Les directions syndicales, massivement fautives ou rôle plus nuancé ?
La dénonciation des directions syndicales est une habitude bien rodée chez les militant-e-s de base, à l’intérieur comme à l’extérieur des syndicats. Dans ce mouvement, les directions se sont à nouveau tristement illustrées avec des déclarations mollassonnes et les copinages entre Chérèque et Parisot.
On ne perdra donc pas notre temps à défendre Bernard Thibault et consorts. Au-delà de notre défiance, il reste de nombreuses questions. La stratégie adoptée par les directions est-elle directement responsable de l’échec du mouvement ? Ou plutôt un paravent permettant de ne pas se questionner sur le nombre limité de grévistes et l’échec de la stratégie de la pénurie ?
« Difficile, ici, de ne pas évoquer les responsabilités, certes limitées mais massives et dans tous les cas lamentables, des acteurs principaux, les syndicats. […] Les syndicats n’ont cette fois-ci jamais demandé collectivement le retrait du projet de loi : toutes leurs rodomontades n’ont jamais eu d’autres objets que d’exiger l’ouverture de négociations avec le gouvernement. La position n’est pas anecdotique et confirme leur attitude durant le mouvement, où toutes les tactiques de sabotage semblent avoir été utilisées : absence totale de préparation préalable à la base afin de garder l’initiative ; organisation de spectaculaires “journées d’actions” et de “manifestations” espacées pour épuiser le mouvement et éviter d’avoir à généraliser les grèves (postiers, enseignants, RATP, etc. qui ont été totalement absents – on a parlé de “grève – RTT”) ; isolement des secteurs (hôpitaux, éboueurs…) et régions (Marseille…) mobilisés au profit d’un secteur unique “fer de lance” (les raffineries) sur lequel tout repose ; utilisation opportuniste de la rhétorique du “blocage” ; etc.
Devant le succès croissant et inattendu des défilés nationaux, les confédérations syndicales en ont fait l’essence même du mouvement, tout en testant un nouveau dispositif de sabordage, à la fois spectaculaire et invisible : la division systématique des manifestations en deux cortèges défilant à Paris dans des artères parallèles pour se rejoindre finalement décalés dans le temps, voire, quelquefois, déboucher à deux endroits différents – place des Invalides et place Vauban le 19 octobre. Pathétique constat, perpétuellement redécouvert, chaque fois à nouveau frais par une "base" qui veut continuer à n’y voir que des dysfonctionnements : les centrales syndicales actuelles n’ont plus rien de commun avec leurs ancêtres du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle. […] aujourd’hui les centrales syndicales participent activement à la propagation de l’insignifiance au sein même des mouvements sociaux : slogans insipides à base de novlangue publicitaire, infâme bouillie de mots en guise de tracts, sonos assourdissantes crachant les dernières merdes commerciales. […] Progressivement devenus des appareils bureaucratiques pratiquant le lobbying pour leurs seuls intérêts auprès des instances du pouvoir du moment, ils sont, de fait et depuis longtemps, un rouage totalement intégré au jeu institutionnel. […]
Enfin, roués à l’instrumentalisation des luttes et conscients du décalage entre une agitation populaire tangible et la rigidité de leurs directions, sans doute les syndicats ont-ils trouvé dans leur "unité" matière à contrôle. Car en ayant le monopole des préavis, l’intersyndicale est ainsi capable de mettre fin d’une seule voix à n’importe quelle grève, en la rendant illégale. Et c’est ce qui s’est effectivement passé le 7 novembre, sans parler de l’étrange fin de la mobilisation dans les raffineries. […] Certainement les appareils syndicaux ont-ils été les premiers surpris par l’ampleur inattendue des manifestations (même si les chiffres ont été exagérément gonflés de part et d’autre) : il n’en reste pas moins qu’ils sont parvenus à n’en rien faire d’autre que ce qui était annoncé, un baroud d’honneur. »
Les syndicats
Collectif politique Lieux communs
Feuillet La lutte à la croisée des chemins [1], janvier 2011, p. 2
« Pour revenir à 2010, si l’appel des syndicats avait été jugé trop mou par les salariés, eh bien, tout le monde aurait suivi un autre mot d’ordre, celui des étudiants et des lycéens, par exemple, pour se retrouver et manifester avant les dates "officielles", comme en 1995. »
Une combativité intacte
Christophe Aguiton dans une discussion avec Lilian Mathieu
Livre Tous dans la rue [2], Collectif, Seuil, janvier 2011, p. 77
- Mobilisation anti-retraite, blocage de la raffinerie de Feyzin, piquet de grève à l’entrée de Total.
- Feyzin le 29 octobre 2010. (c) B. Gaudillère / item
« Dans ce cadre, les anarchistes ont tout intérêt à souffler sur la braise du “Nous ne lâcherons pas” et d’expliquer dès à présent les trahisons, les renoncements, les erreurs que le duo des Dupont-Dupont de la CGDT a commis, ainsi que tous ceux qui les ont accompagnés depuis le mois de mars 2010 dans le carcan de l’intersyndicale. […] Dans tous les cas, si ce mouvement devait en rester là et que la loi soit promulguée, il aura été la démonstration que des millions de travailleurs n’admettent pas cette société-là. Que des militants déterminés et actifs peuvent mettre en échec les partitions huilées du renoncement des Dupont-Dupond du syndicalisme. »
Dupont et Dupond : premier bilan d’un échec voulu
Delgranados
Hebdomadaire Le Monde libertaire [3], numéro 1611, 4 novembre 2010
« l’existence de milliers d’équipes syndicales, de millions de salarié-es qui n’entendent pas se laisser faire, est un acquis précieux d’un mouvement où la relève générationnelle commence à se mettre en place. Il reste à créer les conditions de la confiance en ses propres forces qui impliquent de voir clair dans les faiblesses du mouvement. Par exemple, les divisions de l’intersyndicale – influencée par les tenants d’un dialogue social inadapté au sarkozysme, contraints au rapport de forces dans la rue – ont pesé en frein sur la clarté revendicative et l’engagement dans l’épreuve de force. »
Retours sur le mouvement des retraites
Pierre-François Grond
Revue Tout est à nous ! [4], numéro 16, décembre 2010
« Tous les ingrédients d’une lutte gagnante étaient réunis : mobilisation, reconduction, blocages économiques, luttes menées par les bases militantes et non avec des mots d’ordre parachutés par le haut, popularité… Pour autant, nous n’avons rien gagné. Malgré les démarches comme celles de la CFDT annonçant qu’elle arrêterait la lutte si la loi était votée afin de ne pas remettre en cause la "légitimité démocratique" des "institutions" ni celle de Sarkozy, nous ne pouvons toutefois pas nous restreindre à faire porter la responsabilité de cet échec aux directions syndicales, les critiquant d’avoir voulu freiner le mouvement pour en garder le contrôle et préserver leur place de partenaires sociaux et leur rôle de négociateurs. Le constat que nous pouvons faire sur les réelles causes de cet échec, est malheureusement plus grave et inquiétant.
En effet, ce mouvement traduit dans son ensemble une réussite de la propagande du pouvoir, ce qu’on pourrait appeler la culture de la délégation. C’est-à-dire diffuser et nous convaincre que nous n’avons pas le pouvoir, que nous ne sommes pas en capacité de changer les choses par notre propre action et par nous-mêmes. Si cette réforme a récolté une majorité d’avis défavorables, il n’en reste pas moins que le taux de grève dans son ensemble est resté relativement bas. De même, les actions de blocages ont été menées essentiellement par les militants politiques et syndicalistes ainsi que par les lycéens. »
Espoir et déception. Retour sur les contradictions d’un mouvement social
Groupe « Un Autre Futur » de Montpellier
Bimestriel Infos et Analyses libertaires [5], numéro 85, décembre 2010
- Dessin. Les négociateurs.
- Agnès
« On peut même noter que le mouvement n’a pas été marqué, jusqu’au vote de la loi en tous cas, par un décrochage entre les équipes syndicales à la base et les directions fédérales ou confédérales. Cela avait été le cas en 2009, où de vifs débats avaient notamment traversé la CGT et Solidaires au sujet d’un cadre intersyndical accusé d’avoir épuisé le mouvement faute de stratégie alternative aux journées d’action "saute-mouton". Cette année, la construction progressive du mouvement et le succès qu’il n’a cessé de rencontrer, sur le plan de la participation, n’ont pas placé des équipes militantes en position d’affrontement avec leur propre organisation. Nous sommes donc très loin d’une configuration comme celle de 1986 où les coordinations apparaissaient comme l’outil indispensable aux militants pour maîtriser leurs luttes.
Le fait que le cadre de l’intersyndicale ne soit que peu contesté ne veut pas dire qu’il ne fasse pas l’objet de critiques. Les journées d’action ont pu paraître trop espacées au début, l’appel à la grève reconductible dans tous les secteurs n’a jamais été formulé et le fait de revendiquer l’ouverture de négociations, soit une autre réforme, a empêché l’accord sur le mot d’ordre clair du retrait du projet de loi. Mais la dynamique créée par l’intersyndicale et le fait que rien n’est venu s’y substituer a renforcé le rôle central des syndicats. Il aurait pu y avoir un mouvement citoyen à partir des comités unitaires comme sur le TCE par exemple. Or, les comités unitaires pour la retraite à 60 ans, qui ont initialement contribué à labourer le terrain idéologique, ont vite été éclipsés par la mobilisation syndicale et n’ont pas réussi à se développer en lien avec celle-ci. L’acceptation du pluralisme des options syndicales, et le choix fait par Solidaires et FO d’un côté, la CGC et l’UNSA de l’autre, d’assumer publiquement leurs désaccords à diverses occasions, a permis à l’intersyndicale de se présenter comme un cadre démocratique. Il ne s’agit pas d’un état-major syndical qui s’impose en écartant les opinions dissidentes, mais d’un cadre de coordination dont la diversité interne entre en résonance avec la pluralité des options auxquelles les salariés sont confrontés localement. »
Automne 2010 : anatomie d’un grand mouvement social
Sophie Beroud et Karel Yon
Site www.contretemps.eu [6]
Le 25 octobre 2010, François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, et Laurence Parisot, présidente du MEDEF, sont réuni-e-s sur le plateau de l’émission Mots Croisés (France 2).
Alors que le mouvement de grève est en difficulté, le gouvernement et le MEDEF cherchent à passer à autre chose pour entériner leur victoire.
C’est alors que François Chérèque propose spontanément…
« Puisque ce problème là est central […], la meilleure chose qu’on a à faire, c’est qu’on ouvre une négociation sur l’emploi des jeunes, l’emploi des seniors. Je crois qu’on peut plus y couper. »
Ce à quoi Laurence Parisot, estomaquée d’un tel cadeau et ravie de pouvoir parler d’autre chose que des retraites, répond :
« écoutez, François Chérèque a fait une proposition, c’est même un scoop pour votre émission. Parce que moi je voudrais dire à François Chérèque que je suis d’accord. »
[1] La lutte à la croisée des chemins.
Notes sur le mouvement social d’octobre 2010
Feuillet de 13 pages rédigé par un collectif politique basé en Île de France. L’introduction annonce : « Nous nous tenons à ce qui nous semble être la lucidité, qui est encore la meilleure arme contre les illusions, l’impuissance, le désespoir. Pas plus nous ne visons l’objectivité ou l’exhaustivité : nous tentons de présenter ce qui nous paraît significatif, non au regard d’une humeur ou d’une quelconque science, mais en fonction d’un projet historique dans lequel nous nous reconnaissons, l’instauration par le peuple d’une démocratie radicale – ou directe ; une société où l’ordre ne serait plus imposé par une minorité dirigeante au nom d’une autorité extérieure, séparée et inaccessible – Dieu(x), Traditions, Nature, Lois de l’Histoire ou du Marché – mais où la liberté et la justice sont reconnues comme des questions toujours ouvertes et dont nous sommes tous directement responsables en tant que femmes et hommes dignes, libres et égaux (car c’est seulement à ce prix que nous le sommes effectivement). »
Le feuillet a été mis en ligne sur leur site magmaweb.fr.
[2] Tous dans la rue. Le mouvement social de l’automne 2010
Livre de 177 pages édité quelques mois après le mouvement aux éditions du Seuil et largement diffusé, y compris dans les FNAC et compagnie. Objectif de l’éditeur : « à travers des textes ou des entretiens, une dizaine de chercheurs en sciences sociales tentent de resituer ce mouvement dans une perspective longue. Ils montrent que les politiques néolibérales conduites en France et en Europe depuis plus de vingt ans ont peut-être atteint leur seuil de tolérance. »
[3] Le Monde libertaire
Hebdomadaire de la Fédération anarchiste
Hebdomadaire diffusé nationalement en kiosque et par abonnement, c’est l’organe de presse de la FA depuis 1954.
[4] Tout est à nous !
Revue du Nouveau Parti Anticapitaliste
Revue mensuelle existant depuis mai 2009, complémentaire de l’hebdomadaire du même nom, elle fait trente-six pages, est tirée à 4 000 exemplaires et est principalement lue par les militant-e-s du parti.
[5] Infos et Analyse Libertaires
Périodique de la Coordination des Groupes Anarchistes
Bimestriel de quelques pages diffusé par les militant-e-s dans les quelques villes ou l’organisation est présente, il se présente comme « l’un des principaux outils d’expression des militantes et des militants de la CGA. En effet, le contenu de chaque numéro est fixé en réunion par les groupes et les liaisons de la CGA qui se chargent ensuite de rédiger les articles et de diffuser le journal. »
[6] contretemps.eu
Revue critique
Site complémentaire de la revue trimestrielle du même nom qui se veut « plus qu’une simple extension de la revue papier. Ce site a pour ambition de devenir un équivalent radical, dans la mouvance anticapitaliste, des sites de réflexion et d’analyse récemment apparus dans le sillage des think-tanks de la droite libérale ou de la social-démocratie, pour leur disputer le terrain des idées. » Sans en être un organe officiel, Contretemps est proche du Nouveau Parti Anticapitaliste.