Nouvelles formes ou nouvelles faiblesses du mouvement
Les manifestant-e-s du samedi nous ont dit l’importance de pouvoir contester la réforme sans se mettre en grève, mais aussi la nécessité impérative du choc frontal pour pouvoir gagner. C’est ce paradoxe qu’on explore dans cette dernière balade en débat. Quels espoirs peut-on fonder sur les nouvelles formes de lutte ? Doit-on s’inquiéter de la faiblesse relative des organisations traditionnelles et de leur (in)capacité à structurer un mouvement de masse victorieux ? Ou l’heure est-elle à la mort du mouvement social, et à la mise en relation de foyers de résistances ?
« D’un côté, la mobilisation est extrêmement forte si l’on considère la participation aux manifestations et la popularité dont la crédite les sondages, y compris dans son durcissement ; d’un autre côté, les grèves reconductibles, n’ont pas véritablement pris. Ce type de phénomène avait déjà été évoqué en 1995 avec l’idée de “grève par procuration”, cette logique est explicite lorsque les salariés des raffineries en lutte déclarent : “On bloque pour ceux qui ne peuvent pas faire grève”. […] En bref, la dégradation de la position de nombre de salariés sur leur lieu de travail aurait donc bien pour effet de rendre extrêmement difficile une généralisation des grèves mais, par contre, elle pourrait laisser la place à une plus grande diversité d’expression de la conflictualité qui n’exclue pas des processus de radicalisation. Que pensez-vous d’une telle lecture ? […] Ce qui est peut-être intéressant c’est de voir que la logique des actions coup de poing, des blocages, qui était initialement surtout portée par les franges les plus radicales, est aujourd’hui largement reprise au sein des organisations syndicales elles-mêmes. La diffusion de ces pratiques, parce qu’elle engage des acteurs divers, participe de la recomposition d’une identité collective dont les “grèves par procuration” constituent un autre symptôme. Ce phénomène a été particulièrement visible pendant le mouvement, avec une multitude de soutiens spontanés en faveur des grévistes, la multiplication des caisses de grève et des actions de solidarité, d’habitants, de citoyens, d’enseignants. […] Mais il serait à notre avis erroné de trop insister sur la nouveauté d’un modèle de mobilisation qui, de fait, supposerait que les anciens sont dépassés. […] En outre, le “vieux” conflit industriel, fondé sur la grève et sur l’entreprise comme champ de bataille, reste central. Les derniers développements du mouvement l’illustrent bien : la reprise du travail dans les raffineries a été vécue comme la fin de la mobilisation. Le registre de la grève reste central pour ancrer l’action dans la durée et le choix de blocages “de l’extérieur” est souvent un aveu de faiblesse quant aux possibilités de peser de l’intérieur même des entreprises. […] En outre, un risque important pèse, qui fut particulièrement visible dans les mouvements universitaires, du CPE à la LRU : les pratiques de blocage et l’échappée hors des lieux de travail (salarié ou scolaire) peuvent conduire à la fuite en avant, en creusant la coupure entre les secteurs les plus radicalisés et le plus grand nombre moins impliqué. »
Automne 2010 : anatomie d’un grand mouvement social
Sophie Beroud et Karel Yon
Site contretemps.eu
[1]
« Or on a déjà sous les yeux des éléments de réponse dans le mouvement tel qu’il s’est spontanément construit au jour le jour : relative fluctuation des individus, des secteurs professionnels et des localités actifs dans les manifestations avec le maintien d’un niveau global élevé de mobilisation, des entrées et des sorties dans la grève ponctuelle, la grève reconductible et/ou les actions de blocage qui ne doivent pas être nécessairement interprétées comme une faiblesse du mouvement mais comme un potentiel de mobilité, des passages localement transversaux entre des aspects différents du combat anti-sarkozyste (retraites et solidarité entre générations, emploi, précarité, salaires, écologie, sécuritaire, discriminations racistes et stigmatisation des roms, sans papiers, médias, université et recherche, justice, “affaire Woerth/Bettencourt”…), des initiatives de solidarité permettant aux secteurs les plus combatifs de durer davantage, notamment. Une guérilla sociale et citoyenne anti-sarkozyste est ainsi en train de prendre forme, plus mobile, plus diffuse, plus protéiforme que l’idée qu’on pouvait se faire d’une “grève générale.” […]
Ne peut-elle devenir plus consciente d’elle-même, afin d’acquérir plus de repères stratégiques partagés et davantage d’efficacité tactique ? […] Un mouvement qui accepterait pleinement la cohabitation de la prudence des modérés et des audaces des radicaux, qui mêlerait dans une dynamique commune ceux qui croient beaucoup à l’échéance électorale de 2012 (mais qui auraient compris qu’une défaite sociale aujourd’hui obérerait leurs chances de victoire électorale demain) et ceux qui pensent que le principal pour l’avenir d’une politique démocratique réellement alternative se joue dans de tels processus d’auto-organisation populaire et citoyenne, comme de tous les autres plus perplexes… Un mouvement qui aurait donc un minimum de conscience commune d’un intérêt général du mouvement, par-delà les inévitables et légitimes divergences. »
Pour une guérilla sociale durable et pacifiste
Philippe Corcuff
Site mediapart.fr
[2]
, 18 octobre 2010
- Manifestation contre la réforme des retraites. Lyon le 23 novembre 2010. Parcours de Saxe à Cordeliers.
- (c) B. Gaudillère / item
« Ce qui est peut-être le plus problématique, c’est que le degré d’organisation ne cesse de s’affaiblir. […] Aujourd’hui, malgré des manifestations impressionnantes, des millions de gens dans les rues, des grèves, des blocages, on ne peut enregistrer que des petites fluctuations au sein du mouvement syndical : un léger renforcement de Sud, au détriment des confédérations, mais le total est un jeu à somme nulle, voire négative.
Cet affaiblissement pose toute une série de problèmes. Dans les années soixante-dix, pour tenter de comprendre ce qui se jouait dans les mouvements sociaux, la classe ouvrière ou la gauche en général, on avait recours à trois critères. D’abord le degré d’organisation, dans les syndicats, associations ou partis politiques. Ensuite la combativité, essentiellement basée à l’époque sur les jours de grève. Enfin, un terme un peu plus flou à l’époque car difficile à quantifier, ce qu’on appelait le “niveau de conscience”, c’est à dire le degré d’opposition à un système. Pour aller vite, on considérait par exemple que ce n’était pas la même chose de faire grève mais de voter de Gaulle, que de voter pour la gauche, ou mieux pour l’extrême gauche. […] Si des spécificités nationales existaient, ces trois critères évoluaient néanmoins dans la même direction. Partout, mai 1968 s’était accompagné d’un renforcement important des syndicats, avait été suivi d’une série de mouvements et de mobilisations et avait produit, sur le plan idéologique et politique, l’émergence de l’extrême gauche, de l’écologie politique et de l’union de la gauche.
Aujourd’hui, la déconnexion est totale : une combativité très forte, symbolisée par les manifestations ; un rejet du système dont témoignent tant les sondages d’opinion que les résultats de la gauche radicale partout en hausse, en Europe en tout cas ; mais en même temps un affaiblissement organisationnel du mouvement syndical et des partis de gauche. […]
Auparavant, on s’organisait d’abord et on agissait ensuite. […] Là, on constate une sorte d’inversion dans la démarche : on agit d’abord, et éventuellement, on s’organise dans un deuxième temps. Mais comme l’action a primé, le fait de s’organiser devient un peu contingent. Ce qui est foncièrement nouveau, c’est qu’on a l’impression, et ce n’est pas qu’une impression, qu’on peut être efficace même si on agit seul, ou avec son réseau relationnel, ses amis, ses contacts, c’est-à-dire sans avoir besoin au préalable d’une grosse machine organisationnelle. »
Une combativité intacte
Christophe Aguiton dans une discussion avec Lilian Mathieu
Collectif, Tous dans la rue
[3]
, Seuil, janvier 2011, p. 73-74
« La statistique ne peut plus épuiser le réel et l’éternel refrain du retour à la normale sonne creux. Il ne s’agit plus d’être nombreux dans la rue mais d’être efficaces dans l’action de blocage ; il ne s’agit plus de répondre à l’appel des directions syndicales mais de s’organiser depuis là où l’on est, à partir des forces actuelles. Dans ces conditions, la fin dont on nous parle ne nous concerne pas, tout simplement parce qu’on ne joue plus le même jeu. Et parce que l’on commence à peine à éprouver l’efficacité immédiate et pratique des occupations ou des blocages, ou à mesurer la puissance des alliances improbables qui se nouent au détour d’un piquet. Un commencement plutôt qu’une fin, donc. […]
Si la situation induit un certain sentiment d’isolement, c’est en réalité parce que les formes canoniques de la mobilisation, avec leurs rassurants cortèges, ont cédé la place à une offensive plus diffuse. Et ce vide laissé par le mouvement social est une chance. L’émiettement du mouvement, c’est-à-dire la prolifération des initiatives, reste la meilleure promesse d’une fin durable et persistante de la solitude. Les directions syndicales ne donnent plus guère de consignes nationales ? Tant mieux. La perte de la centralité, de la verticalité du mouvement, implique une mise en communication des foyers, qu’ils s’agencent et se répondent. »
Second souffle
Anonyme
Feuille de lutte Deuxième round
[4]
, novembre 2010, p. 1
[1] contretemps.eu Revue critique
Site complémentaire de la revue trimestrielle du même nom qui se veut « plus qu’une simple extension de la revue papier. Ce site a pour ambition de devenir un équivalent radical, dans la mouvance anticapitaliste, des sites de réflexion et d’analyse récemment apparus dans le sillage des think-tanks de la droite libérale ou de la social-démocratie, pour leur disputer le terrain des idées. » Sans en être un organe officiel, Contretemps est proche du Nouveau Parti anticapitaliste.
[2] mediapart.fr
Site d’information payant existant depuis 2008, très lu par le milieu intellectuel parisien, il se définit comme un « journal d’information numérique, indépendant et participatif » et se veut un lieu de débat de la gauche institutionnelle. Son directeur, Edwy Plenel, a dirigé le journal le Monde de 1996 à 2004.
[3] Tous dans la rue. Le mouvement social de l’automne 2010
Livre de 177 pages édité quelques mois après le mouvement aux éditions du Seuil et largement diffusé, y compris dans les FNAC et compagnie. Objectif de l’éditeur : « à travers des textes ou des entretiens, une dizaine de chercheurs en sciences sociales tentent de resituer ce mouvement dans une perspective longue, celles des luttes sociales et des mouvements de contestation du néolibéralisme, de la dégradation continue des conditions de travail et du désarroi croissant de la jeunesse. Ils montrent que les politiques néolibérales conduites en France et en Europe depuis plus de vingt ans ont peut-être atteint leur seuil de tolérance. Ils montrent qu’il s’est enfin passé quelque chose. »
[4] Deuxième round
Feuille de lutte composée d’une page A3 recto-verso, réalisée et diffusée à Lyon pendant le mouvement, ainsi que mise en ligne sur le site rebellyon.info. Entièrement anonyme, elle est la suite de la feuille Premier Round.