe avait déjà été bouclée entièrement à plusieurs reprises pour la chasse au délinquant et à l’étranger clandestin… Leur reproduction miniature de la bataille d’Alger n’a donc fait que traverser le Rhône) ; les contre-sommets, lors desquels des personnes non conviées s’invitent à des réunions internationales des classes dirigeantes. Il s’agissait bien de la convergence de ces deux méthodes, opposées au risque de fusion de deux univers de luttes qui ne se recoupent que partiellement : le salariat et la ségrégation. L’une ou l’autre a attiré l’attention de bon nombre de camarades qui n’étaient pas déjà en lutte sur leur lieu de travail, ou ne sont habituellement pas sensibles à la lutte des classes, ou simplement ressentent de la lassitude vis-à-vis des manœuvres syndicales et ne voyaient qu’elles.
Cette réunion est justement survenue des menaces de tarissement de l’approvisionnement en pétrole. Qu’elles aient été sérieuses, depuis la base, ou uniquement instrumentales au sommet de la hiérarchie syndicale, elles représentaient une alternative à une grève somme toute suivie par une faible proportion de salarié-e-s. Si la croyance en une pénurie a pu être accueillie naïvement par des camarades connaissant peu le secteur de la pétro-chimie et de l’énergie, cette croyance répondait au besoin de faire durer cette lutte coûte que coûte. Car bien que limitée dans son ampleur, plus que dans son intensité, cette dernière présentait des aspects qui paraissaient prometteurs. Les doutes et la méconnaissance ne justifiaient plus de ne pas s’y joindre. L’auto-persuasion est nécessaire dans certaines circonstances, quand le scepticisme excuse la passivité. L’espoir en une paralysie de l’économie nationale faute de carburant, et les réquisitions strictes appliquées par l’état au personnel de certaines raffineries en grève (avant d’autres chantages envers d’autres parties du salariat) ont attiré l’attention sur ce pari possible et sur les lambeaux bien vivants de la classe ouvrière.

Ces deux parallèles qui menaçaient de se croiser, le jeune et l’ouvrier, l’émeutier et le gréviste, en faisant irruption sollicitaient explicitement ou implicitement une solidarité. Ils et elles ont permis de couper court aux hésitations, et d’agréger autour d’elles et eux sympathisant-e-s et indécis-es. Une légitimité était donnée à quiconque pour s’impliquer à leur côté, malgré notre statut de non-salarié-e d’un secteur en grève, de non-salarié-e du tout… Et que pour beaucoup de la génération à laquelle nous appartenons, on se foute du régime de retraite parce qu’on ne se fait aucune illusion sur son avenir, ou sur son intégration parfaite au système de l’exploitation salariale. Il est important de souligner cette notion de légitimité dans le cadre de réseaux où cette question est omniprésente, avec raison : le détournement, l’appropriation, le parasitisme de purs produits des classes dominantes sur les luttes de la base est un mécanisme malheureusement bien connu et récurrent… Jusqu’à en être invisible, continu, accepté tacitement. Mais vouloir se prémunir à tout prix de cette mise à mort politique a pu nuire à toute expression matérielle, concrète, de solidarité. Implicitement, cette assemblée souhaitait réconcilier l’autonomie et la transversalité des combats chez des camarades s’investissant beaucoup sur un mode individuel dans des réseaux informels.
Toutefois, les membres de la Gryffe ayant répondu à cette sollicitation, ainsi que deux de leurs camarades extérieur-e-s au collectif, ne se tournaient quand même pas les pouces lors des premières semaines de mobilisations.
« Jeunes et larges d’épaules, joyeux, insolents et drôles… »

Salarié en CDI à temps complet, précaire à temps partiel, chômeur, étudiante ; militant-e-s à plein temps, les insomnies pour prises de tête et les astreintes de nuit comprises ; ouvrier de la voirie sur les autoroutes, colporteurs révolutionnaires, formatrice pour adultes dans les entreprises, explorateur naturiste, philosophe de gouttière ; tous et toutes libraires ou éditeurice amateurices et propagand(h)istes professionnels, sauf l’une d’entre nous qui travaille à l’autonomie populaire dans la lecture et l’écriture ; trans, homo ou hétérosexuel-le-s ; on a poussé comme des mauvaises herbes, en ville ou à la campagne, dans le prolétariat et la petite paysannerie, à moins que nous ne soyons des transfuges ingrats de la petite bourgeoisie ; technophiles ou technophobes ; déserteurs du BTP, de HEC, de l’usine ou de l’université, jamais de la cause commune…

On « niquait l’Etat et le patronat » au sens figuré depuis déjà deux semaines avec le prétexte des retraites : en grève depuis douze jours et pour encore longtemps pour l’un d’entre nous ; récoltant les châtaignes au sein d’un collectif de paysans qui nous approvisionnera en nourriture ; en visite sur les piquets de grève ; aux rassemblements devant le tribunal contre les procès d’émeutiers et de pillards, de coupables et d’innocents indistinctement ; secourant les vieilles mamies, les jeunes mamans, les manifestant-e-s tricard-e-s ou épuisé-e-s ; dans le studio de la radio pour les deux bulletins quotidiens d’information sur le déroulement de la lutte ; dans la rue, sous l’œil de l’hélicoptère qui nous réveillait les matins, ou dans les assemblées, sous l’œil des jaunes et des bureaucrates. Un chaos, mais déjà les germes d’une cohérence. « On attendait que la mort nous frôle », ou ne nous frôle pas et se tienne loin de nous, selon notre tempérament. Le mercredi 20 octobre (lendemain du saccage du centre-ville), la librairie accueillait spontanément manifestant-e-s et voisin-e-s incommodé-e-s par les gaz lacrymogènes et les charges des flicards, ou refoulé-e-s par leurs cordons, alors que des affrontements se déroulaient tout autour.

Manifestation contre la réforme des retraites. Lyon le 23 novembre 2010. Parcours de Saxe à Cordeliers.
(c) B. Gaudillère / item

La rencontre était prévue le dimanche suivant, le 24 octobre, après un repas de soutien à la caisse de solidarité contre la répression, en plein air dans un square de la Guillotière. La veille nous avions dépassé nos réticences et nous avions préparé la réunion. « Réticences » à cause de la fréquentation des différentes sortes de vermines carriéristes, bureaucratiques et groupusculaires qui prolifèrent sur le corps chétif de la révolution. La volonté, l’ambition collective même modeste, et l’analyse rationnelle des moyens nécessaires pour y parvenir sont démodées, dans la culture de notre génération : elles ont trop été assumées par les fossoyeurs qui nous sourient en creusant nos tombes. Ce qui équivaut à les creuser nous même ; travailler à notre propre impuissance par anticipation, par soupçon de pouvoir glisser du côté méprisable et nuisible de l’investissement politique. « Préparer » à cause de la conscience des risques nombreux qui pèsent sur ce type d’assemblées. Autour de nous les récifs sont saillants : commentateurs de luttes ; idéologues à prétentions hégémoniques ; théoriciens exhibitionnistes ; adeptes des thérapies de groupe ; pessimistes expansionnistes ; hyperactifs narcissiques… Or, toute chose étant bienvenue en son temps propre, nous avons énuméré ce que nous souhaitions à tout prix éviter, une cacophonie, un pugilat, que chacun-e rentre encore plus dégoutté-e chez soi le soir venu… à défaut de pouvoir imaginer avec précision ce que nous souhaitions. Léger flou qui en soi est un gage d’échange, de partage… de communisme ?

Notre désir était d’obtenir des améliorations concrètes, notables dans notre participation à ce combat ; de coordonner de façon lisible différentes initiatives isolées ; de les renforcer au besoin lorsqu’elles se trouvaient à bout de souffle ; d’évaluer les manques et d’y répondre. Notre souhait était de fédérer plus solidement les électrons libres gravitant au sein de la mouvance anarchiste, pour pouvoir organiser une solidarité plus forte avec la bataille en cours, ainsi qu’une cohésion plus grande entre nous. Une petite quarantaine de camarades ont répondu à cette invitation, dont quelques membres de collectifs permanents, peu de syndiqué-e-s ou de membres d’organisations. Beaucoup d’individu-e-s, fréquemment voisin-e-s à la Guillotière. Nous avons choisi de jouer cartes sur table par une introduction bienveillante, mais brève et ferme qui exclue d’avance les dérives que nous avions de nombreuses raisons de craindre. Nous avons exposé clairement lors de cette entrée en matière nos souhaits et nos désirs. Cela a suffit à ce que cette assemblée se déroule bien. Nous n’avons pas pu faire en sorte que ce mouvement, fait pour mourir, perdure éternellement, et malgré cela notre implication s’en est trouvée mieux structurée jusqu’à ce que sa mort clinique ne soit définitivement entérinée. Peut-être lui avons-nous fait gagner une journée d’existence, une heure ou une minute : dans tous les cas notre empreinte n’y a été que plus profonde, car nous avons créé le temps et l’espace pour l’inscrire.
Une fois éliminés a priori certains spasmes que nous jugions dangereux, notre groupe a eu le tact et la modestie de s’effacer aussitôt. Les enjeux qui nous motivaient étaient pour l’essentiel logistiques et non pas idéologiques. Nous sommes retourné-e-s à nos activités respectives et n’avons ni convoqué d’autres réunions générales, ni constitué une avant-garde ou un bureau permanent. à l’issue de cette assemblée, l’arrière-salle de la librairie s’est transformée en une sorte de quartier général sans état-major. Nous avons élargi les horaires d’ouverture à ceux des bulletins d’information de Radio Canut (13 heures à 20 heures), diffusés en direct dans un espace collectif (les informations du mercredi étaient déjà audibles publiquement à la librairie depuis quelques mois). Un ordinateur a temporairement été collectivisé, entre autres pour consulter Rebellyon, Internet en général ou conserver les formats numériques de tracts, textes, documents divers… D’autres nouvelles arrivaient en chair et en os car beaucoup de camarades ont pris l’habitude de passer par la Gryffe à l’aller ou au retour de chacun de leurs déplacements. Cela a permis de compléter les informations recueillies par les médiactivistes, et de leur faire suivre.

Mais aussi de croiser des données et d’alimenter au jour le jour un calendrier mural géant qui permettait de se répartir les visites, les besoins de coups de main, de partager les contacts utiles, les tâches nécessaires. Ce retour à la matérialité la plus élémentaire, à l’archaïsme technique (papier/feutre), permettait en quelques minutes d’avoir une vision globale du mouvement (ou du moins de ce que nous en connaissions), y compris de ses points faibles puisque les appels au secours et les urgences étaient mentionnées spécifiquement. Les deux semaines suivantes, il semble que l’un-e ou l’autre des camarades ayant utilisé cet outil aient été présent-e-s presque quotidiennement en presque tous les points de l’agglomération : piquets, blocages, actions, manifestations, rassemblements, tribunaux, entreprises, bahuts, assemblées… Un dépôt de propagande était également accessible : originaux en permanence, photocopies régulières et infokiosque. Une caisse interne permettait de prendre en charge les frais de fonctionnement. Deux autres alimentaient soit différentes grèves à tour de rôle, soit la caisse de solidarité contre la répression. Ces dernières étaient accessibles dans l’espace ouvert au public de la librairie, qui donnait une large place aux publications issues du mouvement dont il devenait une interface.

Notre esquif s’imaginait comme un porte-avion, tourné vers l’extérieur de ses murs. Cet atelier a essayé de profiter à des groupes qui essayaient de pérenniser dans le centre-ville, sous une forme différente, le conflit que les lycéen-ne-s y avaient fait surgir : clowns subversifs ; décorticage critique des médias dominants ; équipe médicale et juridique en cas de reprise des affrontements ; infokiosque radical à roulette répondant aux contradictions et au fatalisme gagnant du terrain au fil des jours ; collecte de fonds toujours… Cela permettait également d’intervenir pratiquement dans les dernières manifestations nationales, plutôt que de se lamenter de leur peu de qualité. Mais en fonction du rapport de force tel qu’il nous apparaissait, après une semaine de forte répression conçue pour le retour au calme, pour intimider. Certaines de ces pratiques sont importées du modèle des contre-sommets. Des bavards nous en ont fait le reproche. La comparaison entre les deux contextes a évidemment des limites, et souvent on essaie de reproduire à tout prix ce qu’on connaît, dans un environnement inconnu. Cependant le pouvoir avait bel et bien essayé de protéger le centre bourgeois comme un château fort moderne, en transposant certaines méthodes au moins (encerclement collectif, fermeture des ponts et des transports, contrôles massifs…). Et certains outils exceptionnels des manifestations internationales ne demandent qu’à être essayés et entretenus à l’échelle locale et en permanence : la seule limite étant les ressources dont nous disposons. Pourquoi ne pas faire toute l’année contre la bourgeoisie lyonnaise ce que nous faisons trois jours de suite, une fois par an contre les classes dirigeantes internationales ?

Les raids de notre porte-avion de poche n’étaient toutefois pas orientés uniquement vers le centre marchand. Des ateliers d’écriture pour correspondre avec les camarades emprisonné-e-s ont été mis en place (toujours actifs à ce jour–mai 2011), puis une tournée des bahuts pour prendre contact avec les accusé-e-s isolé-e-s. Les fonds collectés, de la nourriture, de la propagande étaient ventilé-e-s vers différents points de la lutte. Des coups de main ont été donnés à notre manière lors de diffusions massives de tracts dans des zones industrielles à l’heure de l’embauche, pendant des actions ou près de sites en grève. Nous avons essayé de ne pas être accaparé-e-s par la raffinerie de Feyzin qui concentrait beaucoup d’attention, d’énergie… et d’argent. D’autres luttes plus discrètes méritaient notre solidarité (cheminots, postiers, agents des écoles de la ville, personnel hospitalier…) au même titre. D’autant que la question des rapports avec les syndicats était omniprésente (notamment pour faire circuler l’argent). Nous ne sommes pas si naïfs que certain-e-s le croient et nous n’avons jamais eu une confiance aveugle envers ceux-ci. Envers certain-e-s syndiqué-e-s, certainement. Mais selon la même logique que précédemment… Nous ne pouvons éternellement déplorer notre vulnérabilité, notre dépendance totale envers l’appareil syndical ; l’absence de coordination autonome du prolétariat ; et laisser passer des occasions de se rencontrer, d’échanger nos colères quand le contexte facilite cette démarche. Les critiques en parole sont toujours plus cinglantes que les critiques en actes, quoiqu’elles soient souvent moins pertinentes. Que doit-il émerger de palpable et de logique, à la suite d’une critique virulente de la domestication salariale, dont les syndicats ne sont que l’un des instruments ?

« Garde tes ami-e-s près de toi… Et tes ennemi-e-s encore plus près. » Partant de presque zéro, que l’on se situe dans une perspective anarchiste, prolétarienne, autonome, sûrement les trois à la fois et bien d’autres mots encore : nous n’avons rien à perdre. La culture de la délégation est ancrée au plus profond de notre société, comme le soulignait un camarade et voisin en grève, y compris dans les luttes du salariat représentées quasi-exclusivement par les syndicats. Cela signifie que, n’ayant pour l’instant que les syndicats pour organiser timidement une convergence, tout en travaillant à d’autres pistes, nous avons intérêt à saisir les occasions qui se présentent. Nous avons fait ce choix, et ne le regrettons pas dans la mesure où n’importe quel observateur attentif constate une chose : les salarié-e-s syndiqué-e-s et militant-e-s de base (non permanent-e-s) sont les premiers et les premières à trépigner de rage face à l’appareil politique collaborationniste de leurs organisations. à partir de là, mieux vaut créer d’autres espaces ou structures de lutte, qui dépassent horizontalement les limites de la corporation, de l’entreprise ou de l’encartement… Plutôt que de vomir pendant mille ans la hiérarchie dont la fonction est précisément de nous couillonner. De plus, il s’agit de ne pas surestimer leur force en pleine décomposition, ni de sous-estimer leur capacité de nuisance. Nos initiatives de l’automne dernier, au plus près des syndicats (au corps à corps), espéraient aller dans ce sens, lentement, mais sûrement.

Manifestation contre la réforme des retraites. 50 000 personnes défilent pour dire non. Lyon le 14 octobre 2010.
(c) B. Gaudillère / item

Ces constats et le brouillon de stratégie qui en découle sont à analyser dans un environnement et une époque. (Nous avouons le caractère brouillon : insatisfaisant et peut-être ridicule… Mais fondamental.) Un individualisme d’essence libérale a triomphé par défaut, au détriment d’un nouvel individualisme révolutionnaire qu’il serait urgent d’imaginer. Pour nombre de camarades de nos réseaux, la lutte des classes est abstraite ou passée de mode. On peut y voir une conséquence de la sociologie d’un milieu, de l’extraction largement aisée de ses membres… ou en tout cas de l’influence des individu-e-s de culture bourgeoise dans ce milieu. C’est pourquoi une critique hédoniste du travail, certainement justifiée, y a pris l’ascendant sur une critique de l’exploitation salariale et de la domination des classes populaires. L’autre explication est que la théorisation de la lutte des classes et son encadrement servent d’exutoire à toutes les vanités et à toutes les prétentions hégémoniques d’une petite bourgeoisie intellectuelle qui pullule chez les révolutionnaires, anarchistes y compris. Cette catastrophe a détourné pour longtemps de nombreux-ses camarades, en particulier issu-e-s des classes populaires, de ce champ de bataille.

La mobilisation contre la réforme du régime des retraites a amorcé, du moins l’espérons-nous, une reconquête de ce fait, de cette idée : la lutte des classes ; et des pratiques qui doivent l’accompagner. Les retraites ont été un prétexte au départ, il a fallu une plus-value à ce mouvement pour nous y intéresser et nous y investir plus loin (l’ampleur de la répression et du maintien de l’ordre, le fantasme d’une pénurie et son contournement par l’état, bref : des espoirs et des dispositifs du pouvoir pour les anéantir). Mais chemin faisant, nous avons pu faire découvrir et redécouvrir nous-mêmes tous les problèmes en orbite autour de cette réforme et de son objet : le chantage entre le travail, son exploitation, et le chômage, sa misère. Le temps du travail aliéné et sa rémunération, autrement dit le taux d’extorsion. La domination instituée par une classe de gestionnaires et de technocrates. La diversion et l’endiguement de la colère populaire, organisés par médias et organisations de gauche ou syndicats… Bien que quasi naufragés eux-mêmes à force de contorsions risibles.

Nous abordons dorénavant tout ceci avec une lucidité plus grande et une expérience plus profonde. Au-delà des obstacles et des pièges, nous avons aussi retrouvé un sens littéral à la solidarité, un sens pratique de la coopération. Nous prenons de nouveau au sérieux la loi du nombre, insatisfait-e-s par les postures avant-gardistes ou identitaires, fréquentes à l’échelle groupusculaire. Les rapports de force qui structurent d’une part cette société, et d’autre part les luttes contre celle-ci, ou qui prétendent l’être, ne nous surprennent plus, ne nous intimident plus. Nous avons le temps, l’énergie pour croître, nous multiplier et nous renforcer ; mais nous savons aussi que nous en avons trop peu pour le gâcher en faisant du persiflage et des querelles l’essentiel de nos activités.

Une arrière-garde

Toutes les citations sont extraites de Colette Magny, Bernard Lavillier et Kerry James.