T’es qui toi ? !

On l’a vu dans le précédent article, une vidéo de Rebellyon.tv a fait le buzz sur Internet.
Voici une petite histoire sur cette vidéo.
C’est l’histoire d’une anecdote qui se transforme en buzz.
L’histoire de réseaux militants aux stratégies apparemment différentes qui font œuvre commune.
L’histoire de spontanéités politiques qui se rencontrent.
Ça se passe le 19 octobre place Bellecour.
Action !

Texte de Loupi, 24 ans, politiquement anarchiste, socialement précaire et syndiquée à la CGT.

> Regarder la vidéo sur le site de Rebellyon.

Depuis le jeudi 14 octobre, les lycéens font beaucoup parler d’eux à Lyon.
Du coup, tout un tas de gens les ont rejoints et j’en fais partie.
Ça veut dire que depuis jeudi j’arpente les rues de Lyon avec elles et eux au lieu d’aller tapiner dans les agences d’intérim ou à Pôle emploi.
En effet, je suis censée chercher du taf, car je me suis barrée d’un boulot dans un call-center tout pourri. J’attends que ma boîte d’intérim me rembourse les trente-neuf heures qu’elle m’a arnaqués sur ma paye, pour cause de deux heures de grève. Ils m’ont dit que quand on est intérimaire « on ne fait pas grève, on ferme sa gueule ». Je les emmerde, et je me suis syndiquée à la CGT, section « précaires et privé d’emploi ». Et toc !
Mardi 19 octobre 2011. Place Bellecour, vers 11 heures et des brouettes.
Les lycéens sont en train de s’affronter avec la police depuis plusieurs heures.
Me voilà place Bellecour avec les ados, une fois de plus, à gueuler contre Sarko, contre sa réforme, et pour plein de choses encore. On est là, on est debout, plutôt que d’être en train de courber l’échine chez Adecco ou en cours de français. On s’exprime, on est bien.
Dans l’action j’aperçois deux petits gars de 15 ans que j’avais rencontrés le jeudi, le premier jour. On était en manif sauvage. Ils voulaient partir parce qu’ils avaient peur des flics. Ils disaient « qu’on n’avait pas le droit de manifester ». Je leur avais dit que moi aussi j’avais peur mais que « le droit de manifester, on n’attend pas qu’on nous le donne, on le prend. » Mi-sceptiques, mi-convaincus, ils étaient restés avec moi. Ensemble on s’était tenu à bonne distance des keufs [1].
Aujourd’hui les revoilà, on échange quelques mots. Ils sont bien occupés à renvoyer les lacrymos sur les deks [2], ils ont du sérum phy [3] dans la poche. Incroyable, on dirait qu’ils ont fait ça toute leur vie.
On se parle un peu, pendant que les flics gazent encore et toujours. Comme la place est grande, le gazage n’est pas vraiment efficace cela dit. Après chaque vague de lacrymos, tout le monde court se regrouper dans un endroit respirable. Puis les flics gazent à nouveau, là où on s’est rassemblé. On recourt, on enfouit les lacrymos sous le sable. Les plus téméraires les retournent à l’envoyeur.
La situation est, à mon goût, chiante et fatigante. Mais je me dis qu’il faut tenir jusqu’à l’arrivée du cortège syndical. Car aujourd’hui, on est mardi, c’est le jour de la manif interpro. Ils sont partis de Sans-souci à 10 heures, ils ne devraient pas tarder à arriver place Bellecour.
Des rumeurs disent que le dit cortège ne viendra pas, que les syndicalistes ont peur des casseurs et ne veulent pas se mélanger. Un peu inquiète de cette rumeur, je prends mes jambes à mon cou, laissant les effluves de lacrymos derrière moi. Je cours en direction du cortège syndical. Je remonte la rue de la Barre. à peine arrivée à l’angle, je vois la banderole de tête qui vient de passer le pont. J’entends le mec sur le camion sono de la CGT qui gueule « la place Bellecour, elle est à nous les lyonnais, pas à la police ! On va finir la manif comme prévu sur la place. Non à la casse de nos retraites ! »
Trop bien, je suis soulagée d’entendre ça, tellement soulagée que je suis contente et j’ai presque envie de pleurer.
Mais je retiens mes larmes et je retourne place Bellecour dare-dare pour assister à l’arrivée du cortège. Une scène complètement surréaliste. Les flics se font un peu plus discrets et arrêtent l’offensive. Les lycéens et les lycéennes en profitent pour se reposer un peu. La CGT installe son stand de merguez et les camions sono envoient les tubes de Keny Arkana et Manu Chao.
Le cortège continue d’arriver peu à peu. J’erre sur la place, j’observe la foule.
Des gens de tous âges sont là, l’ambiance est à la fois joyeuse et tendue. La manif est en train de finir, et elle était énorme. Les manifestants sont satisfaits. Ils voient bien que la place est blindée de keufs et que ça pue la lacrymo. Mais tout le monde fait mine de s’en foutre.
Il y a beaucoup de têtes connues ici. Des camarades anarchistes, des connaissances du blocage de la fac pendant le CPE et aussi un camarade de la CGT qui est pompier, je l’avais rencontré à l’UL [4] la semaine dernière.
Sur la place, ça fume des clopes, ça discute, ça boit un coup. Ça rigole. _ Tout va bien.
Enfin, presque…
J’aperçois un groupe de lycéens l’air paniqué.
Eux : Des mecs sont venus vers nous. Ils avaient des autocollants CGT. Mais ils ont embarqué notre pote, juste parce qu’il est noir ! Il a rien fait, il vient d’arriver.
Moi : Vous avez appelé la caisse de solidarité ?
Eux : Oui, t’inquiète.
Moi : Je pense que c’était la BAC. Faites gaffe, c’est connu cette feinte de se déguiser en manifestants pour faire des arrestations. Bon, et ils l’ont emmené où votre pote ?
Eux : Dans le hall d’immeuble là-bas.
Ils me désignent une grosse porte en bois au n° 19 de la place Bellecour : devant cette porte une bande de mecs fait semblant de glander. Blouson en cuir, petit bonnet, un pied contre le mur, un pied contre le sol. L’autocollant CGT bien collé et les têtes à claques typiques de la BAC.
Mauvais plan.
Derrière la porte en bois, qui sait combien de lycéens ont été capturés ? Quelle merde ! Il va falloir faire quelque chose.
J’alpague des potes anarchistes et leur explique la situation. D’autres gens avaient déjà repéré ces flics grossièrement camouflés. Par bouche à oreille, l’info a vite fait de circuler. Très vite, un groupe se forme en face de l’immeuble, à une bonne vingtaine de mètres.
En parallèle, de nouvelles infos me parviennent : d’autres gens seraient captifs de la BAC dans cette prison improvisée. Cinq personnes. Ou six. Ou sept. Personne ne sait vraiment combien.
Nous, on est une trentaine à regarder les BACeux [5] d’un air méchant. On tente un ou deux « flics, porcs, assassins ! [6] » mais on ne semble pas prêts à lancer une offensive pour libérer les camarades enfermés.
La situation peut rester comme ça encore longtemps, et cette situation ne me paraît pas propice à une éventuelle libération des lycéens.
Je décide donc d’aller chercher mon camarade pompier de la CGT à la rescousse. Il boit du pastis avec ses collègues, un peu plus loin. Ils sont une petite dizaine, allègres.
Je leur explique rapidement ce qu’il se passe et leur désigne le groupe de BACeux.
Leur verdict : « Ce n’est pas normal que les flics utilisent la CGT pour arrêter des gens. »
Ils décident d’intervenir.
Les pompiers s’élancent donc en direction du hall d’immeuble, drapeau au vent ; la tête haute et le regard fier.
Je les suis.
On arrive devant les flics. Un pompier fait un pas en avant, prend un BACeux à parti selon ces mots :

« T’es qui toi ? ! »

Et vlan ! il lui arrache son autocollant !
Le BACeux blêmit, tente une réplique, en vain. Il a honte. Il comprend que ça sent le roussi et se replie dans le hall d’immeuble avec ses compères. Au même instant, mes compères et mes commères à moi, les trente, déboulent en scandant : « Libérez nos camarades ! »
Les pompiers se retrouvent soudain coincés entre des anarchistes qui gueulent et des flics qui essaient de se planquer derrière une grosse porte en bois.
Position inconfortable ma foi.
L’un des pompiers commence à essayer de calmer mes potes : « Laissez les flics faire leur boulot. » Un de ses collègues lui répond : « Viens on se casse, tu ne vas pas faire le boulot des flics. » ; « Mais ils ne font que faire leur boulot ! » etc.
Sur ce, les pompiers se barrent.
Nous voilà face aux flics, sans les pompiers. L’agitation attire quelques chalands, notamment un mec d’une trentaine d’année, bien peigné, avec sa fille sur les épaules : « Laissez-moi passer ! » ordonne-t-il aux flics, en essayant d’entrer dans le hall.
– Vous êtes de l’immeuble Monsieur ? 
– Non.
– Alors dégagez ! 
Ça pousse, ça bouscule : « Police partout, justice nulle part ! » scandent les manifestants.
Les gendarmes mobiles déboulent : « Flics, porcs, assassins ! » continue-t-on à gueuler, avec rage et conviction.
Les représentants de l’ordre qui viennent d’arriver ont des matraques, des casques et des boucliers, des chaussures coquées, des protège-tibias, des gilets pare-balles, des gants ignifugés, des flash-balls et sûrement des flingues chargés avec de vraies balles.
Nous, on a rien de tout ça et ils nous fichent la trouille. Alors on gueule de plus belle.
Les robocops forment un cordon autour de la porte de l’immeuble pour protéger les BACeux. On est quasi au corps-à-corps contre leur ligne.
Et soudain, ils foncent dans le tas pour s’extraire avec leurs captifs. On essaie de les en empêcher et surtout on essaie de récupérer les interpellés. Mais leur cordon de gendarmes est solide et notre offensive est molle. Les gendarmes nous gazent vaguement tout en continuant à avancer. C’est la cohue, ils visent mal, mais ils ont déjà réussi à se dégager. On continue à leur courir après, ils re-gazent.
Cette fois ils tirent en cloche et une large zone se retrouve sous le gaz. Des manifestants qui zonaient là sans avoir pris part à l’action sont gazés aussi.
En suffocant, les gens poussent des cris d’indignation enjoués : « ça faisait depuis 68 que je m’étais pas fait gazer ! Dites-donc ! »
Le gazage enclenche un mouvement de foule.
Les braises de ce matin sont encore chaudes, toutes celles et ceux qui se reposaient depuis l’arrivée du cortège repartent au quart de tour.
Ils font mine d’attaquer les flics.

Les flics gazent. Les gens courent. Les flics gazent. Etc. etc.

ANYÖNE.
anyone.4ormat.com

De fil en aiguille, la place se retrouve pleine de ce brouillard toxique.
Mais les manifestants de tous âges restent, refusant d’abandonner la place aux flics.
Je reste aussi.
Ça dure plusieurs heures.
Je repère deux journaleux crispés sur leur calepin, debout dans un coin, pas loin d’une bouche de métro.
Les yeux encore rouges, je m’avance vers eux et leur conte mon histoire. Les lycéens, la BAC, la CGT, les lacrymos… Dans un élan de confiance, je leur laisse mon numéro de téléphone. Je ne crois pas vraiment que ça serve à quelque chose de parler aux journaleux, mais on ne sait jamais.
J’avoue plus compter sur les camarades de Rebellyon.tv pour relayer l’info. Ils ont d’ailleurs filmé un bout de la scène des flics déguisés en CGT.

Dans les jours qui suivent, la vidéo de Rebellyon avec les BACeux déguisés en CGT fait le buzz sur Internet, elle a été relayée par d’autres sites.
Bernard Thibault est scandalisé.
Le préfet du Rhône y va aussi de sa déclaration, elle est relayée par la presse. Il s’obstine à dire que les flics n’utilisent jamais d’autocollants C.G.T. pour se camoufler, et que quiconque prétendrait le contraire serait mythomane.
Mythomane ?! Moi ?! Je le prends personnellement. Jacques Gérault !!! C’est toi le mythomane !
Et oui, c’était bien lui le mythomane, et finalement, il a bien été obligé d’avouer car la vidéo de Rebellyon l’y a contraint !
Quelques jours plus tard, une journaliste m’appelle un après-midi, elle veut en savoir plus. Je lui exprime mon étonnement, car pour moi, de telles pratiques des flics sont courantes en manif. Je ne vois pas comment une telle anecdote peut faire scandale. Les gens sont-ils naïfs à ce point d’habitude ? Elle me répond : « Oui, mais d’habitude, ce sont des anarchistes qui disent ce genre de choses et personne ne les croit. »
C’est la fin de mon histoire. Elle s’intitule : « Les pratiques sournoises des BACeux dévoilées au grand public par Rebellyon. »
Bien sûr, on n’a pas changé la face du monde.
Mais on a rabattu le caquet aux flics ; pour une fois on leur a fait ravaler leur arrogance.
On a été ensemble contre eux, chacun à notre manière.
Rebellyon avec sa caméra, les pompiers avec leur fierté, les anarchistes avec leur solidarité sans faille, les relanceurs de lacrymos avec leur résistance en actes.
Cette histoire est rigolote, et montre qu’on a tout intérêt à se parler dans les manifs.
Même si on n’a pas la même couleur politique.
Bien sûr nous n’avons pas libéré nos camarades qui étaient enfermés dans le hall d’immeuble.

On a essayé. On n’y est pas arrivé. Dommage.

Mais qui sait ? Peut-être la prochaine fois…


[1Des flics

[2Les flics

[3Sérum physiologique, apaise les effets des lacrymos.

[4UL union locale du syndicat.

[5BACeux (prononcé « bacqueux ») désigne les agent des Brigades anti-criminalité BAC.

[6Slogan des émeutiers grecs.